La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Agrégé et docteur en histoire, directeur de l’IEP de Strasbourg à la suite de François-Georges Dreyfus, Jean-Paul Bled est un spécialiste éminent du monde germanique. Il nous fait revivre l'histoire de la Prusse, héritière des chevaliers Teutoniques.

Entretien avec Jean-Paul Bled

Entretien avec Jean-Paul Bled

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°39, novembre-décembre 2008. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Agrégé et docteur en histoire, directeur de l’IEP de Strasbourg à la suite de François-Georges Dreyfus, Jean-Paul Bled est un spécialiste éminent du monde germanique. Il nous fait revivre l’histoire de la Prusse, héritière des chevaliers Teutoniques.

Nouvelle Revue d’Histoire : Vous avez derrière vous une longue carrière universitaire et vous êtes l’auteur d’ouvrages historiques de référence. Comment est née votre vocation d’historien ?

Jean-Paul Bled : J’ai toujours aimé l’histoire. Dans mon enfance, celle-ci occupait une place importante dans l’enseignement scolaire. On nous faisait découvrir de grandes figures qui marquaient fortement l’imagination, Jeanne Hachette, le grand Ferré ou, bien entendu, Jeanne d’Arc et Napoléon. C’est une des matières auxquelles j’étais particulièrement sensible.

Peut-être ai-je été favorisé par mes parents qui étaient tous deux instituteurs. Mon père fut, entre autres, directeur de l’école de Saint-Louis-en-l’Île et j’ai poursuivi mes études secondaires au lycée Charlemagne avant d’intégrer les classes préparatoires de Louis-le-Grand.

NRH : De quelle façon avez-vous découvert le monde germanique qui est devenu votre spécialité universitaire ?

JPB : À l’époque de mes études secondaires, mes parents m’ont fait choisir l’allemand en seconde langue, ce qui n’était pas très courant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Au lycée Charlemagne, j’ai bénéficié de l’enseignement d’un excellent professeur d’allemand dont j’étais très proche, en dépit de ses convictions communistes que je ne partageais pas. C’est lui qui m’a introduit dans la culture allemande et me l’a fait aimer. J’ajoute qu’à la Sorbonne j’ai préparé simultanément une licence d’allemand et une licence d’histoire. Je me destinais à l’enseignement sans avoir encore fait le choix définitif de la discipline.

NRH : À l’université, avez-vous eu des maîtres qui ont influencé votre choix ?

JPB : Parmi les professeurs qui ont compté dans ma formation, je ne peux oublier Daniel Gallois qui enseignait les lettres classiques en khâgne. C’était vraiment un très grand professeur. Il me fascinait d’autant plus qu’il avait un passé de grand résistant. À la Sorbonne, comme je vous l’ai dit, j’hésitais entre les études germaniques et l’histoire. Finalement, j’ai opté pour une synthèse en m’orientant vers l’histoire du monde germanique sous l’influence du grand maître de l’époque à la Sorbonne, qui était Jacques Droz. Quand je l’ai rencontré en 1965, il s’intéressait tout particulièrement à l’idée de « Mitteleuropa » et donc au monde danubien qui était celui de l’ancien Empire d’Autriche.

Pour mon diplôme d’études supérieures – ce que l’on appelle aujourd’hui un master –, il m’a confié un sujet se rapportant à un personnage de l’époque bismarckienne avant la création du Reich allemand en 1871, Albert Schäffle. À la fois universitaire et homme politique de l’Allemagne du Sud, Schäffle, contrairement à Bismarck, était alors partisan de ce que l’on appelait la « grande Allemagne ». C’était un Allemand, un Wurtembergeois, mais qui avait enseigné à l’université de Vienne. M’intéressant à lui, je m’intéressais simultanément à l’Allemagne et à l’Empire autrichien.

Après avoir été reçu à l’agrégation d’histoire et après ma thèse de troisième cycle qui élargissait le sujet de mon diplôme d’études supérieures, la question s’est posée du thème de ma future thèse d’État. Jacques Droz m’a proposé un sujet qui me faisait basculer complètement dans le monde habsbourgeois. Il s’agissait d’étudier les fondements du conservatisme autrichien dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cette orientation a été décisive. Initialement, je n’aurais jamais pensé à m’intéresser à l’Autriche que je connaissais mal. Naturellement, pour préparer cette thèse de doctorat d’État, il m’a fallu me rendre aux archives de Vienne plusieurs fois par an, et cela pendant une dizaine d’années.

NRH : Tout en travaillant à votre thèse de doctorat d’État, de quelle façon se sont déroulés les débuts de votre carrière d’enseignant ?

JPB : J’ai tout d’abord été nommé dans un lycée de Metz, ce qui me rapprochait du monde germanique. Quelques années plus tard, je suis devenu assistant à l’université de Nantes. Cette université n’était pas orientée vers le monde allemand, c’est pourquoi j’ai postulé à un poste à l’Institut d’études politiques de Strasbourg où j’ai été élu en 1972. Il comptait un département d’histoire. À l’époque, le directeur de l’IEP était François-Georges Dreyfus. Beaucoup plus tard, en 1995, j’ai été élu à l’université de Paris IV-Sorbonne, mais j’ai continué à diriger simultanément, jusqu’en 2000, le Centre d’études germaniques de Strasbourg, où j’avais pris la succession de François-Georges Dreyfus et de Raymond Poidevin.

NRH : Vos travaux vous ont conduit à étudier tout à la fois le monde autrichien et l’histoire de la Prusse, à laquelle vous avez consacré plusieurs ouvrages. Sujet complexe, mal connu et d’un immense intérêt historique. Contrairement à l’Allemagne, la Prusse n’est pas une nation. Que fut-elle ? Un ordre ? Un État ? Une utopie ?

JPB : Vaste question ! La Prusse fut un État inscrit au sein du monde germanique, bien qu’en marge de celui-ci. Vous avez prononcé le mot « ordre ». Sans doute faisiez-vous allusion au rôle fondateur qui fut celui des chevaliers Teutoniques. C’est en effet l’une des origines déterminantes de ce que deviendra ultérieurement la Prusse. Le terme de Prusse renvoie au nom des populations originelles d’origine slave, de part et d’autre de la Vistule, qui n’étaient pas christianisées. Les chevaliers Teutoniques eurent pour mission initiale d’évangéliser ces populations et d’organiser le territoire à partir du début du XIIIe siècle.

NRH : Quelle fut l’origine de l’ordre des chevaliers Teutoniques et quelles étaient ses particularités ?

JPB : Les chevaliers Teutoniques constituèrent le plus jeune des ordres militaires nés des croisades en Terre sainte. Il y fut constitué en 1190 et reçut peu après la reconnaissance pontificale. À la différence des autres ordres militaires, son recrutement était national ou ethnique, tous ses chevaliers étant d’origine allemande. C’est à la suite d’une demande de Conrad, prince polonais de Mazovie en 1226, que les chevaliers Teutoniques interviendront au nord de l’Europe pour combattre et convertir les populations comprises entre la Vistule et le Niémen.

NRH : Comment était organisé l’ordre des chevaliers Teutoniques ?

JPB : Son organisation était analogue à celle des Templiers. Ce sont des moines-soldats, le plus souvent d’origine noble et allemande. Ils sont soumis à une discipline stricte, le vœu de pauvreté leur interdit de rien posséder en propre, une règle qui vaut même pour les armes et les montures. Les biens, qui seront de plus en plus importants, terres, châteaux ou serfs, ne sont pas des propriétés personnelles, mais appartiennent à l’Ordre. Les chevaliers ne disposent même pas de cellules individuelles. La règle veut qu’ils dorment dans une même salle, toujours prêts à bondir sur les armes. Ils portent une tenue reconnaissable, le légendaire manteau blanc orné d’une croix noire sur l’épaule gauche.

Un grand maître élu par un chapitre de treize électeurs préside aux destinées de l’Ordre. Le premier grand maître, Hermann von Salza, personnage extraordinaire, ne résida jamais en Prusse, mais joua un rôle politique considérable comme conseiller du grand empereur Frédéric II de Hohenstaufen, qui lui reconnut en 1226, par la Bulle d’or de Rimini, les privilèges et le statut de prince d’Empire. Il fut également chargé des difficiles relations diplomatiques de l’empereur avec la papauté. Homme d’Église, il n’a jamais rompu avec Rome, tout en restant d’une totale fidélité à l’empereur.

Dès ce moment, l’ordre Teutonique disposa d’autres implantations en dehors de ce que devint la Prusse, jusqu’à Venise. Elles contribueront toujours à la richesse et à l’influence des Teutoniques.

NRH : Connaît-on le nombre des chevaliers Teutoniques et intervinrent-ils seuls ou avec divers soutiens ?

JPB : L’Ordre proprement dit comprend trois catégories de frères : les chevaliers tournés vers l’action militaire, les missionnaires tournés vers les activités de conversion et le service du culte, enfin les frères laïques, d’origines modestes, chargés des activités agricoles et artisanales indispensables aux besoins des autres. Cette division en trois groupes, aux fonctions bien définies, structure et hiérarchise le fonctionnement de l’Ordre, tout en assurant son efficacité. Après avoir imaginé une conquête rapide, les chevaliers Teutoniques comprendront qu’ils campent en pays ennemi face à une population hostile et étrangère. Ils bénéficient alors d’un appel à la croisade qui mobilise dans toute l’Allemagne un grand nombre de nobles prêts à mettre leurs épées à leur service. Ce sont eux qui formeront le noyau de la future noblesse prussienne.

L’Ordre peut encore s’appuyer sur un vaste mouvement migratoire qui porte des milliers de paysans allemands vers les marches orientales de l’Empire. Poussés par la pression démographique, venus de toutes les régions allemandes, ces nouveaux arrivants coloniseront les terres conquises par les chevaliers Teutoniques. À l’occasion, ils prendront eux-mêmes l’épée pour se défendre contre les populations slaves originelles. À la fin du XIIIe siècle, assise sur tous ces apports extérieurs, la domination des chevaliers Teutoniques couvre l’ensemble des territoires le long des rives de la Baltique jusqu’au golfe de Finlande. Dès ce moment, l’Ordre est devenu un véritable État dominé par les Allemands.

NRH : La mission initiale des chevaliers Teutoniques était la christianisation des populations de la future Prusse. Comment s’est déroulée cette entreprise de conversion ? De façon violente ou pacifique ?

JPB : De façon violente. Les guerres de conquête et de conversion, qui ont duré près d’un siècle, furent marquées par d’épouvantables massacres. Ce ne fut pas pour autant une entreprise d’extermination. Le peuple prussien originel ne disparut pas complètement. Il avait sa propre noblesse dont les membres se sont divisés, certains se ralliant peu à peu à l’autorité des Teutoniques et à la christianisation, d’autres s’y opposant. Le processus d’assimilation sera terminé au XVIIe siècle, ne laissant plus subsister des premiers habitants de la Prusse que des toponymes.

NRH : Comment ont évolué les relations avec le royaume de Pologne ?

JPB : L’Ordre devient progressivement une puissance régionale et un acteur majeur de la scène baltique. Il constitue un véritable État, ce qui entraîne une situation conflictuelle avec la Pologne, notamment lorsque les Teutoniques prennent possession de Dantzig, en 1311. La perte de ce grand port situé à l’embouchure de la Vistule prive les Polonais d’un accès à la mer. Au début du XVe siècle, l’Ordre exerce son autorité sur quelque 2 millions de sujets répartis entre 19 000 villages et près d’une centaine de villes, en réalité des bourgades.

Le conflit avec les Polonais prendra un tour nouveau après le mariage en 1386 de la reine Hedwige de Pologne et du prince Ladislas Jagellon de Lituanie. Ce mariage consacre l’union des deux pays qui entreprennent la lutte contre l’ennemi commun que constitue désormais l’ordre Teutonique. Le conflit s’est conclu en 1410 par la terrible défaite des Teutoniques à la bataille de Tannenberg. Défaite qui marque le déclin de l’Ordre, lequel se verra contraint en 1466 de reconnaître la suzeraineté de la Pologne.

NRH : Une étape importante dans l’histoire de la Prusse sera ensuite la sécularisation de l’ordre des chevaliers Teutoniques au début du XVIe siècle. Comment s’est opéré ce changement fondamental et quelles en furent les conséquences ?

JPB : La sécularisation, c’est-à-dire la laïcisation de l’Ordre, est la conséquence directe tout à la fois de la victoire polonaise et de la Réforme protestante. En 1510, après la mort du grand maître de l’époque, le chapitre de l’Ordre se réunit pour élire son successeur. Comme il l’avait déjà fait dans le passé, il désigne le représentant d’une famille couronnée en la personne d’Albert von Hohenzollern, de la même famille que celle qui règne déjà sur le Brandebourg. Le nouveau grand maître refuse tout d’abord de prêter serment au roi de Pologne et cherche des appuis du côté de l’empereur et du pape. Mais ni l’un ni l’autre ne sont en mesure de le soutenir. Charles Quint est trop absorbé par la crise politico-religieuse ouverte par Luther en 1517 et par l’avance des Ottomans en Europe centrale. Il conseille donc au grand maître de prêter serment au roi de Pologne. Albert de Hohenzollern se trouve placé dans une situation particulièrement dangereuse. Il trouvera une issue inattendue en se ralliant à la Réforme luthérienne.

Les raisons de cette conversion sont éminemment politiques. Albert de Hohenzollern voit dans la rupture avec le catholicisme une réponse à la crise qui menace l’État teutonique depuis un siècle. Cette conversion ouvre directement la voix à la laïcisation de cet État, tout en favorisant un accord avec la Pologne. En avril 1525, un compromis est scellé à Cracovie, la capitale polonaise. Albert de Hohenzollern se démet de la charge de grand maître de l’ordre Teutonique et remet la Prusse entre les mains du roi de Pologne. En échange, celui-ci lui restitue cette possession, érigée en duché, à titre de fief séculier héréditaire. Tous les biens ecclésiastiques tombent dans l’escarcelle du nouveau duc qui épouse une princesse danoise. Son exemple sera suivi par les dignitaires de l’Ordre.

Il faut souligner que, à partir de ce grand tournant de 1525, la Prusse et le Brandebourg ont à leur tête deux branches d’une même famille. Les Hohenzollern règnent à Berlin, capitale du Brandebourg, et à Königsberg, capitale de la Prusse d’origine teutonique. En 1539, le margrave de Brandebourg se convertit à son tour au luthéranisme. Moins d’un siècle plus tard, en 1618, à la veille de la guerre de Trente Ans, le duc de Prusse n’ayant pas eu de successeur, ses possessions seront unies au Brandebourg pour former un seul État.

NRH : À l’époque, en dépit de cette union, cet ensemble ne constitue encore qu’un État relativement faible. Comment se fera l’accroissement qui conduira à la Prusse du grand Frédéric ?

JPB : Une première étape importante est accomplie lorsque le Grand Électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, affranchit le duché de Prusse de la suzeraineté polonaise. Son fils, l’Électeur Frédéric III, prendra en 1701 le titre de roi en Prusse (il n’était pas encore roi au Brandebourg) sous le nom de Frédéric Ier. Lui succédera Frédéric-Guillaume Ier (1713-1740), surnommé le Roi-Sergent en raison de l’attention pointilleuse qu’il porte à la constitution et au renforcement de son armée. Armée qu’il ne voudra jamais engager dans une guerre, mais qu’il léguera à son fils Frédéric II, le grand Frédéric, lequel en fera fort usage pour agrandir de façon substantielle son royaume au détriment des Habsbourg, notamment par l’annexion de la Silésie.

En 1688, à la mort du Grand Électeur, les Hohenzollern constituaient déjà la seconde puissance dans le Saint Empire, bien que leurs terres soient dispersées. Un siècle plus tard, en 1786, à la mort du grand Frédéric, le royaume de Prusse est devenu la quatrième puissance militaire en Europe, derrière l’Angleterre, la France et l’Autriche, mais devant la Russie de l’époque.

NRH : En quoi la structure politique du royaume de Prusse hérite-t-elle de la féodalité teutonique ? Autrement dit, si l’on fait une comparaison avec la monarchie française, dont le centralisme et l’absolutisme s’édifient contre la noblesse, les rois de Prusse ne prennent-ils pas appui, au contraire, sur leur propre noblesse qui a conservé certains attributs de la féodalité ?

JPB : En effet. Le Grand Électeur, déjà, avait conclu une sorte de pacte avec sa noblesse. Celle-ci payait l’impôt du sang, encadrant son armée. En échange, la noblesse territoriale conservait ses anciens droits féodaux, notamment le pouvoir de justice sur leur domaine et le servage. D’autre part, le souverain était contraint de s’en rapporter aux diètes de Brandebourg et de Prusse, constituées de junkers, c’est-à-dire de la noblesse terrienne, pour obtenir les crédits nécessaires à l’État et à son armée.

Depuis son accession au trône ducal au XVIe siècle, Albert de Hohenzollern a dû faire face à une guerre de paysans, partie de l’Allemagne du Sud. Le soulèvement avait pour but l’abrogation des contraintes seigneuriales. À l’heure du choix, Albert n’hésite pas, il prend le parti de la noblesse et écrase le mouvement aux portes de Königsberg. Cette décision est la suite logique de l’accord passé entre Albert et les États, en d’autres termes les couches supérieures de la société prussienne, la noblesse. La diète avait prêté hommage à Albert après sa rupture avec l’ordre Teutonique. Cette cérémonie consacrait le rôle éminent des États dans le système politique prussien. Elle signifiait que la légitimité du prince dépendait du soutien des États, aucun impôt ne pouvant être levé sans leur consentement. Les États laissaient cependant à Albert la maîtrise de la politique étrangère.

Toutes les tentatives pour se libérer du pouvoir de la diète et des États se révéleront impuissantes. Il en est pratiquement de même dans le Brandebourg. Comme en Prusse, un système seigneurial s’est organisé autour de grands domaines. C’est l’avènement de la Gutsherrshaft, une sorte de nouveau féodalisme assis sur une économie domaniale tournée vers le capitalisme agraire. Le pacte établi par Albert de Brandebourg sera confirmé ultérieurement par le Grand Électeur et maintenu jusqu’à Frédéric II.

À la veille de la Révolution française, il existe donc en Prusse une puissante noblesse terrienne et militaire qui appuie le souverain, au-delà des conflits inhérents à toute société humaine. Cette réalité est parfaitement méconnue des milieux philosophiques français qui voient en Frédéric II un souverain éclairé, régnant depuis son château de Sans-Souci et accueillant Voltaire.

NRH : Cette féodalité moderne, particulière à la Prusse, n’avait-elle pas aussi un réel souci du peuple et notamment de son éducation ? N’est-ce pas le Roi-Sergent, la brute avinée que l’on décrit parfois, qui a institué en Prusse l’enseignement primaire obligatoire dans les villages pour les garçons ?

JPB : En effet. Le roi demande beaucoup au peuple, mais il a également le souci de son éducation et de son amélioration. Il soutient notamment l’université de Halle, fondée par son père bien avant l’université de Berlin. Cette université formera notamment les cadres de l’administration royale qui ne sont pas seulement nobles, mais proviennent souvent de la bourgeoisie.

NRH : Le terrible Roi-Sergent, imité par son fils Frédéric II, avait l’habitude de dire qu’en Prusse le roi n’est pas propriétaire de son royaume, mais son premier serviteur. Peut-on expliquer cette idée prussienne par la tradition teutonique du service que chacun devait à l’Ordre ?

JPB : Sans doute est-ce en effet l’une des causes lointaines. Par ailleurs, Frédéric II est un personnage double. Une part de sa personnalité est totalement absorbée par le service de l’État, l’autre se voue aux lettres, aux arts et à la philosophie.

NRH : Au cours du règne de Frédéric-Guillaume III, successeur du grand Frédéric, les Prussiens subissent face à Napoléon une terrible et humiliante défaite à Iéna en 1806. N’est-ce pas alors que s’éveille en Prusse la nouveauté du sentiment national allemand ? On pense au Discours à la nation allemande de Fichte.

JPB : L’éveil de ce sentiment national est la conséquence du désastre d’Iéna et de l’occupation de la Prusse par les troupes françaises. À l’origine, Napoléon avait souhaité une alliance avec la Prusse qui n’a pu se faire. Après Iéna et Friedland, précisément à Tilsit en 1807, l’Empereur fera durement payer cet affront. Le sort qu’il réserve alors à la Prusse est particulièrement rigoureux : elle perd toutes ses possessions à l’ouest de l’Elbe, ainsi que ses possessions polonaises. En tout la moitié de son territoire !

NRH : On sait que Frédéric-Guillaume III avait un caractère indécis. Les initiatives d’une résistance ou d’un éveil national ne vinrent pas de lui, mais de son épouse, la reine Louise, à laquelle vous venez de consacrer une biographie. Quel fut le rôle de cette figure quelque peu légendaire ?

JPB : Rien ne semblait prédestiner la reine Louise à un tel destin, sinon un tempérament passionné. On peut dire qu’elle ne cessera de faire la politique de ses émotions. D’emblée, dès les premières interventions des troupes révolutionnaires françaises en Allemagne, bien avant Iéna, elle manifesta une aversion instinctive pour ceux qu’elle qualifiait de « barbares ». Ce ne fut certainement pas une tête politique à la façon de Marie-Thérèse ou de Catherine de Russie. Néanmoins, en coulisses, son influence politique fut réelle. Elle vouait une aversion définitive à Napoléon et, en revanche, nourrissait une admiration quasi amoureuse pour le tsar de Russie Alexandre Ier, en qui elle voyait l’espoir futur d’une libération de l’Allemagne. Sous son influence, Frédéric-Guillaume III refusa les propositions de paix de Napoléon.

Par la suite, la reine Louise soutiendra de diverses façons les initiatives de tous ceux qui préparèrent un relèvement et une revanche de la Prusse, tels le général Gneisenau ou le baron de Stein. Elle-même ne verra pas ce moment tant espéré de la revanche qui surviendra en 1813, après la campagne de Russie. En effet, la reine Louise est morte prématurément en 1810.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

Repères biographiques

Jean-Paul Bled

Ancien directeur du Centre d’études germaniques de Strasbourg, Jean-Paul Bled est professeur à l’université de Paris IV-Sorbonne, où il est titulaire de la chaire d’histoire de l’Allemagne contemporaine et des mondes germaniques. Il est notamment l’auteur de biographies de François-Joseph, de Marie-Thérèse d’Autriche et de Frédéric le Grand, ainsi que d’une Histoire de la Prusse. Il vient de publier un ouvrage consacré à la reine Louise de Prusse, figure de la résistance anti-napoléonienne après Iéna.

Boutique. Voir l’intégralité des numéros : cliquez ici

La Nouvelle Revue d'Histoire