Entretien avec Philippe Masson
Agrégé d’histoire, docteur ès lettres, ancien professeur à l’École supérieure de guerre navale et auteur de nombreux ouvrages, Philippe Masson, décédé en 2005, était l’un de nos meilleurs historiens militaires. Cet entretien réalisé en 2002 atteste de sa capacité à éclairer le passé comme l’avenir.
Nouvelle Revue d’Histoire : Vous êtes un grand historien militaire, mais avant tout un historien de la marine. Vous venez de publier une somme sur La Puissance maritime et navale au XXe siècle. La fascination de la mer qui émane de la plupart de vos livres est telle qu’on se demande pourquoi vous avez choisi d’être historien plutôt que marin.
Philippe Masson : Franchement, j’ai été un cancre jusqu’en seconde, vraiment un très mauvais élève. Je ne me suis réveillé que lors des deux dernières années. En revanche, je m’intéressais à beaucoup de choses en dehors des cours et en particulier à l’histoire. Au lycée, j’ai eu envie assez vite d’être officier de marine. Oui, c’était une vocation. À l’époque, la marine était beaucoup moins scientifique qu’aujourd’hui, et j’ai appris qu’on pouvait être reçu à Navale si l’on était très bon en histoire. Mais comme j’étais myope, la marine ne m’a pas accepté. J’ai envisagé ensuite d’être médecin, mais ma grand-mère, femme de médecin, me répétait que c’était le dernier des métiers. Alors, je me suis dit : « Pourquoi pas, tentons l’histoire », et c’est comme ça que, finalement, j’ai fait une année de khâgne à Condorcet, mais sans avoir l’intention d’entrer à l’École normale. J’ai été reçu à l’agrégation et envoyé à Besançon, puis je suis revenu à Paris, au lycée Henri-IV.
NRH : Pourquoi n’avez-vous pas continué une carrière classique au sein de l’Université ?
PM : J’avais fait mes études à la Sorbonne, mais je n’en avais pas gardé un souvenir impérissable, même si j’y ai eu d’excellents professeurs, Renouvin ou Favetier. Je n’ai donc jamais cherché à entrer en fac. J’avais fait ma maîtrise sur l’histoire maritime, et un jour, j’ai appris que mon prédécesseur, M. Reussner, avait rendu publique la vacance de son poste au Service historique de la Marine. J’ai posé ma candidature et je l’ai obtenu. J’avais alors la trentaine et j’ai passé l’essentiel de ma vie au Service. Je dois dire que j’y ai vécu une période extrêmement heureuse. J’ai aussi commencé à donner des cours et des conférences à l’École de guerre navale.
NRH : Vous y avez eu sans doute des étudiants intéressants. Leur profil type a-t-il beaucoup évolué en trente ans ?
PM : Oui, il y a eu un changement indiscutable. Quand j’ai découvert l’École de guerre, le niveau était vraiment très bon. Je ne faisais passer pratiquement que l’oral, une demi-heure par candidat, et en général on avait des exposés très bien construits et documentés, puis, quand on posait des questions, les gens étaient vraiment capables de réflexion. Mais cela a été critiqué. Le gouvernement, dans sa sagesse, a décidé de faire une École de guerre unique plutôt que trois, la tendance étant à l’interarmées et non à des armées indépendantes. On a donc créé le Collège interarmées de Défense qui est une espèce de synthèse. La Marine n’y a pas gagné, car les effectifs qu’on lui réservait étaient inférieurs de moitié à ceux des aviateurs, déjà défavorisés par rapport à l’armée de terre. On y a aussi introduit beaucoup d’étrangers qui, souvent, étaient des gens intéressants.
NRH : Par exemple ?
PM : Après la guerre des Malouines, on a eu un Anglais qui est arrivé flamboyant, mais aussi des Argentins, notamment un pilote argentin qui avait démoli le Sheffield avec un Exocet… Exploit qui n’a d’ailleurs rien changé au conflit. Celui-ci a été gagné sur terre. J’insiste là-dessus : la guerre sur mer est un élément qui prépare la guerre sur terre. Dans le cas des Malouines, les troupes britanniques étaient composées d’excellents soldats, d’excellents professionnels. En face, malheureusement pour eux, les pauvres soldats argentins qu’on a envoyés là-bas étaient des conscrits, des appelés qui faisaient un service militaire normal et n’avaient guère d’entraînement : ils ne soutenaient en rien la comparaison avec les Anglais. La grande erreur des Argentins est d’avoir sous-estimé la possibilité de riposte de la Grande-Bretagne, due, principalement, à Margaret Thatcher.
NRH : Vous arrivez à l’École de guerre peu après la fin de la guerre d’Algérie. Quelle est alors la vision du monde des jeunes officiers de marine français que vous côtoyez ?
PM : La Marine n’avait pas été fortement concernée par la guerre d’Algérie. Je ne dis pas que la Marine n’ait pas souffert de l’abandon, ni qu’elle n’ait pas été hostile à la politique du général de Gaulle. Mais au moment du putsch de Challe, les marins n’ont pas suivi. Comme dans l’armée, les jeunes officiers étaient sans doute assez favorables, mais les cadres supérieurs, non.
NRH : L’enseignement n’est que l’une des facettes de votre activité. L’autre, ce sont les livres. Vous en avez écrit un grand nombre, axés autour de quelques thèmes principaux : l’histoire de la Marine, celle du XXe siècle et plus particulièrement celle de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, parmi vos tout premiers ouvrages il en est un consacré à Napoléon. Pourquoi ?
PM : C’est probablement Napoléon qui m’a donné le goût de l’histoire. J’étais un fervent de Napoléon quand j’étais au lycée. À l’époque, on étudiait ses campagnes, les coalitions, les batailles.
NRH : Avec trente-cinq ans de recul, comment jugez-vous ce livre ?
PM : Le sujet, c’était Napoléon et la mer, et il faut bien reconnaître que l’Empereur n’était pas à l’aise sur mer. Il faut dire aussi qu’il n’a guère été servi par ses amiraux. Il a pourtant toujours cherché à reconstituer une marine.
NRH : Quand, en particulier ?
PM : Dès 1807-1808 avec Decrès. Dans toute l’Europe, on a construit. Il y avait des chantiers à Anvers, en Hollande, en France, en Italie : à Trieste, à Gênes ou à La Spezia. Napoléon est à l’origine de la plupart des grandes bases que les Allemands ou les Italiens ont tenues quand ils ont créé leurs propres marines. L’Empereur avait donc un plan général. Et puis, sa marine était européenne, celle même qu’on voudrait faire aujourd’hui.
NRH : Que penser de son échec devant l’Angleterre ?
PM : Vouloir débarquer en Angleterre sans avoir la maîtrise de la mer est une opération extrêmement hasardeuse. Pourtant, quand ils ont vu cette grande armée, réunie en face d’eux, les Anglais ont eu peur. Trafalgar a soulagé l’opinion britannique. À partir de ce moment, la perspective d’une « descente », comme on disait à l’époque, était totalement écartée. Hitler s’est heurté au même problème. Encore qu’en 1940 l’Angleterre ait dû sa survie plus à la Royal Air Force qu’à la Navy.
NRH : N’a-t-on pas une situation relativement symétrique au Japon ?
PM : Avant 1945, le Japon est un pays qui n’avait jamais été vaincu. Quand Hitler a appris ce qui s’était passé à Pearl Harbor, il a dit : « On ne peut plus perdre la guerre, on va avoir comme allié un pays qui n’a jamais connu de défaite ». Seulement, la stratégie japonaise était ambiguë, à la fois tournée vers le large, la conquête du Sud-Est asiatique, essentielle sur le plan économique, mais simultanément elle s’enlisait en Chine où était maintenue une immense armée.
NRH : Est-ce là une méconnaissance des lois de la géopolitique qui semblent interdire à l’archipel japonais une politique de type continental ?
PM : Avec la crise économique des années 1930, les Japonais ont eu le sentiment qu’ils étaient condamnés à une asphyxie lente et qu’il leur fallait une base continentale. En même temps, les Américains prenaient des mesures d’embargo à leur égard. Le secrétaire d’État Cordell Hull a véritablement acculé le Japon à la guerre.
NRH : Cette période voit pour une fois un marin au pouvoir avec Horthy en Hongrie. Et un peu plus tard, on disait en plaisantant du gouvernement de Vichy à l’époque de Darlan que c’était « la société protectrice des amiraux », mais ces situations semblent exceptionnelles.
PM : En France, on ne peut pas dire que la Marine, à aucun moment, ait exercé une influence décisive. En Allemagne non plus. Quant aux États-Unis, qui sont la puissance thalassocratique par excellence, si vous prenez la Seconde Guerre mondiale, quel est l’homme le plus remarquable, celui qui a vraiment été à la base de la stratégie américaine ? C’est Marshall, un « terrien ». Roosevelt était persuadé qu’il suffisait d’avoir la puissance maritime pour remporter une guerre. Il se fondait sur l’enseignement de l’amiral Mahan. Et c’est vrai que les puissances maritimes finissent toujours par gagner, mais grâce à l’emploi de forces terrestres, troupes alliées ou corps expéditionnaires. Marshall a démontré à Roosevelt qu’il fallait donc créer une armée de terre importante, et les États-Unis ont mis en place cette armée. Mahan n’avait pas assez insisté sur la complémentarité terrestre. Une guerre finit par se gagner sur terre : il faut toujours débarquer !
NRH : Symétriquement, la puissance continentale par excellence, la Russie, a-t-elle toujours été consciente de l’importance pour elle d’une marine ?
PM : Depuis Pierre le Grand, la Russie a toujours eu une ambition maritime. L’empereur avait le sentiment que l’accès aux mers chaudes, la Méditerranée ou le Pacifique, était indispensable à l’avenir de la Russie en lui permettant de sortir de son isolement. La Russie est une puissance continentale majeure mais, mise à part sa frontière terrestre avec la Pologne et l’Allemagne, elle risque l’asphyxie. Les dirigeants russes ont donc cherché non seulement l’accès aux détroits européens, Bosphore, Dardanelles ou détroits danois, mais aussi l’accès aux mers chaudes d’Extrême-Orient. Pierre le Grand et Nicolas Ier ont consacré beaucoup d’énergie à la marine. Cela n’a pas toujours eu des résultats heureux : la bataille de Tsushima a montré qu’en une quarantaine d’années la marine japonaise avait parfaitement assimilé les leçons de la marine britannique. La puissance maritime russe en a été très durablement affectée.
NRH : Et au XXe siècle, la Russie a-t-elle repris son effort maritime ?
PM : Dans les années 1960-1970, dans un délai très rapide, de l’ordre de vingt-cinq ans, l’Union soviétique a fait un effort de construction navale considérable qui a abouti, dans les années 1980, à une flotte de haute mer destinée à attaquer les marines occidentales et surtout la marine américaine par un coup de surprise. Les Russes avaient des bâtiments très riches en armement. Ils avaient mis au point une « bataille de la première salve » qui aurait pu être redoutable. Les Américains s’en sont inquiétés. Je me souviens que la première fois que je suis allé à Saint-Pétersbourg, Leningrad à l’époque, dans les années 1960, j’ai assisté à une revue navale tout à fait impressionnante. Cette marine soviétique avait toutefois des handicaps majeurs. Géographiques, d’abord, avec la nécessité d’avoir quatre marines, ou au moins deux, l’une dans le Pacifique et l’autre dans la mer de Barents. Humains ensuite : ils n’avaient pas eu le temps de former des officiers ni surtout des officiers mariniers. Enfin, dans certains matériels, les Soviétiques avaient des lacunes importantes. Par exemple, ils n’ont jamais été capables de créer de véritables porte-avions.
NRH : Nous-mêmes en France n’avons aujourd’hui qu’un seul porte-avions, et de taille moyenne contrairement aux porte-avions américains. Est-ce là, comme on le dit parfois, une politique d’unijambiste ?
PM : À vrai dire, nous n’avons jamais eu deux équipages complets pour armer deux porte-avions.
NRH : À l’état-major de la Marine, y a-t-il d’autres priorités ?
PM : Les sous-mariniers, bien sûr, seraient beaucoup plus axés sur les SNA (sous-marin nucléaire d’attaque). Ce sont des engins extrêmement sophistiqués et très remarquables, on peut les doter de têtes conventionnelles ou nucléaires si on veut, seulement, il faut bien dire qu’ils coûtent très cher et qu’on ne peut pas en produire des dizaines d’exemplaires. On met aujourd’hui au point une nouvelle génération de sous-marins très performants et surtout extrêmement silencieux : leur bruit est à peu près égal au rayonnement de la mer. Ils sont donc très difficiles à détecter.
NRH : Si c’est là le bâtiment du futur, à quel avenir faut-il s’attendre ?
PM : On a toujours trop tendance à penser que ce qui s’est passé depuis vingt ans va durer encore un siècle. Je ne le crois pas. D’abord, il peut y avoir un redressement de la Russie et elle peut redevenir une très grande puissance militaire. Les Allemands sont d’ailleurs beaucoup plus axés que nous sur cette hypothèse. Ils estiment qu’il y a une pause, une trêve, mais que la Russie ne peut pas rester dans l’état où elle se trouve. C’est un pays qui a des ressources extraordinaires.
L’autre inconnue, c’est la Chine. Arrivera-t-elle à devenir vraiment une grande puissance militaire ? On n’en sait rien. Mais un autre pays qui se développe énormément sur le plan militaire et auquel on ne prête pas suffisamment d’attention, c’est le Japon. Il est devenu la deuxième puissance militaire du monde aujourd’hui et il a créé une marine qui est maintenant supérieure à la marine française.
Toutefois, je pense que dans les vingt ans qui viennent l’Amérique restera la puissance militaire dominante. Quant à l’Europe, sera-t-elle capable d’être autre chose qu’une association de boutiquiers et de commerçants pour se doter enfin d’une politique coordonnée appuyée sur une force militaire commune ? C’est la question de l’avenir.
Propos recueillis par Patrick Jansen
Crédit photo : DR