La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Jacques Dupâquier est internationalement reconnu. Son parcours atypique passe par la Résistance, le communisme, puis le retour à une entière liberté de l’esprit. Ses travaux annoncent une catastrophe démographique.

Entretien avec Jacques Dupâquier

Entretien avec Jacques Dupâquier

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°1, juillet-août 2002. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Jacques Dupâquier est internationalement reconnu. Son parcours atypique passe par la Résistance, le communisme, puis le retour à une entière liberté de l’esprit. Ses travaux annoncent une catastrophe démographique.

Nouvelle Revue d’Histoire : Vous êtes aujourd’hui membre de l’académie des Sciences morales et politiques et internationalement reconnu comme l’une des autorités les plus incontestables d’une discipline que vous avez largement contribué à créer : la démographie historique. Pourtant, votre parcours est assez atypique. Pouvez-vous nous en rappeler les grandes lignes ?

Jacques Dupâquier : Au départ, j’étais plutôt orienté vers des études mathématiques. Après math. élem., je me suis retrouvé en khâgne à Louis-le-Grand. Mes chances étant plus élevées à Saint-Cloud que rue d’Ulm, et ne pouvant présenter les deux concours puisqu’ils avaient lieu le même jour, j’ai choisi le premier, pressé par la nécessité. Car ceci se passe pendant la guerre.

Pour moi, les choses ont commencé par un fait précis : à Noël 1939, mon oncle m’a offert le livre de Hermann Rauschning, Hitler m’a dit. Je suis tombé de haut : je ne soupçonnais pas ce que pouvait être l’hitlérisme qui ne me semblait jusqu’alors simplement qu’un mouvement autoritaire, musclé et antisémite. Je fus tellement choqué que j’ai acheté Mein Kampf (dans une version expurgée, pas la version intégrale), et j’ai découvert la vraie nature de l’hitlérisme. Quand nous avons été envahis en 1940, ce fut pour moi un traumatisme affreux de voir l’armée française s’écrouler, et de voir les hommes politiques à qui mon père et mon grand-père faisaient confiance collaborer tout de suite, alors que ni mon père ni mon grand-père n’étaient vichyssois. Et surtout de me dire qu’il y en avait pour très longtemps. J’ai assisté à l’invasion et aux préparatifs d’attaque de l’Angleterre. J’étais alors au bord de la mer, certains jours je comptais les avions, parfois 500, j’ai eu le sentiment que les Allemands allaient prendre l’Angleterre. J’étais horrifié, je pensais que j’allais vivre une grande partie de ma vie sous la botte allemande. Il me semblait évident qu’aucun compromis n’était possible avec l’hitlérisme, que le but ultime d’Hitler était notre anéantissement, que la France serait vassalisée et décapitée.

NRH : Beaucoup d’autres, dans les mêmes circonstances, se sont résignés. Comment avez-vous réagi ?

JD : J’ai décidé à ce moment de faire une carrière de professeur avec un peu le sentiment que pouvaient avoir les jeunes Allemands après Iéna, en se disant : il faut reconstruire la Nation.

J’ai rencontré au Lycée Louis-le-Grand, en khâgne, Claude Santelli qui est devenu tout de suite mon ami. Il m’a emmené chez un professeur d’histoire, Favreau, qui avait organisé un mouvement de résistance, dès octobre 1940. Il avait réussi à se faire nommer par Vichy délégué en zone nord de la Ligue maritime et coloniale. Vichy lui payait des transports et partout il allait organiser des groupes de résistance !

Le 11 novembre 1940, nous sommes montés à l’Étoile, Claude Santelli et moi, et nous avons participé à cette manifestation très importante. Donc, me voilà très vite dans la résistance gaulliste, mais ce n’était pas une résistance très active, elle ne faisait guère que de la propagande. Les choses se sont durcies et je trouvais qu’on n’en faisait pas assez. Reçu à l’École normale de Saint-Cloud en 1942, je suis passé au Front national étudiant. La première chose que ses dirigeants m’ont demandée, ç’a été de boycotter le cours inaugural du professeur Labroue pour qui on avait créé à la Sorbonne une chaire d’histoire du judaïsme. Mes amis gaullistes me disaient : « Surtout n’y va pas, c’est un traquenard, vous serez tous arrêtés. » On y est allés tout de même ! Il y avait un barrage dans le hall de la Sorbonne avec des appariteurs qui filtraient les étudiants et ont même refoulé les jeunes du PPF qui voulaient rentrer pour soutenir Labroue. À l’intérieur, il y avait Darquier de Pellepoix, commissaire aux questions juives. Et, dans la salle, un tiers de policiers et un tiers de journalistes. Nous avons répandu des liquides nauséabonds, j’ai jeté des papillons « Français, ne laissons pas introduire en France les méthodes nazies ! » et nous avons réussi à sortir (à notre grande surprise) : il a fallu retraverser les rangs des jeunes du PPF. Il y avait une grande tension mais je n’ai pas été arrêté.

NRH : Cette période a-t-elle compté dans votre engagement politique ultérieur ?

JD : Oui, mais d’un autre côté, il y a eu un tournant idéologique : en khâgne, j’ai découvert le marxisme. Je suis resté marxiste pendant très longtemps, parce qu’il me semblait une clé pour comprendre l’histoire. J’ai mis très longtemps à m’apercevoir que la clé ne marchait pas et surtout que ce n’était pas une clé universelle. Je crois maintenant, c’est que ce sont bien les hommes qui font l’histoire, mais qu’ils ne la font pas exprès, et que le résultat ne correspond pas à leur attente. Je crois que, malheureusement, il y a des forces sur lesquelles nous n’avons guère de prise.

NRH : Quand et comment avez-vous pris vos distances avec le marxisme, le communisme et l’Union soviétique ?

JD : À l’époque, nous étions fascinés par la résistance de l’Union soviétique, et nous avons surestimé l’efficacité du communisme. J’ai mis longtemps à m’apercevoir que cette résistance n’était pas celle du régime, mais surtout du peuple russe. Mais sur le moment je ne l’ai pas compris. D’ailleurs, la France entière a été intoxiquée : à la Libération, même à droite, tout le monde traitait Staline avec révérence. Mais alors, comme beaucoup de mes contemporains, j’ai cru que tout ce qu’on nous avait dit jadis du monde soviétique était faux. Plus tard, il y a eu le Rapport Khrouchtchev. J’ai été véritablement indigné. J’ai eu le sentiment d’avoir été manipulé ; à partir de ce moment, j’ai pris mes distances, en même temps que Le Roy Ladurie, Alain Besançon, François Furet et bien d’autres.

NRH : D’autres événements ont-ils influencé votre évolution ?

JD : Ce qui m’a entièrement libéré de l’idéologie marxiste, c’est Mai 68. J’étais alors assistant à la Sorbonne. Michèle Perrot nous avait réunis chez elle dès le premier jour de la crise pour étudier la situation. La conclusion, après une analyse marxiste fouillée, était : « la situation économique et sociale en France est telle qu’il ne peut rien se passer » ! Trois jours après, il s’était passé bien des choses ! Puis le mouvement s’est élargi. Quand j’ai vu la contestation gagner les usines et en particulier Renault, je me suis dit : c’est une révolution qui commence. Et le rapprochement avec 1789 (parce qu’en 1789 la France n’allait pas si mal que ça !) m’a fait découvrir l’imprévisibilité de l’histoire ; et enfin, j’ai assisté à la fin de la grève presque en direct : j’habitais Argenteuil ; de l’autre côté de la Seine, il y avait le port de Gennevilliers ; des files de centaines de camions étaient bloquées devant les dépôts d’essence. J’entends l’allocution du général de Gaulle (deux minutes, pas plus). Une de mes assistantes me téléphone : c’est horrible, c’est la guerre civile ! Je réponds : attendez un peu. Je vois alors par la fenêtre les camions qui commencent à se mettre en marche. J’ai vu que par la seule puissance du verbe, de Gaulle avait gagné. Alors, je me suis dit : mais si Louis XVI avait fait front avant ou après le 14 juillet 1789, la Révolution aurait-elle eu lieu ? D’un seul coup, ma conception de l’histoire a totalement basculé. J’ai cessé de croire à la prédominance de forces économiques. J’ai cessé de croire à la théorie de l’infrastructure et de la superstructure. J’ai cessé de croire à Braudel.

NRH : Comment en êtes-vous venu à votre spécialité, la démographie historique ?

JD : C’est une histoire longue et complexe, dans laquelle la chance et Ernest Labrousse ont joué un rôle considérable.

Marié, père de famille, j’avais été professeur au collège de Pontoise, puis, après l’agrégation, au lycée de Montmorency jusqu’en 1962. J’avais complètement abandonné la recherche historique vivante me contentant de préparer très soigneusement mes cours. Longtemps, mon engagement au parti communiste m’avait bloqué intellectuellement parce que, même resté simple militant, les tâches matérielles demandées pour le parti m’occupaient beaucoup. Et voilà que la chance est venue. Je m’étais engagé envers mon maître, Georges Lefebvre, à compléter un jour un mémoire trop sommaire que je lui avais présenté dans l’urgence en 1944. Après l’agrégation, j’ai donc repris le sujet : l’histoire de la propriété foncière à la veille de la Révolution dans le Gâtinais septentrional. J’avais mûri, j’avais réfléchi, mon mémoire était devenu très gros. Il fut publié en 1956 par le Comité des travaux historiques et scientifiques. Ernest Labrousse, qui était alors le grand maître des études historiques à la Sorbonne, l’avait reçu en service de presse. Retenu à la chambre par une bronchite, il l’a lu, m’a demandé de venir le voir, puis m’a fait entrer au CNRS en 1962. J’avais 40 ans.

NRH : Que s’est-il passé ?

JD : J’ai débarqué dans l’histoire économique fort de mon ignorance des sources et méthodes de mes devanciers. J’ai donc suivi mon propre chemin, et celui-ci m’a mené à Rome ! Trois ans plus tard, alors que je m’attendais à retourner dans l’enseignement secondaire, Marcel Reinhard, titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne, m’a proposé de devenir son assistant. Je suis entré à la Sorbonne en 1965.

J’ai alors découvert la démographie historique au moment où Pierre Goubert, Louis Henry et Marcel Reinhard la constituaient. Me voilà bientôt secrétaire de la toute jeune Société de démographie historique et je commence une thèse sur les paysans du Vexin français. Je fais de la micro-histoire. En effet, les sources sur lesquelles je travaille sont d’une richesse incroyable : pour toutes les années de 1685 à 1789, je disposais, pour toutes les paroisses du Vexin français, des rôles d’imposition avec souvent des détails comme les surfaces exploitées, les dettes, les créances, la structure de l’habitat, etc. J’ai dépouillé les sources économiques et je les ai croisées avec les fiches de famille. Ainsi j’ai constitué sur les paysans du Vexin un énorme corpus nominatif.

NRH : On sent chez vous une façon très enracinée de parler du Vexin, presque amoureuse, et vous êtes depuis longtemps président de l’Association des amis du Vexin. Quand vous en parlez, qui domine en vous, l’homme ou le savant ?

JD : Les deux. Quand j’ai commencé cette thèse, je me suis aperçu que les paysages se mettaient à parler tant à l’historien qu’au géographe. C’est un pays superbe, un pays dont les paysages se lisent à livre ouvert, à condition, bien sûr, d’être initié. Or, en 1965, j’apprends qu’une « ville nouvelle » va être créée à Cergy-Pontoise et que l’urbanisation doit engloutir sous le béton près du quart des campagnes vexinoises. Après avoir vainement poussé des cris d’alarme, je vais rendre visite à Adolphe Chauvin, qui était président du conseil général du Val-d’Oise (et aussi un ami personnel). Il partageait mes vues et mes craintes. Comme il était président du syndicat d’aménagement de la Ville nouvelle, il ne pouvait bien entendu s’opposer à sa création, mais il m’a proposé de fonder ensemble l’Association des amis du Vexin pour éviter les abus et les débordements. Sur sa recommandation, je suis entré à la Commission départementale des sites. J’y suis toujours.

Nous avons contribué à faire réviser à la baisse certains objectifs démesurés : une Ile-de-France de 14 millions d’habitants serait devenue invivable !

NRH : Revenons à vos travaux d’historien.

JD : Pendant les années 1970, j’ai poursuivi avec Louis Henry les études de démographie historique. En 1980, j’ai lancé l’enquête “des 3 000 familles” : comme la démographie historique n’appréhendait correctement que les populations sédentaires, j’ai voulu suivre jusqu’à nos jours la descendance de 3 000 couples formés au début du XIXe siècle. J’ai réussi à intéresser à ce projet plus de 200 généalogistes qui ont travaillé bénévolement pour la reconstituer. Nous avons dépouillé toutes les tables décennales de l’état civil de toutes les communes de France au XIXe siècle. Nous en avons tiré dans un premier temps une étude sur les prénoms en France au XIXe siècle ; et ensuite, avec Denis Kessler, qui s’intéressait à la transmission des patrimoines, un livre intitulé la Société française au XIXe siècle, TRAditions, TRAnsitions, TRAnsformations (car nous avions pour des raisons méthodologiques choisi les familles dont le nom commençait par le trigramme TRA). Nous voulions poursuivre l’enquête jusqu’à nos jours ; sur les 3 000 familles choisies, nous en avions entièrement reconstitué 2 300 en 1993. Tout était prêt, nous avions toutes les autorisations, de la CNIL, du Conseil d’État, etc. Alain Peyrefitte m’avait donné son accord pour utiliser les registres d’état civil, mais tout a été arrêté d’un seul coup par la jalousie d’un de mes successeurs au Laboratoire de démographie historique, un idéologue enragé dont je préfère ne pas parler.

NRH : Vous avez aussi consacré des monographies à des sujets plus spécifiques, des personnages de l’époque révolutionnaire, comme Gaston de Lévis d’une part, ou le sinistre Carrier d’autre part.

JD : Lévis, l’auteur des Maximes (« Noblesse oblige ! ») est un personnage particulièrement attachant qui méritait qu’on s’y attardât. L’homme est remarquable autant que l’écrivain. La publication, au Mercure de France, de ses Souvenirs et Portraits n’a pas eu, hélas !, un très grand succès, peut-être parce que le public a peu de goût pour les personnages “secondaires” de l’histoire.

L’autre personnage, c’est Carrier. Je n’ai pas voulu écrire un Carrier, mais, à l’occasion du bicentenaire, publier les minutes de son procès. Or celles-ci avaient disparu. On m’a dit qu’elles auraient été volontairement détruites aux Archives nationales. Mais les journaux de l’époque en donnaient des comptes rendus très longs et détaillés. J’ai publié ces documents presque sans commentaires, car ils parlaient d’eux-mêmes. C’est horrible, accablant ! Carrier était un personnage détestable, mais son procès a été mené selon les mauvaises méthodes de la justice révolutionnaire.

NRH : Quel fut l’accueil de ces travaux ?

JD : Vous allez en juger. Carrier a donné lieu à une anecdote assez drôle. En 1994, le Comité des travaux historiques dans la section Révolution avait inscrit au programme : « Réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire ». Sautant sur l’occasion, je propose de présenter une communication sur le procès de Carrier. Je vais donc à Aix-en-Provence, j’explique que Carrier était un personnage abominable, mais que son procès a été mené selon des méthodes terroristes et je conclus en disant : « Il n’en reste pas moins que, dans l’histoire de la conscience universelle, le procès Carrier marque une étape décisive, avec l’émergence de la notion de crime contre l’humanité. » Que n’avais-je pas dit ! Le président de séance feint de s’étonner « qu’un historien, dont ce n’est d’ailleurs pas la spécialité, puisse faire un pareil anachronisme, la notion de crime contre l’humanité n’apparaissant pas avant 1945 ». D’autres thuriféraires de la Révolution me prennent à partie. Mais, tandis que la séance se poursuit, je feuillette mon Carrier et j’y trouve les explications de vote des Conventionnels, dont celle de Cambon qui déclare explicitement : « Je vote la mise en accusation de Carrier à cause des crimes atroces commis à Nantes contre l’humanité. » À la fin de la séance, j’ajoute donc “en post scriptum” la citation exacte de Cambon. La moitié de la salle applaudit la phrase, l’autre se tait. Ensuite, il me fallut obtenir que la phrase paraisse dans les actes du colloque. Ce n’était pas historiquement correct !

NRH : Au-delà de vos monumentales études sur la population française et sur les populations de l’Europe que les lecteurs cultivés connaissent bien, vous avez aussi participé à des entreprises plus engagées, en particulier en dénonçant depuis fort longtemps les risques démographiques courus par les populations européennes, et au premier chef la population française.

JD : La science n’est jamais neutre. Ce n’est pas le marxisme qui m’a conduit à m’intéresser à la crise démographique ! Mais je suis un ancien résistant. J’aime la France et l’effondrement de la natalité française à partir de 1975 m’a beaucoup inquiété. Des amis démographes en parlaient mais n’osaient pas l’écrire. Ce qui m’énervait particulièrement, c’était le discours politiquement correct sur le thème bien connu : « Tout va très bien, madame la Marquise, nous remplaçons les générations. » La pensée unique perdure sous d’autres formes et pour d’autres motifs. Ainsi, un récent rapport de l’ONU préconise l’installation en Europe de 159 millions d’immigrés d’ici 2025, ce qui aurait pour effet de submerger les populations nationales. L’idée est de promouvoir un monde cosmopolite, qui ne comporte plus aucune trace nationale ; et de montrer qu’il ne sert à rien de vouloir s’opposer à l’immigration. Mais je vois avec plaisir qu’en Europe, dans tous les pays d’Europe, la notion d’idée nationale revient, et qu’on veut contrôler l’immigration.

NRH : Sans lire dans le marc de café, comment voyez-vous à horizon de dix ou quinze ans l’avenir démographique de la France et de l’Europe ?

JD : Le démographe étudie des phénomènes lents et donc irrésistibles. Vous connaissez la comparaison de la dynamique des populations avec celle du paquebot qui continue à avancer bien que les hélices battent en sens contraire. C’est l’image de la population européenne en 2002. En tant qu’historien, je suis les événements avec passion. J’y trouve la confirmation de l’idée que l’histoire n’est pas écrite d’avance. Je les observe, parfois avec amusement, parfois avec dégoût. En tant que citoyen français et européen, je suis vraiment inquiet des tendances lourdes de la démographie.

Le problème des retraites va devenir crucial à partir de 2006, quand la génération du baby-boom (qui fournit encore 81 % de la population active ayant un emploi) va tomber à la charge des générations du baby-krack.

Dans un premier temps, pendant une quinzaine d’années, nous allons assister à un gonflement formidable du groupe de ceux que j’appelle les « jeunes vieux », c’est-à-dire les gens âgés de 60 à 74 ans ; ils sont très actifs, ils ne se portent pas mal, mais ils coûtent quand même cher à la sécurité sociale justement parce qu’ils se soignent. Puis, quinze ans après, cette génération passera le cap des 75 ans (ce n’est pas un cap bien net, mais vers 75 ans, on coûte plus cher). On va assister, vers 2020, à la montée irrésistible du groupe des « vieux vieux » qui vont constituer, vers 2040, 1/6e de la population. On aura alors un Français sur six de plus de 75 ans et un autre âgé de 60 à 74 ans. Et tout ce monde sera à charge. Cela ne sera plus tenable d’autant que, si les incapacités physiques n’augmentent pas plus vite avec l’âge que l’espérance de vie elle-même, il n’en va pas de même des incapacités mentales. La progression de la maladie d’Alzheimer, par exemple, et celle des cancers, fait craindre une explosion des dépenses de santé, à moins de découvertes scientifiques majeures.

NRH : Rien ne vient donc tempérer ce pessimisme ?

JD : Si ! On est dans l’inconnu. L’évolution de la fécondité est imprévisible. C’est ainsi qu’après la chute formidable provoquée par la loi Veil qui nous a amenés autour d’un indice de fécondité de l’ordre de 1,8 enfant en moyenne par femme, nous assistons à une certaine remontée, non seulement en France, mais aussi aux Pays-Bas et en Islande. Actuellement, nous en sommes à 1,9, peut-être davantage. Quelle est là-dedans la part de la fécondité des étrangères ? C’est très difficile à dire.

Une grande raison d’espérance, c’est que la fécondité ne semble plus uniquement motivée par des calculs économiques. Le fait que la fécondité se relève alors que les conditions matérielles ne sont pas très bonnes est en soi porteur d’espérance. Le désir d’enfant demeure. C’est une valeur presque éternelle. Voyez le cas des Africaines : malgré leur pauvreté, leur joie est d’avoir des enfants. Là-bas, la mère de famille nombreuse est considérée. Là-bas, l’enfant est toujours une bénédiction. Il en était de même en France juste après la Seconde Guerre mondiale : dans le contexte de pénurie de l’époque, c’était l’enfant, et non l’argent, qui était source de joie.

Propos recueillis par Patrick Jansen

Crédit photo : Société historique et archéologique de Pontoise du Val-d’Oise et du Vexin

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