Michel Angot : l’Inde, une civilisation ignorée
Historien de formation, indianiste, védisant, grammairien et philosophe, Michel Angot a longuement travaillé en Inde. Il y a appris le Veda et sa récitation auprès d’érudits (pandits). Il a enseigné le sanskrit et la littérature sanskrite à l’université de Nanterre (Paris-X) puis à l’Inalco. Il donne des cours au Collège de France et anime un séminaire consacré à l’étude des textes sanskrits anciens à l’EHESS. Après bien d’autres livres, il vient de publier L’Inde dans la collection PUF Clio, un ouvrage très complet et accessible qui se rapporte à la longue histoire mal connue de l’Inde, à ses religions et à sa civilisation. Il répond à nos questions sur son itinéraire et sur ce monde d’altérité déconcertante pour un Européen.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Comment est née votre passion pour l’Inde ?
Michel Angot : Je n’ai jamais eu de passion pour l’Inde. Je l’ai étudiée, j’ai fini par la connaître et l’aimer, mais ce n’était pas le pays de mon esprit. Quand j’étais enfant, je ne rêvais pas à l’Inde mais aux pays de l’Europe ancienne, la Grèce, Rome. J’avais une culture classique et j’étais passionné d’histoire classique. Ce qui n’était pas très bien vu dans ma famille qui aurait préféré me voir suivre des études mathématiques, « scientifiques ». Mais ce qui m’intéressait c’était l’art, l’histoire, la philosophie.
L’Inde n’est entrée que tardivement dans mes centres d’intérêt par le biais de l’histoire. On peut s’intéresser à Platon sans s’intéresser tout d’abord à la Grèce. Néanmoins, Platon s’inscrit dans un certain espace, une langue, une histoire qu’à terme on ne peut ignorer. On n’est pas nécessairement amoureux de l’Inde au prétexte que l’on fait du sanskrit. Mon identité n’est pas celle d’un historien, mais celle d’un linguiste et d’un grammairien.
NRH : Quels furent vos maîtres intellectuels et spirituels ?
MA : Mon premier maître fut l’université. J’étais programmé initialement pour devenir instituteur. Je suis donc passé par l’École normale d’instituteurs. Mais j’avais une soif de savoir et dès que j’ai pu m’évader au-delà de cet univers, je l’ai fait. Je me suis inscrit en études d’histoire à l’université. Après avoir passé le CAPES, ayant satisfait aux obligations sociales, j’ai découvert que l’histoire ne m’apportait pas les réponses existentielles que je souhaitais. La perspective d’enseigner durant le reste de ma vie ne m’enthousiasmait pas.
C’est à ce moment que j’ai découvert le sanskrit en lisant l’ouvrage de Mircea Eliade sur le yoga. Immédiatement, la beauté des mots sanskrits m’est apparue. Je me souviens que je les prononçais comme on savoure une friandise. Le livre était truffé de mots sanskrits qui me mettait dans des états de ravissement. À partir de quoi, je me suis rué sur les grammaires sanskrites, j’ai rencontré les maîtres français puis indiens du sanskrit.
NRH : Je suppose qu’il n’y a pas de méthode Assimil pour le sanskrit ?
MA : Non, pas du tout [rires]. Encore qu’en Inde de telles méthodes existent. Mais le sanskrit en question est une création politique du XXe siècle ; ce n’est pas la langue érudite des brahmanes.
NRH : Au bout de combien de temps avez-vous commencé à vous sentir à l’aise avec le sanskrit ?
MA : Il faut une vingtaine d’années pour être à l’aise avec la langue. Certes au bout de trois ans, avec l’aide d’une grammaire et d’un dictionnaire, on peut traduire des textes. La grammaire du sanskrit n’est pas difficile. En revanche, l’érudition nécessaire pour comprendre les textes, de l’intérieur, comme leurs auteurs anciens les ont conçus prend beaucoup de temps. Cette érudition n’est pas formatée dans les catégories occidentales. C’est ainsi que, après avoir maîtrisé la grammaire rédigée par Louis Renou, vous découvrez vite qu’il faut encore acquérir la culture érudite à partir de laquelle les auteurs anciens composaient leurs œuvres.
NRH : En quoi cette langue vous fascinait-elle ?
MA : Cela tient à la fois à l’excellence de la grammaire indigène et aussi à la qualité des œuvres. Trois mille cinq cents ans et les meilleurs esprits ont permis de constituer une immense littérature variée et riche en chefs d’œuvre : le plus beau monument indien, sa cathédrale, est un monument de parole.
NRH : Le chef-d’œuvre de l’Inde serait-il la langue sanskrite ?
MA : Il existe en Asie du sud des monuments de pierre qui sont beaux et intéressants, comme dans toutes les grandes cultures. Mais là où les Indiens ont excellé, c’est dans la langue et dans la conscience de la langue, la philosophie de la parole. Ferdinand de Saussure, un des fondateurs de la linguistique moderne a rendu hommage aux grammairiens sanskrits qu’il admirait. Mon chemin vers l’Inde a donc été linguistique. Je n’y suis pas venu par exotisme, par Katmandou, ou à la recherche d’une autre spiritualité. La culture gréco-latine me satisfaisait. Chez beaucoup, l’intérêt envers l’Inde est causé par le désamour envers l’Europe, ce n’est pas mon cas.
NRH : Comment le professeur d’histoire est-il devenu l’érudit du sanskrit que vous êtes ?
MA : Étant de caractère indépendant, je ne me suis jamais trouvé en situation de poursuivre une carrière universitaire typique. J’ai beaucoup travaillé en solitaire et j’ai aussi été aidé : j’ai suivi assidûment les cours de Pierre-Sylvain Filliozat, qui m’a initié à Panini, Madeleine Biardeau a été mon amie… J’ai beaucoup lu, notamment Gérard Fussman, un grand historien de l’Inde ancienne. C’est ainsi que j’ai acquis une culture scientifique base de notoriété. Parallèlement, j’ai appris à connaître de l’intérieur la tradition brahmanique.
NRH : Dans le cadre de vos études, avez-vous été amené à travailler en Inde ?
MA : J’ai séjourné à l’École française d’Extrême-Orient à Pondichéry. Et puis j’ai rencontré des maîtres indiens. C’est en partie grâce à eux que j’ai pu pénétrer la manière indienne de penser. Les brahmanes m’ont appris les textes, les maîtres m’ont fait connaître l’Inde, ils m’ont appris une certaine manière d’être au monde. J’ai été un témoin privilégié ; ma connaissance du sanskrit et le fait que je sache réciter le Veda me permettaient d’accéder à leur spiritualité.
NRH : Leur manière d’être au monde est-elle spécifique ?
MA : Les Indiens que j’ai rencontrés sont principalement les brahmanes érudits, une minorité, et ceux-ci ne se comportent pas comme nous, ne pensent pas comme nous. Historiquement, au XVIe siècle, alors que la réalité historique et étatique du royaume de France était appréciée par le roi, ses sujets et les étrangers, il n’en allait pas de même en Asie du Sud. Les brahmanes, ceux qui devaient penser le monde hindou dans ses multiples variétés, n’avaient aucune idée de l’Inde. Ils n’avaient aussi aucune idée de l’histoire.
Dès lors, ils ne pouvaient pas réaliser l’histoire de l’Inde. Quant à l’histoire des autres, il aurait déjà fallu qu’ils s’intéressent aux autres. Or la culture brahmaniste, fondamentalement autiste, ne connaît pas l’autre, elle connaît l’inférieur sans s’y intéresser. L’absence d’intérêt des Hindous envers la chronologie était déjà connue dans le passé.
L’histoire a été ignorée car non conceptualisée. Chez les brahmanes, il n’y a pas de Thucydide ou de Foissart. Cela constitue une source de difficulté majeure pour les historiens. Pourtant, les intellectuels de ces pays sans histoire consciente ont eu le culte de la mémoire anhistorique. Celle-ci concerne le long volet sanskrit de la civilisation indienne. L’objet « Inde » est récent : c’est une création britannique.
NRH : Peut-on dire que pour tenter de comprendre cette civilisation, il faut s’en rapporter à ce qu’ont dit les brahmanes ?
MA : Fondamentalement la culture indienne est stratifiée : elle comprend la couche nationalisée du brahmanisme ancien, la couche de l’islam dirigeant, celle liée à la présence britannique et enfin l’impact puissant de la modernité. S’il s’agit de l’histoire de l’Inde contemporaine, il faut la commencer vers 1740 avec le début de la colonisation. Le brahmanisme était lié aux brahmanes sanskritophones : il était de nature sociologique. En revanche la nébuleuse hindouiste et toutes les religions d’aujourd’hui sont de nature politique.
Ma spécificité vaut pour le monde précolonial : je connais la culture brahmanique ancienne, même sans utiliser les catégories occidentales, et je me sers de cette connaissance pour faire l’histoire du volet ancien des pays indiens, une époque où les brahmanes et leurs équivalents bouddhistes avaient le monopole de la parole.
NRH : Après ces premières mises au point incluant l’évocation de votre parcours original et rare, j’aimerais maintenant en venir à l’histoire de l’Inde telle qu’on peut la reconstituer. Peut-on parler de la civilisation indienne comme on parle de la civilisation européenne ?
MA : Certainement pas : il faut s’entendre sur les mots.
NRH : Peut-on parler de continent indien, comme on parle de continent européen ?
MA : Cette notion de continent n’existe pas avant la colonisation. Nos catégories, y compris géographiques, ne s’appliquent pas. On ne peut parler de l’histoire de l’Inde comme on le fait pour la France ou l’Angleterre, des réalités politiques et historiques anciennes. Avant la colonisation, personne dans ce vaste espace géographique n’a conscience d’appartenir à une nation ou un pays qui rassemblerait les habitants de l’Inde actuelle. Les castes et les régions sont les réalités : un brahmane du Kerala se définit par son statut, sa caste ; il n’est pas le sujet d’un roi. Les Indes sont plurielles. C’est la colonisation britannique qui instille les notions de pays, d’Etat, d’unité géographique et politique. Avec l’indépendance, l’Inde est un empire qui veut devenir une nation.
NRH : Ce sont donc les Anglais qui ont fait naître l’Inde ?
MA : Ils font naître l’Inde moderne. Dans leur volonté d’administrer le pays qu’ils conquièrent, ils interrogent les habitants sur ce qu’ils sont. Faute de réponse satisfaisante à leurs yeux, ils inventent les noms et les catégories qu’ils comprennent : « Vous êtes des hindous, vous êtes des Indiens ». L’Angleterre, la grande puissance mondiale du XIXe siècle, est en mesure d’imposer ses catégories. Les musulmans s’étaient imposés militairement. Les Anglais imposent leur culture technique. Après la faillite militaire, la culture des brahmanes est dévalorisée tandis que les musulmans perdent aussi leur pouvoir.
NRH : D’où vient le mot Inde ?
MA : L’évolution du nom même de l’Inde reflète la complexité de la civilisation indienne. Le nom Indika est celui de l’ouvrage écrit par le grec Mégasthènes, ambassadeur de Seleucos Nikator à la cour de l’empereur Maurya au IIIe siècle avant notre ère. India était la forme hellénisée de Hindu utilisée par la Perse achéménide qui transcrivait sindhu. Ce sindhu désigne le fleuve par excellence qu’était l’Indus.
Plus tard, dans l’Inde musulmane, ce mot servit à nommer les régions traversées par le fleuve (le Sindh) et, par extension, le sous-continent. Les envahisseurs musulmans qui utilisaient le persan comme langue de cour avaient l’habitude de dire hindustan (pays des hindu) pour désigner l’Inde en tant que région non musulmane. Hindu prit donc une connotation religieuse par opposition à l’islam.
Quant aux Européens, ils distinguèrent les « Indiens », habitant des Indes, et les hindu, pratiquants d’une religion qui n’était ni l’Islam, ni le bouddhisme, ni le christianisme. Au XIXe siècle, ils inventèrent le mot « hindouisme » pour nommer cette religion.
Aujourd’hui, les vicissitudes de l’histoire font que nous nommons Inde un pays où l’Indus ne coule que très peu, alors qu’il arrose le Pakistan. Nous nommons hindou les adeptes d’une religion dont le nom avait été choisie par les musulmans.
NRH : Qu’entendez-vous par civilisation sanskrite ?
MA : C’est la civilisation soutenue par l’usage du sanskrit en tant que langue culturelle, la « langue des dieux au pays des hommes ». Le sanskrit est d’abord langue religieuse, celle du Veda, monument religieux et poétique dont la rédaction commence peut-être 1 500 avant notre ère. D’emblée, les brahmanes s’y trouvent associés, leur nom dérivant du mot brahman « mystère de la parole ». Puis, au début de l’ère chrétienne, un sanskrit renouvelé par la grammaire devient une langue intellectuelle et politique. La civilisation indienne classique est fédérée par l’usage du sanskrit : c’est une aire spatiale et temporelle où l’on emploie le sanskrit comme langue de culture.
Décrite par le grammairien Panini (vers le IVe siècle avant notre ère), cette langue issue des vieux parlers indo-arya est fixée par un effort volontaire de ses locuteurs brahmanes dans les premiers siècles avant notre ère ; elle n’est nommée « sanskrit » que quelques siècles plus tard. L’unité de culture réalisée par le sanskrit, langue de l’élite, n’a pas effacé la très grande diversité linguistique du sous-continent. Le sanskrit, modelé par la tradition grammairienne, a été mis à l’abri de l’usage et de l’usure. Il joue un peu le rôle du latin au Moyen Âge européen, mais un latin consciemment élaboré.
NRH : Vous suggérez que l’influence du sanskrit s’est exercée bien au-delà du sous-continent indien ?
MA : L’influence du sanskrit s’exerça au-delà de ses locuteurs parce qu’il était véhiculé par les brahmanes et aussi par tous ceux que nous nommerions intellectuels. Bien qu’il n’existât pas d’empire indien ni donc de langue impériale, le sanskrit était pourtant bien une sorte de langue impériale, mais d’un empire de la pensée. Si les rois hindous, bouddhistes, jaina l’associent à leur pouvoir, la population générale ignorait le sanskrit si bien que le sanskrit n’est pas associé aux populations des royaumes comme le grec à l’empire d’Alexandre ou le latin à l’empire romain. C’est principalement en sanskrit que les savoirs indiens religieux et profanes (notamment la manière de gouverner) ont été exportés au Tibet, en Chine, en Asie du sud-est, au Cambodge et en Indonésie.
Pendant des siècles, le sanskrit est la langue du savoir en même temps que la langue littéraire, religieuse ou philosophique. Il est le véhicule de la communication générale en Inde et en Asie orientale, avant d’être concurrencé par le persan quand s’imposent des guerriers musulmans : le sultanat de Delhi (XIIIe siècle) et l’empire moghol font du persan la langue de culture ; à la fin du XVIIIe siècle, l’anglais devient le véhicule de la modernité.
Aujourd’hui, même s’il existe des journaux en sanskrit, celui-ci est une langue érudite qui, bien que l’une des 22 langues officielles de l’Inde, est une langue « morte » comme nous le disons pour le grec et le latin.
NRH : Connaît-on l’origine ancienne du sanskrit ?
MA : C’est une histoire imprécise. Vers 1 800 avant notre ère, des peuples dont on ignore presque tout pénètrent dans le bassin moyen du fleuve que nous nommons Indus, celui qui a donné son nom à l’Inde, même s’il coule au Pakistan. Ces peuples sont des nomades pasteurs, ils maîtrisent le cheval, le char et le fer. Ils proviennent, pense-t-on scientifiquement, de l’Asie centrale. Ils parlent des langues proches de l’iranien ancien, apparentées à un groupe de langues dites « indo-européennes » avec le latin, le grec, le celte, le germanique, et des langues disparues comme le tokharien.
Ces peuples conquérants seraient demeurés obscurs s’ils n’avaient été accompagnés de bardes et de poètes composant et récitant des hymnes à la gloire de leurs divinités, racontant aussi leurs mythes fondateurs. Dans le domaine indien ce sont ces hymnes qui ont formé la couche la plus ancienne de ce que, plusieurs siècles après on nomme le Veda « le savoir ». Georges Dumézil, notamment dans Mythe et Épopée a admirablement montré à quel fonds commun appartenaient tous ces mythes et légendes.
Ce qui est extraordinaire et unique même, c’est que grâce au conservatisme des Indiens et à l’incroyable effort de mémoire dont on fait preuve les brahmanes, le Veda est parvenu jusqu’à nous, sinon intact dans sa totalité, au moins pour une part essentielle. En revanche la religion et les pratiques rituelles que le Veda soutenait ont totalement disparu. Seul le texte est resté.
NRH : Comment expliquez-vous cette permanence du Veda ?
MA : Vers le début de notre ère, la vieille langue védique d’origine indo-européenne disparaît, remplacée par des langues vernaculaires. Pendant ce temps, alors que les rites védiques disparaissent presque complètement, à l’écart, les brahmanes continuent à mémoriser et à réciter le Veda parce que sa connaissance était le signe de leur statut. Parallèlement à la formation du bouddhisme, se forma une nouvelle religion, plurielle, nommé hindouisme au XIXe siècle.
Il faut noter aussi qu’une nouvelle langue issue de la vielle langue védique, transformée par la volonté de normalisation des brahmanes, a vu le jour vers le Ier siècle de notre ère. Langue savante, c’est elle que nous appelons le sanskrit. Elle est devenue la langue normalisée d’une civilisation spécifique.
NRH : Cette langue est-elle associée à un empire ou à une puissance politique ?
MA : Nullement. Le sanskrit a régné sur un empire de la pensée, jamais cette langue n’a été l’instrument d’un état ou d’un empire. Jamais elle ne fut adoptée ni même connue par un peuple ou un groupe ethnique. Le sanskrit dit classique devient la langue de l’esprit, la langue de l’art, à l’abri de l’usage, de l’usure et en partie de l’évolution. Pour comprendre sa nature, il faut nécessairement comprendre ce que furent les brahmanes créateurs et principaux utilisateurs du sanskrit. Cette langue est restée attachée à cette infime minorité de la population jouissant d’un statut supérieur, les seuls qui soient réputés être pleinement des hommes.
NRH : Comment les brahmanes ont-ils assuré la perpétuation du sanskrit ?
MA : Cela ne tient pas à leurs fonctions religieuses de « prêtres », car ils n’ont pas le monopole du religieux, ils ne forment pas non plus comme les mandarins de l’empire chinois, un corps d’administrateurs au service de l’État. Ces fonctions de scribe étaient réservées à une caste spécifique dont le statut était inférieur.
Ce qui assurait la prééminence des brahmanes, c’était le privilège d’énoncer en sanskrit, de transmettre par la parole et de garder en mémoire les normes du monde et des hommes. Ils étaient en position de dire le vrai, c’est à dire ce qui à jamais devait être mis à l’abri de la réalité. De fait, le sanskrit était la langue des brahmanes et de droit parce qu’elle appartenait à tous les temps, elle devait se tenir à distance de l’histoire. La langue qui énonce la permanence doit être fixe, pérenne et sacrée. Il fallait naturellement que le statut des brahmanes soit généralement accepté. Et ceux qui ne l’acceptaient pas, les bouddhistes par exemple, ont vu les brahmanes intérioriser leurs valeurs, celles du renoncement, du yoga, la non-violence, etc. C’est chose faite vers l’an mille de notre ère. Désormais, du côté de la philosophie et de la théologie, l’action est tenue pour la responsable de tous les maux.
Pourtant à la même époque, ce que nous appelons l’Inde n’avait pas renoncé à l’action. Elle était le théâtre de continuelles batailles entre les rois, d’émeutes populaires ignorant la non violence. Cette époque voit également la construction des plus grands temples hindous et la conquête d’un empire maritime par les rois tamouls. Il faut donc bien distinguer l’histoire des brahmanes et celle des rois et des peuples, même si simultanément les brahmanes étaient toujours au service du pouvoir. Leurs prééminences étaient acceptés par la majorité de la population. On en veut pour preuve que toute la littérature indienne ancienne a fini par être rédigée en sanskrit. On peut noter aussi qu’entre le Xe et le XIIIe siècle, le bouddhisme disparut des terres indiennes où il était né, alors que se maintenait l’influence des brahmanes.
NRH : Comment devenait-on brahmane ?
MA : Dans l’Antiquité, il y avait deux façons de devenir brahmane, soit de façon héréditaire, toujours à la suite d’une initiation, ou l’on pouvait devenir brahmane par adoption. Quand un brahmane découvrait un bel esprit, il pouvait lui conférer l’initiation brahmanique.
NRH : Dans l’un de ses ouvrages, La Bibliothèque du Maharajah, Mircea Eliade décrit un jeune homme qui passe cinq heures par jour à mémoriser des textes sacrés. Cela correspond-il à la réalité ?
MA : Les brahmanes devaient mémoriser des volumes entiers, l’équivalent de plusieurs Larousse. J’ai étudié dans l’une des dernières écoles brahmaniques du Kerala la formation d’enfants destinés à devenir récitants du Veda. Ils passent plusieurs heures par jour à mémoriser le Veda sans support de l’écrit. Chez eux se développe une hypertrophie de la mémoire. Ce qui frappe chez ces enfants qui ne possèdent rien, n’ont pas de jouets, vivent en collectivité, c’est qu’ils sont heureux. Par ailleurs, ils sont très conscients d’appartenir à une élite et ils en sont fiers.
Ils passent 360 jours par an à apprendre par cœur. Toutes leurs activités sont liées au Veda, y compris la culture physique qui se fait en récitant le Veda. Ils sont totalement immergés dans le Veda durant une dizaine d’années et cela dans le plus parfait bonheur. C’est ce qui est le plus stupéfiant pour nous. Cependant il s’agit là de vestiges d’un monde disparu.
NRH : Y a-t-il un lien entre les sciences mathématiques et informatiques qui sont brillamment représentées en Inde et le sanskrit ?
MA : Oui, en effet. Particulièrement entre le traité grammatical de Panini et l’informatique. De nombreux colloques ont été organisés à ce sujet. Je vais vous faire part d’une hypothèse. L’agilité intellectuelle des brahmanes est liée à leur formation. Quant, à la fin du XIXe siècle, ils ont commencé à perdre le pouvoir que leur reconnaissait la société, non pas en tant qu’individus mais en tant que groupe, ils ont pris conscience que leur savoir n’était plus source de puissance. Ils ont donc orienté leurs enfants vers les sciences nouvelles.
J’ai pris conscience de cela un jour en parlant avec un vieux brahmane, en sanskrit bien entendu, sinon le dialogue eut été impossible. Je m’étonnais devant lui que son fils fasse des études informatiques à Bangalore. Il me répondit à la façon des brahmanes dans une forme analogue à ce que serait pour nous des alexandrins : « Monsieur, vous savez, les brahmanes ont toujours été les serviteurs du dieu de la puissance. Hier, c’était Shiva, aujourd’hui, c’est IBM. » Comme il mettait des « a » entre les capitales, cela donnait « IA BA MA ». Sa réponse n’était qu’à moitié une plaisanterie. Les brahmanes ont toujours été au service de la puissance et du pouvoir. Aujourd’hui l’informatique c’est le pouvoir. Ils ont donc abandonné pour beaucoup leurs études sanskrites et ont rejoint les écoles d’ingénieurs où évidemment ils brillent. Depuis deux générations, cette élite qui a existé pendant 2 500 ans, abandonne le sanskrit pour son équivalent moderne, l’informatique, afin d’être toujours au service de la puissance.
Cette analyse est peut-être exagérée, mais je ne la crois pas fausse. La grammaire sanskrite est une algèbre. On a pu affirmer que l’ouvrage du grammairien Panini était un programme informatique, une métalangue, avec des concepts parfaitement délimités. Les deux mondes se sont rapprochés.
Les brahmanes étaient de grands logiciens, ils avaient une aisance particulière dans la création des concepts. La pensée sanskrite s’est développée sans lien aucun avec la logique grecque aristotélicienne. Ce sont deux pensées qui se sont construites de façon autonome, même si l’on peut invoquer un héritage indo-européen commun.
Propos recueillis par Pauline Lecomte
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Repères biographiques
Michel Angot
Historien, indianiste, grammairien et philosophe, Michel Angot a longuement travaillé en Inde. Il a enseigné le sanskrit et la littérature sanskrite à l’université de Nanterre (Paris-X) puis à l’Inalco. Il donne des cours au Collège de France et anime un séminaire consacré à l’étude des textes sanskrits anciens dans plusieurs universités. Il a publié L’Inde classique (Belles Lettres, 2001), La Taittiriya-Upanisad (Collège de France, 2007), Le Yoha-Sutra (Belles Lettres, 2008), La Caraka-Samhita (Belles Lettres, 2011). Son ouvrage le plus récent, L’Inde, destiné à un large public, vient de paraître aux PUF, collection Clio.
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