Éditorial et sommaire du n°2 (septembre-octobre 2002)
Le divorce euro-américain
Dix ans plus tôt, les augures avaient prédit que l’on entrerait dans l’époque apaisée d’un nouvel ordre mondial. En fait, le monde se dirigeait vers les remous symbolisés par les attentats du 11 septembre 2001. Cette turbulence entraîne un divorce toujours plus net entre l’Europe et les États-Unis. La solidarité a fait place au désaveu. Les Européens s’offusquent du mépris affiché par les Américains pour les règles du droit international. Ils s’inquiètent de leur cynisme dans le conflit israélo-palestinien. Ils réprouvent le recours systématique aux armes, par exemple contre l’Irak. Ils découvrent que les États-Unis sont guettés par la démesure.
À la réprobation des Européens, les Américains répondent par l’impatience et le mépris. Dédaignant la langue de bois diplomatique, un ancien haut fonctionnaire du département d’État, M. Robert Kaplan, ne l’a pas envoyé dire. Pour cet expert, les divergences entre Européens et Américains reflètent tout simplement leur poids différent dans le monde. Du temps de leur puissance, dit-il, les Européens avaient toujours pratiqué la Machtpolitik (politique de force) qu’ils reprochent aujourd’hui aux Américains. Terrassés depuis la Seconde Guerre mondiale, ils voient désormais les choses avec les yeux du faible. Ils mettent donc leurs espoirs dans un monde où la force ne compterait plus, remplacée par des arbitrages. Paradoxalement, les Européens épousent ainsi la vision des choses qui était autrefois celle des Américains. Mais, maintenant que ces derniers ont pris la place occupée jadis par l’Europe, ils ne croient plus aux bienfaits du droit international, sauf quand ils le manipulent. Ils ont découvert que le monde n’est pas peuplé de moutons mais de loups. Ils ont appris que des menaces surgissent perpétuellement et doivent être affrontées virilement. Bref, ils ont échangé leur ancien idéalisme pour un réalisme qui avait été l’apanage des Européens durant toute leur histoire.
Dans l’Europe d’aujourd’hui, se félicite un diplomate britannique, « la raison d’État et l’amoralisme des théories de Machiavel sur l’art de gouverner ont été remplacés par la conscience morale ». Ironisant sur ces propos angéliques, M. Kaplan observe que les Européens ont répudié le monde de la jungle, décrit par Hobbes, pour celui de la paix perpétuelle souhaitée par Kant, un monde qui serait soumis à une loi morale universelle. M. Kaplan s’en amuse. Il a raison.
Mais les Américains ont leur part dans la dénaturation des Européens. Depuis au moins quarante ans, la nouvelle classe dirigeante européenne s’est laissé dénationaliser par imitation. L’Europe d’aujourd’hui s’est transformée en copie des États-Unis. Une copie qui aurait emprunté le pire en oubliant ce qu’il y a de bon. Le pire, c’est un matérialisme vulgaire, un cosmopolistisme de bazar, qui insultent ce que fut l’Europe. Résumons. Ce qu’elle fut, c’est un prodigieux foyer de rayonnement spirituel et de culture enracinée, incarné tour à tour par Athènes, Rome et Paris. Il suffit de comparer ce que furent ces villes avec le cauchemar triste de New York pour mesurer l’ampleur de la chute.
Après 1945, comme le dit fort justement M. Kaplan, les Européens ont cessé d’être eux-mêmes. Les horreurs des guerres passées leur apparurent comme une condamnation de leur civilisation. Il faut dire qu’Américains et Soviétiques s’ingénièrent à les en convaincre. Sans même en avoir conscience, les Européens ont vécu depuis dans l’orbite des vainqueurs, se partageant entre imitateurs du soviétisme et imitateurs de l’américanisme.
Décérébrés, ignorant leur histoire, les Européens confondirent, dans leur rejet des excès récents, ce qui relevait de la grande tradition classique de l’Europe et de sa perversion. La Realpolitik, si l’on ose dire, dont Richelieu, Metternich ou Bismarck avaient été les brillantes incarnations, n’était pas fondée sur la force, mais sur la ferme distinction entre morale et politique, sur l’appréciation des réalités géopolitiques, et sur le « droit des gens européen » qui régissait les relations entre les États en limitant l’ampleur des guerres. Après avoir été ébranlée par le cataclysme de la Révolution française, cette tradition fut rétablie au congrès de Vienne. Mais le virus n’était pas vaincu. Le messianisme révolutionnaire était porteur des passions monstrueuses qui allaient détruire l’Europe entre 1914 et 1945.
En dépit de ce qu’il y eut de critiquable dans la gestion de certaines questions brûlantes de politique intérieure, le général de Gaulle fut le dernier chef d’État à incarner la tradition européenne des relations internationales. Invoqué à tort et à travers par de faux disciples, son exemple est oublié. Mais l’époque troublée qui commence exigera d’autres réponses que le sirop des discours rassurants et des platitudes convenues.
Dominique Venner
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