Disparition : Alain Decaux, le passé vivant
Il est des hommages qui encensent pour mieux ensevelir. Ainsi celui de la République à Alain Decaux, disparu le 27 mars à l’âge de 90 ans. Par ses propos convenus, celle-ci a esquivé l’essentiel. Par exemple, en se gardant de rappeler qu’à peine élu à l’Académie française, en 1979 (au fauteuil de Jean Guéhenno), ce dernier avait pris la tête d’une vigoureuse campagne, dans Le Figaro Magazine, contre les menaces qui pesaient déjà sur l’enseignement de l’histoire. Cette campagne eut pourtant un retentissement considérable. À la mesure de la passion de son initiateur. De cette passion qui l’anima jusqu’à son dernier souffle. De cette passion pour l’histoire qu’il sut faire partager comme nul autre aux Français. Par ses livres, bien sûr (une soixantaine de titres (1), dont de nombreux best-sellers), mais surtout par ses émissions de radio et de télévision : à la radio, la mythique Tribune de l’histoire, créée en octobre 1951 avec André Castelot et Jean-Claude Colin-Simard (auquel succéda, neuf ans plus tard, Jean-François Chiappe) et qui, à sa disparition, à l’automne 1997, était la plus ancienne émission de France Inter, ayant conservé l’un des plus forts taux d’écoute ; à la télévision, la non moins mythique Caméra explore le temps (1957- 1966) – avec André Castelot et Stellio Lorenzi –, puis, à partir de 1969, Alain Decaux raconte – successivement rebaptisé L’Histoire en question (1981), Le Dossier d’Alain Decaux (1985) et Alain Decaux face à l’Histoire (1987) – où, seul face à la caméra, pendant plus d’une heure, il faisait revivre personnages, intrigues, énigmes, révolutions, coups d’État avec un luxe de détails inouïs ; sans compter ses pièces et scénarios écrits pour les grands spectacles de Robert Hossein.
« Alain Decaux, a bien résumé Franck Ferrand, était cet enchanteur érudit, cet historien-conteur capable de faire vibrer la France à l’assassinat de Jaurès, à la découverte de la tombe de Toutankhamon ou aux rebondissements de l’affaire Canaris […] » (Le Figaro, 30 mars 2016). Un « enchanteur érudit » venu à l’histoire grâce à Alexandre Dumas, auquel il consacra, en 2010, un émouvant Dictionnaire amoureux, son ultime ouvrage. Et grâce à G. Lenotre, l’auteur de Vieilles maisons, vieux papiers, « l’inventeur de la petite histoire […] » qui, explique-t-il dans ses mémoires (Tous les personnages sont vrais, 2005), lui permit « de passer, sans le trahir, de Dumas à une histoire non romancée ». Une histoire vivante, humaine, incarnée, à la manière d’un roman, mais d’un roman guidé par le souci scrupuleux de la vérité.
Profondément catholique, Alain Decaux penchait à gauche. Ne fut-il pas, de 1988 à 1991, ministre délégué à la Francophonie dans un gouvernement dirigé par Michel Rocard ? C’était avant tout un de ces esprits libres dont notre temps n’a plus guère l’idée. Admirateur de Sacha Guitry, le jeune Decaux était devenu son ami en gardant son hôtel-musée de l’avenue Élisée-Reclus après son arrestation, pendant les troubles de la Libération. Par la suite, ses meilleurs amis furent, jusqu’à leur mort, l’inclassable Colin-Simard, le « bonapartiste » André Castelot, le communiste Stellio Lorenzi et le monarchiste Jean-François Chiappe. Coproducteur avec Pierre Bellemare, au début des années 1960, du jeu télévisé La tête et les jambes, il fit appel au grand caricaturiste de droite Ben, dont les dessins paraissaient à la Une de Rivarol et d’Aspects de la France. Partisan, pendant la guerre d’Algérie, de l’Algérie algérienne, Decaux n’en témoigna pas moins en faveur des défenseurs de l’Algérie française poursuivis par la justice. Et reçu, au début de 1988, à l’émission Sept sur sept (TF1) d’Anne Sinclair, il créa la surprise en remerciant publiquement Jean-Marie Le Pen d’avoir souscrit pour son épée d’académicien.
En 1979, il fit scandale en démontrant, devant des millions de téléspectateurs, que le massacre des officiers polonais à Katyn, en 1943, était imputable aux Soviétiques et non aux Allemands (vérité aujourd’hui reconnue mais qui, alors, ne l’était pas). Il devait récidiver en 1983, en retraçant avec une grande objectivité la vie et l’action de Pierre Laval, ne dissimulant rien des circonstances atroces de son exécution, en 1945, après une parodie de procès. Et, surtout, en 1987, lorsqu’il évoqua avec émotion le destin tragique de Robert Brasillach. Ce qui lui valut des sacs entiers de lettres d’injures. Mais aussi de félicitations. Esprit libre, Alain Decaux était un grand honnête homme.
Christian Brosio
Notes
- La plupart des ouvrages d’Alain Decaux ont été publiés chez Perrin.
La #NRH n°84 vient de paraître ! Dossier : 1941-1945 Front de l'Est. Acheter en ligne : https://t.co/OT51edYVln pic.twitter.com/a81WbzvLHI
— La NRH (@revuenrh) 30 avril 2016
Boutique. Voir l’intégralité des numéros : cliquez ici
-
NRH n°63
Novembre-décembre 2012. Le conflit du trône et de l’autel. Moyen Âge : le choc des deux…
-
NRH n°59
Mars-avril 2012. Crimes d’État et scandales politiques. L’assassinat de César. Louis…
-
NRH n°70
Janvier-février 2014. La poudrière des Balkans. Le Turc chassé d’Europe. L’épopée…
-
NRH n°26
Septembre-octobre 2006. L’école, du succès au chaos. L’enseignement chez…