La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Grâce aux travaux d’une minorité d’historiens indépendants publiés dans les années 1990-2010, un coup mortel a été porté à la vision manichéenne, prétendument « progressiste », de la Seconde République et de la guerre civile. Désormais, l’historiographie de la guerre d’Espagne apparaît plus complexe et surtout plus rééquilibrée.

La Nouvelle Revue d'Histoire

Arnaud Imatz, un regard sur l’Espagne contemporaine

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°76, janvier-février 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Biographe de José Antonio Primo de Rivera, spécialiste de l’Espagne contemporaine, Arnaud Imatz s’est aussi intéressé à l’histoire des idées politiques.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre itinéraire personnel. Quelles sont aujourd’hui les idées dans lesquelles vous vous reconnaissez ?

Arnaud Imatz : Je suis né en 1948 à Bayonne, au sein d’une famille d’origine basco-navarraise. Docteur en sciences politiques, j’ai été pendant dix ans fonctionnaire international à l’OCDE avant de créer et de diriger à Madrid une entreprise spécialisée dans la fourniture de livres aux bibliothèques universitaires américaines et européennes. En parallèle, je me suis consacré à l’histoire de l’Espagne et à celle des idées politiques.

Ce parcours trouve ses origines dans l’histoire de ma famille. En 1914, mon grand-père maternel sert à Verdun. Mon grand-père paternel se couvre de gloire en Champagne. Grand mutilé, amputé d’une jambe, il travaillera ensuite sans jamais se plaindre en subvenant aux besoins d’une famille de six personnes. Durant la Deuxième Guerre mondiale, il reste fidèle au maréchal Pétain alors que ses fils, dont le plus âgé a perdu un bras à Dunkerque, sont gaullistes. Amie personnelle de la maréchale Pétain, qui a longtemps logé dans son hôtel, ma grand-mère maternelle ne s’en est pas moins engagée dans la Résistance…

Outre celle de ce cadre familial, il faut signaler l’influence qu’eurent sur moi certains de mes professeurs et les auteurs que j’ai lus depuis mes études, parmi lesquels Tocqueville, Donoso Cortés, Péguy, Pareto, Bernanos, Unamuno, Aron, Freund, Molnar et de Benoist…

J’ajoute que, sans ignorer ses reniements et ses injustices, notamment le sort réservé aux Français pieds-noirs et aux harkis à l’issue de la guerre d’Algérie, j’ai été profondément gaulliste en me retrouvant dans la volonté d’indépendance nationale, le refus d’une Europe supranationale vassalisée par Washington, l’association capital-travail, l’hostilité au parlementarisme. À la différence de ses récents successeurs à l’Élysée, De Gaulle pensait que la France ne se résume pas à une construction juridique et institutionnelle, mais qu’elle est d’abord un peuple sur une terre, doté d’une culture spécifique et pétri par l’histoire.

En 1968, je n’ai éprouvé aucune sympathie pour les « gauchistes », alliés objectifs du néocapitalisme, qui l’ont aidé à détruire les valeurs embarrassantes pour lui : l’enracinement, l’identité historico-culturelle, le sens du sacré. Tout me séparait de ces contestataires compulsifs, de ces pseudo-révolutionnaires, qui oublièrent vite leurs virulentes critiques du consumérisme, du productivisme et de la technocratie, pour défendre le multiculturalisme néolibéral, l’individualisme et la logique frénétique du marché, lorsqu’ils ne se précipitèrent pas sans vergogne dans les allées du pouvoir.

Je me sens aujourd’hui Basque, Français et Européen mais je ne peux me satisfaire d’une Union européenne vassalisée, sans frontières, dépourvue de volonté politique.

NRH : Vos premiers travaux ont porté sur l’École de Salamanque, trop méconnue en France.

AI : Pour beaucoup de Français, l’Espagne du Siècle d’or est synonyme de royaume ou d’Empire guerrier, mercantiliste et intolérant. Par ailleurs, la thèse simpliste de Max Weber à propos de la relation entre protestantisme et capitalisme, entre nations catholiques et nations économiquement attardées (dont l’Espagne), a été magistralement infirmée dans les années 1930 par l’hispaniste américain, Earl J. Hamilton. Mais elle demeure très présente en France où il semble difficile d’admettre que l’élite intellectuelle hispanique des XVIe et XVIIe siècles (pour la plupart des théologiens dominicains et jésuites) ait pu élaborer des théories politiques, juridiques et économiques à l’origine de la modernité.

L’École de Salamanque couvre en gros la période 1525-1640. La contribution de ses principaux penseurs (Francisco de Vitoria, Diego de Covarrubias, Luis de Molina, Juan de Mariana et Francisco Suárez) porte non seulement sur la théologie (ils font de l’œuvre de saint Thomas d’Aquin leur principal objet d’étude), mais sur tous les grands problèmes sociaux, politiques et juridiques. Ils ont formulé, bien avant les économistes des XIXe et XXe siècles, la théorie de la valeur subjective, celles de l’utilité marginale et des prix, la théorie quantitative de la monnaie et le phénomène de l’inflation. L’usure, l’intérêt, le salaire, les profits, le jeu de l’offre et de la demande, n’ont aucun secret pour eux.

À partir du XVe siècle, l’université devient un pôle d’attraction intellectuel où les grandes figures que sont Nebrija, Fray Luis de Leon, Juan de la Cruz, Luis de Gongora et bien d’autres font leurs études. Dans son De jure belli, le dominicain Francisco de Vitoria (1483-1546) redéfinit la théorie de la guerre juste, développée jusqu’alors par saint Augustin et saint Thomas. Selon Vitoria, les Indes doivent être considérées comme un protectorat politique, justifié seulement s’il sert le bien-être des peuples indigènes.
Une seconde génération, comprenant Luis de Molina (qui enseigna à Madrid et à Coimbra), Juan de Mariana et surtout Francisco Suarez (1548-1617) prend la suite. Opposé au mercantilisme, Domingo de Soto soutient que la richesse des nations découle de l’échange et non de l’accumulation des métaux précieux. Les penseurs de la néo-scolastique espagnole condamnent l’usure mais acceptent l’intérêt modéré. Le plus célèbre de ces auteurs est Francisco Suarez (1548-1617). À son époque, son œuvre est connue dans toute l’Europe. Il énonce dans son Defensio Fidei (1613) l’axiome fondamental de la théologie scolastique : le pouvoir public vient toujours de Dieu et seule est légitime l’autorité qui ne perd pas de vue sa mission, qui est l’obtention du bien commun.

Dès le début du XIXe siècle, plusieurs juristes espagnols et européens souligneront l’influence de Vitoria et de ses disciples sur les juristes protestants Grotius et Pufendorf, qui passaient jusqu’alors pour les seuls précurseurs du droit international. Dans le domaine de l’économie, il faudra attendre près de trois siècles pour que l’économiste Joseph Schumpeter écrive que les penseurs de l’École de Salamanque méritent le qualificatif de fondateurs de l’économie moderne.

NRH : Il y a une trentaine d’années, vous avez donné la première étude d’envergure consacrée à José Antonio Primo de Rivera.

AI : La lecture fortuite de deux livres consacrés à la Phalange, publiés au début des années 1970, fut pour moi déterminante. Ces deux ouvrages pionniers, l’un, du journaliste et polémiste d’extrême gauche Herbert Southworth, l’autre, de l’historien social-démocrate Stanley Payne, ont éveillé en moi un intérêt qui ne s’est, depuis, jamais démenti pour la figure de José Antonio Primo de Rivera. J’ai soutenu, en 1975, une thèse de doctorat d’État sur sa pensée politique et publié ensuite José Antonio et la Phalange Espagnole (1), un livre complété vingt ans plus tard par José Antonio, la Phalange Espagnole et le national-syndicalisme (2). L’édition espagnole la plus récente date de 2006. Ce sujet est devenu un véritable tabou de l’historiographie espagnole.

Victime de la manipulation idéologique qu’en firent les franquistes, honni et vomi par les auteurs néolibéraux, néo-sociaux-démocrates et postmarxistes, José Antonio est passé sous silence ou caricaturé par la majorité des journalistes et des historiens. Pourtant, le philosophe libéral, Miguel de Unamuno, avait vu en lui « un cerveau privilégié peut être le plus prometteur de l’Europe contemporaine ». Le prestigieux historien libéral, Salvador de Madariaga, l’avait défini comme une personnalité « courageuse, intelligente, idéaliste ». Des hommes politiques aux sensibilités de gauche, voire d’extrême gauche, comme Indalecio Prieto, ou des intellectuels renommés comme Gregorio Marañon, Federico Garcia Lorca, Bertrand de Jouvenel, Gustave Thibon ou Georges Bernanos ont tous rendu hommage à son honnêteté et à sa sincérité. « Un héros de roman de cape et d’épées », disait de lui l’ambassadeur des États-Unis, Claude Bowers. Mais José Antonio n’était pas que cela.

Grand d’Espagne, il était devenu républicain de raison et s’était défait de toute nostalgie passéiste pour la monarchie. Beaucoup de ceux qui l’ont connu soulignent sa haute conception de la justice, son sens du devoir et de l’honneur, son magnétisme, son courage et son humour. Azorin, l’illustre écrivain de la Génération de 98 (3), insiste sur sa « cordialité » et sa « bonté de cœur ». « Ni de droite, ni de gauche », il cherche à jeter un pont entre la tradition et la modernité. Il appartient à la lignée des révolutionnaires ou réformistes, radicaux ou modérés, autoritaires ou démocrates, socialistes organicistes ou nationaux populistes, qui prétendent associer, concilier, surmonter les contraires relatifs afin d’intégrer ouvriers, paysans et bourgeois dans la communauté nationale.

Unir et fondre les traditions de droite et de gauche, refuser le particularisme égoïste et l’universalisme abstrait, lutter contre le matérialisme individualiste et collectiviste, tel est l’objectif de José Antonio. La dimension religieuse et chrétienne, le respect de la personne humaine, le refus de reconnaître dans l’État ou le parti la valeur suprême, l’antimachiavélisme sont autant d’éléments distinctifs de sa pensée. José Antonio n’était ni hégélien, ni darwiniste. Sa pensée est très proche de celle des non-conformistes français des années 30 (Mounier, Fabrègues, Maxence, Rougemont, Daniel-Rops). Sa disparition prématurée et celle de la quasi-totalité des leaders phalangistes ou nationaux-syndicalistes (Ramiro Ledesma Ramos, Onésimo Redondo, Julio Ruiz de Alda, etc.) firent qu’en avril 1937, Franco put imposer à la Phalange et aux carlistes la fusion avec tous les partis de droite (monarchistes, républicains-conservateurs et libéraux de droite).

Le nouveau mouvement informe, appelé Phalange espagnole traditionaliste (FET) compta bientôt plus d’un million de membres alors qu’en février 1936, la Phalange de José Antonio ne groupait pas plus de 10 à 20 000 militants. Très vite, les autorités franquistes comprirent l’avantage qu’elles pouvaient tirer d’un culte rendu à José Antonio. Elles exaltèrent son exemple et son sacrifice, récupérant la phraséologie et la symbolique de son mouvement, en oubliant les thèmes révolutionnaires de sa doctrine. Sur 119 ministres du Caudillo, 7 (voire 21, selon les critères que l’on adopte), seront phalangistes. Ils occuperont, presque exclusivement, des portefeuilles à caractère « technique » ou « social » et les ministères clefs leur échapperont toujours.

NRH : Vous vous êtes intéressé ensuite à Juan Donoso Cortès.

AI : En 1986, j’ai préfacé la réédition française du célèbre Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme (4) et j’ai établi récemment une anthologie de textes du même auteur, Théologie de l’histoire et crise de civilisation, précédée d’une longue étude introductive (5). Chez Donoso Cortès, il faut surtout souligner l’évolution, une évolution qui le mène du libéralisme au conservatisme avant de connaître ce qu’il appelle sa « conversion » au catholicisme.

Donoso fut un homme d’État et un diplomate sûr et efficace, un orateur éloquent, un écrivain de talent, un philosophe et même un théologien prestigieux. Ambassadeur et ministre plénipotentiaire à Berlin et à Paris, plusieurs fois député aux Cortes, secrétaire particulier et conseiller de la reine mère-régente, Marie-Christine (6), Donoso Cortès fut honoré du titre de marquis de Valdegamas. Prononcé en 1849, son Discours sur la dictature est immédiatement traduit dans plusieurs langues dont le français, l’italien et l’allemand.

Né en 1809, Donoso a franchi au cours de sa vie trois étapes successives.
– Une séquence libérale-modérée (1832-1836), rationaliste, très critique des «  fanatiques » traditionalistes-carlistes partisans de Don Carlos (le frère de Ferdinand VII que celui-ci a écarté de la couronne). Donoso encense alors Luther et salue «  la magnifique Révolution française ».
– Puis une phase conservatrice libérale (1837-1847), au cours de laquelle il reconnaît que la raison doit s’appuyer sur la foi et qualifie désormais la Révolution française de « fourvoiement de la raison ».
– Enfin, l’étape proprement catholique traditionnelle (1847-1853). Le 4 janvier 1849, avec le Discours sur la dictature, Donoso combat désormais les opinions qu’il avait défendues jusqu’alors.

Il retient à nouveau l’attention en 1850, à l’occasion de son Discours sur la situation de l’Europe, qui contient une critique radicale de l’économisme. Donoso nie que les véritables hommes d’État de l’histoire se soient jamais appuyés sur la vérité économique : « L’ordre matériel n’est rien sans l’ordre moral ». Dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, publié en juin 1851, il affirme que « Toute grande question politique et humaine suppose une grande question théologique ». Il meurt en mai 1853, alors qu’il va entrer dans sa quarante-quatrième année.

NRH : Vous avez également contribué à réveiller, en France, l’intérêt pour José Ortega y Gasset.

AI : J’ai édité et introduit une nouvelle version française de son ouvrage La Révolte des masses (7). Pour lui, « Être de gauche ou être de droite c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale ». À l’instar du libéralisme du catholique Miguel de Unamuno, autre figure de proue de l’intelligentsia ibérique, le libéralisme agnostique d’Ortega est aux antipodes du néo-libéralisme anglo-saxon. Nuls critiques plus radicaux et plus acerbes de «  l’homo economicus », de « l’homme apatride », «  asexué », que les deux auteurs du Sentiment tragique de la vie (1913) (8) et de La Révolte des masses (1929).

Pour Ortega, le nivellement par le bas, à partir de l’élimination des meilleurs, n’a rien à voir avec la démocratie. Il ne reflète au contraire que hargne et ressentiment. L’idée que l’égalité politique doit s’accompagner d’égalité dans tout le reste de la vie sociale est erronée et dangereuse. Selon Ortega, « l’homme-masse » est un type d’homme qui apparaît dans toutes les classes d’une société. Il représente à la fois le triomphe et l’échec de l’ethos bourgeois. C’est l’individu qui refuse toute forme de supériorité et se sent le droit inné d’exiger toutes sortes de commodités ou d’avantages de la part d’un monde auquel il n’estime ne rien devoir. Il ne se croit pas meilleur que les autres, mais il nie que les autres soient meilleurs que lui. C’est l’«  homme moyen », qui « n’a que des appétits », « ne se suppose que des droits » et « ne se croit pas d’obligations ». C’est « l’homme sans la noblesse qui oblige ».

À l’opposé de l’homme-masse, Ortega affirme que l’homme noble ou exemplaire vit au service d’un idéal. Il est celui qui exige d’abord tout de lui même. « L’homme d’élite, dit-il, n’est pas le prétentieux qui se croit supérieur aux autres, mais bien celui qui est plus exigeant pour lui que pour les autres ».

Plus de soixante ans après la première publication de La Révolte des masses, l’historien et politologue américain Christopher Lasch a complété et renouvelé la thèse d’Ortega y Gasset. Dans un ouvrage fondamental, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (9), Lasch a montré que les attitudes mentales de l’homme-masse sont désormais plus caractéristiques des classes supérieures que des classes moyennes et basses. « Avant moi le néant, après moi le déluge » semble être devenu la devise préférée d’une nouvelle classe dirigeante dont le style de vie est marqué par le rejet des valeurs communautaires, le mépris des traditions populaires, la fascination pour le marché, la tyrannie de la mode, le nomadisme, l’insatisfaction assouvie dans la consommation de la marchandise, l’obsession de l’apparence physique, le culte du spectacle, du succès et de la renommée.

NRH : Vous avez, avec La Guerre d’Espagne revisitée, contribué à une relecture nécessaire de la guerre civile de 1936-1939.

AI : En 1989 et 1993, j’ai publié La Guerre d’Espagne revisitée (10), livre préfacé par l’historien Pierre Chaunu. À cette occasion, j’ai présenté les travaux d’historiens et de politologues espagnols prestigieux mais inconnus dans l’Hexagone, tels Ricardo de la Cierva, Luis Suarez, Gonzalo Fernandez de la Mora et les frères Salas Larrazabal. En 2006, à l’occasion du 70e anniversaire du déclenchement de la guerre civile espagnole, le dossier du n°25 (juillet-août) de La NRH a été consacré à ce sujet. J’ai pu ainsi faire connaître au public francophone les « nouveaux historiens indépendants » de la Péninsule (Pio Moa, Angel David Martin Rubio, José Javier Esparza…). J’ai aussi édité et préfacé l’ouvrage de l’un des plus grands spécialistes mondiaux de la guerre civile espagnole, l’historien américain, Stanley Payne, La Guerre d’Espagne. L’histoire face à la confusion mémorielle (11).

Grâce aux travaux d’une minorité d’historiens indépendants publiés dans les années 1990-2010, un coup mortel a été porté à la vision manichéenne, prétendument « progressiste », de la Seconde République et de la guerre civile, qui avait été élevée au rang de dogme officiel par les gouvernements du PSOE sous l’influence et la pression de l’extrême gauche. Désormais, l’historiographie de la guerre d’Espagne apparaît plus complexe et surtout plus rééquilibrée. La vision partiale reste sans doute prédominante au sein de l’université d’État où rares sont ceux qui osent la remettre en cause. Elle est aussi inculquée sans partage dans l’enseignement secondaire public. Mais, dans les grands médias, et surtout dans l’opinion publique, la perception de la grande tragédie espagnole du XXe siècle est désormais plus équilibrée.

L’interprétation « officielle », idyllique et politiquement correcte, selon laquelle les bons « républicains » défendaient la légalité, la liberté, la démocratie, l’émancipation des travailleurs et la modernisation de la société espagnole, face aux méchants « fascistes » n’est plus du tout hégémonique dans l’opinion publique. La fiction a vécu.

NRH : Vous avez préfacé longuement le livre de Dominique Venner, Europa y su destino, publié en Espagne, en 2010.

AI : Oui. J’ai, en effet, présenté cet ouvrage au public hispanique car je considère que Dominique Venner est l’un des quelques historiens français de sa génération qui méritent vraiment d’être lus et débattus. Ce livre, écrit spécialement pour les Espagnols, reprend et développe la thèse de son remarquable livre Le Siècle de 1914.

NRH : Vous vous apprêtez à publier une synthèse ambitieuse consacrés à l’antagonisme entre droite et gauche.

AI : À partir des années 1990, je me suis intéressé au clivage droite-gauche, une division qui a fait l’objet de beaucoup trop d’ouvrages convenus. J’ai publié Par-delà droite et gauche. Permanence et évolution des idéaux et des valeurs non-conformistes (12). Enfin, j’ai refondu et actualisé l’ensemble de ces travaux dans un ouvrage de synthèse Droite-gauche : pour sortir de l’équivoque. Histoire des idées et des valeurs non-conformistes du XIXe au XXIe siècle, à paraître en février 2015 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Je crois, ou du moins j’espère, contribuer par ce livre à la transmission de tout un patrimoine historico-culturel ignoré ou méconnu des jeunes générations. Le clivage droite-gauche est présenté aujourd’hui comme « l’horizon indépassable de la démocratie ». Paradoxalement, il n’a jamais été aussi décrédibilisé dans l’opinion publique.

Il y a déjà plus d’un demi-siècle, dans la préface de L’Opium des intellectuels, Raymond Aron invitait pourtant ses lecteurs à plus de clairvoyance : « On n’apportera quelque clarté dans la confusion des querelles françaises, disait-il, qu’en rejetant ces concepts équivoques (13) ». Au fil des ans, la division droite-gauche s’est convertie en un mythe incapacitant destiné à brider la résistance populaire à la cristallisation oligarchique. Un bon nombre d’auteurs considèrent désormais que le prétendu débat politique immuable, opposant deux catégories « essentialisées », est devenu insensiblement un masque. Le non-conformiste authentique heurte de front les tabous de notre époque en envisageant l’hypothèse que c’est dans le principe matérialiste de la vie, le rationalisme des Lumières, l’absolutisation du relatif, la divinisation de la science, l’exacerbation de l’individualisme, la négation de la valeur de l’identité et de la différence, la primauté de l’économique sur le social, de l’utile sur l’éthique, enfin, le culte de l’argent et de l’égalité généralisée que se trouve la matrice de l’aliénation, du totalitarisme mou ou soft de la modernité.

Les non-conformistes affirment que la négation de l’identité collective (ou du minimum indispensable de valeurs morales et culturelles partagées), telle qu’elle s’est traduite au XXe siècle dans le socialisme marxiste et le néo-libéralisme a largement contribué à la crise en cours. On l’aura compris : Droite-gauche : pour sortir de l’équivoque est une étude introductive aux idées et aux valeurs non-conformistes.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Notes

  1. 1. Albatros, 1981.
  2. Godefroy de Bouillon, 2000. L’édition espagnole de 2006, préfacée par l’économiste, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Juan Velarde Fuertes, a fait l’objet de plusieurs réimpressions.
  3. Génération de 98 : Surnom donné aux auteurs littéraires espagnols de la dernière décennie du XIXe siècle.
  4. Juan Donoso Cortès, Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, éditions Dominique Martin Morin, 1986.
  5. Juan Donoso Cortès, Théologie de l’histoire et crise de civilisation, Le Cerf, 2013.
  6. Marie Christine, régente de 1833 à 1840, était la veuve du roi d’Espagne Ferdinand VII (roi de 1813 à 1833), et la mère d’Isabelle II (qui régnera de 1833 à 1868).
  7. Éd. Le Labyrinthe, 1986.
  8. Miguel de Unamuno, Sentiment tragique de la vie, Gallimard, 1957.
  9. Flammarion/Champs, 2010.
  10. Economica, 1989, rééd. 1993.
  11. Le Cerf, 2010, rééd. 2011.
  12. Godefroy de Bouillon, 1996 et 2002.
  13. Calmann-Lévy, 1955, rééd. Fayard-Pluriel, 2010.

Repères biographiques

Arnaud Imatz

Docteur d’état en sciences politiques, diplômé en droit et sciences économiques, Arnaud Imatz a été fonctionnaire international à l’OCDE, puis chef d’entreprise en Espagne. Collaborateur régulier de La Nouvelle Revue d’Histoire, il a notamment publié José Antonio et la Phalange espagnole (Albatros 1981 ; rééd. J.-C. Godefroy 2000), La Guerre d’Espagne revisitée (Economica, 1989 ; rééd. 1993), Par-delà droite et gauche. Permanence et évolution des idéaux et des valeurs non conformistes (Godefroy de Bouillon, 1996 ; rééd. 2002). Son prochain livre Droite-gauche : pour sortir de l’équivoque. Histoire des idées et des valeurs non-conformistes du XIXe au XXIe siècle, sera publié en 2015 aux Éditions Pierre Guillaume de Roux.

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