Martin Aurell : la noblesse dans l’Occident médiéval
Médiéviste né en Espagne, historien des Plantagenêts, Martin Aurell a un regard historique large, qui s’étend à la société et à la culture de toute l’Europe médiévale. Il répond à nos questions sur son itinéraire d’historien et sur la naissance, l’évolution et la fonction de la noblesse dans l’Occident médiéval.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Quelle est l’origine de votre vocation d’historien et plus particulièrement de médiéviste ?
Martin Aurell : Certains de mes professeurs d’histoire, de littérature, de latin et de grec du secondaire m’ont profondément marqué, m’éveillant à la beauté des textes et de l’art anciens. Par rapport aux autres sciences humaines, qui se concentrent sur un seul champ du savoir, l’histoire prétend à la globalité, et j’aime cette ambition de cerner l’homme en société sous tous ses aspects. Quant au Moyen Âge… C’est une période à la fois proche, par l’omniprésence du christianisme, et exotique, par la faiblesse de ses institutions étatiques, qui m’a toujours fasciné. Elle nous est principalement connue par les écrits latins des clercs projetant leur vision théologique de l’histoire sur des réalités aussi complexes que riches. Aussi passionnants sont les premiers textes de nos langues européennes, composés surtout par des laïcs. Cette littérature dépaysante, mais aussi les chartes, plus austères en apparence, nous engage toujours dans un lointain voyage aussi jouissif que prometteur de découvertes.
NRH : Durant vos études universitaires, quels sont les maîtres qui vous ont influencé ?
MA : J’ai une dette de gratitude immense envers Georges Duby, qui sut allier une érudition sans faille à un talent exceptionnel d’écriture et de vulgarisation des connaissances. Je ne manquais pour rien son séminaire à Aix et au Collège de France. En deuxième année à l’université de Provence, où j’ai fait mes études, les cours de Jacques Paul, spécialiste de la culture et de l’Église médiévales, ont beaucoup pesé dans ma décision de devenir médiéviste. Enfin, je dois ma formation à la paléographie, à l’archivistique et à une certaine rigueur dans l’argumentation et l’expression à Noël Coulet, professeur dans cette même université, qui dirigea ma thèse de doctorat.
NRH : Vous rappelez que la longue période appelée Moyen Âge a duré dix siècles, de la chute de l’Empire romain à la Renaissance. Durant cette période, la noblesse a joué un rôle déterminant en Occident. Mais n’a-t-elle pas changé plusieurs fois de statut et de fonction tout au long de ces dix siècles ?
MA : Vous faites bien d’insister sur cette évolution. Il y a une énorme différence entre, d’une part, un guerrier de la troupe de Clovis, luttant à pied à l’aide de sa framée et de son scramasaxe, lance et épée à un seul tranchant, et d’autre part un chevalier de la guerre de Cent Ans qui connaît les premières bombardes sur le champ de bataille. Au-delà de la guerre, sa façon de vivre le christianisme, de s’habiller et de manger, d’envisager la figure du roi et l’obéissance qui lui est due ou la fréquentation des dames est tout autre.
Ils appartiennent pourtant au même groupe social qui, au sommet de la hiérarchie, possède la reconnaissance sociale (« noble », vient de « notable », à savoir notabilis, « connu »), appartient à une parenté fière de sa généalogie, patronne une église ou un monastère où sont enterrés ses ancêtres, maîtrise les techniques d’un combat d’élite, détient un patrimoine foncier, accède à la culture livresque ou affiche sa distinction par des manières spécifiques.
NRH : Selon vous, existe-t-il une continuité ou une rupture entre l’ancienne noblesse sénatoriale gallo-romaine et la nouvelle noblesse guerrière d’origine germanique qui s’impose après le Ve siècle ?
MA : La mode actuelle parmi les spécialistes du Haut Moyen Âge est d’insister sur la continuité. Pourtant, mes racines profondément méditerranéennes me poussent davantage à pencher du côté de la rupture. Lisez les descriptions effrayées de Sidoine Apollinaire, membre cultivé des élites sénatoriales romaines, sur les dissonances de la musique des « barbares » ou, comble de l’abomination, sur leur cuisine au beurre plutôt qu’à l’huile d’olive ! La fusion par mariage a certainement opéré, surtout dans la noblesse moyenne, mais elle a dû combler un véritable gouffre culturel.
NRH : Dans vos travaux, vous dites que le problème de l’État est essentiel pour comprendre l’évolution de la noblesse. Que voulez-vous dire ?
MA : Le respect d’institutions solides et le pouvoir d’une administration de plus en plus détachée des liens de parenté ou de clientèle sont des éléments décisifs de l’évolution des sociétés occidentales. À la longue, seul l’individu devient sujet de droits et de devoirs, au-delà d’un groupe ou corporation doté de « privilèges », au sens étymologique de privata lex, « loi privée ». La notion de mérite s’impose au détriment de l’aide que peuvent vous apporter vos proches, assimilée bientôt à la corruption.
La croissance de l’État marque donc à long terme la mort de la noblesse, du moins en tant que statut juridique institutionnellement reconnu. En servant le roi, l’aristocratie a contribué à cette évolution qui signifia sa perte.
NRH : Vous notez que dans le cours du IXe siècle, les successeurs de Charlemagne n’ont pu maintenir l’unité impériale. Est-ce dans cette période nouvelle que l’on voit apparaître tout à la fois le phénomène social de la féodalité et la naissance de châtellenies indépendantes ?
MA : Dès le milieu du IXe siècle, l’Empire carolingien se morcelle, puis ses rois perdent progressivement leur pouvoir au profit des princes territoriaux, ducs ou comtes, qui, à leur tour, ont du mal à se faire obéir par les viguiers ou responsables des forteresses. Cette crise d’obéissance et de fidélité marque, en effet, un changement social de premier ordre, une mutation même.
NRH : La création des châtellenies est-elle homogène ou différente dans les diverses régions d’Occident ?
MA : Les rythmes de cette évolution varient considérablement selon les territoires, car elles dépendent très souvent des conditions précises de chaque famille princière. La mort précoce d’un comte, la minorité de son fils et l’irrespect de son entourage envers sa veuve provoquent, par exemple, des révoltes à répétition, tout comme l’ambition d’un cadet, oncle ou cousin avide de détrôner son parent.
NRH : N’est-ce pas dans cette période que l’on voit se dessiner les traits spécifiques de la noblesse féodale ? Le système de la vassalité et la pyramide des dépendances, une mystique de la loyauté et de la fidélité, la genèse des cours seigneuriales et d’une civilisation de la courtoisie ?
MA : Le terme « féodal » doit être utilisé avec précaution et réservé aux seules relations féodo-vassaliques dont le rituel se diffuse alors largement. Le système dépend étroitement de la confiance ou de la loyauté entre le seigneur et son fidèle. Il génère une hiérarchie qu’entérine le droit avec ses degrés et titres nobiliaires. Je dissocierais cependant ce phénomène de la « courtoisie », qui semble étroitement liée à la renaissance intellectuelle du XIIe siècle. C’est alors seulement que la fin’amor (« amour courtois ») est chantée pour la première fois et que les premiers manuels de civilité sont rédigés.
NRH : L’ancien droit germanique ne reconnaissait pas un lignage patri-linéaire, ce qui impliquait une dispersion des héritages entre tous les héritiers. À quelle époque et pour quelles raisons s’imposera la primogéniture ?
MA : La primogéniture ne s’impose pas comme règle unique de succession partout en Occident, où certaines régions restent attachées au partage égalitaire entre les héritiers. Mais elle présente l’avantage de concentrer le patrimoine et le pouvoir dans les mains de l’aîné, renforçant la puissance familiale. Les cadets doivent alors quitter la terre ancestrale, et tenter avec leurs armes la chance au loin. Même soutenu par un idéal religieux, l’effort colossal des croisades s’explique en partie par cette migration des jeunes nobiliaires.
NRH : Dans vos travaux, vous soulignez la place sociale importante des femmes de la noblesse, les dames. Vous observez notamment la pratique du douaire à l’issue d’un mariage. Quelle était sa signification ?
MA : Avant le retour en force du droit romain au XIIe siècle, la femme profite d’un douaire ou dotation de son mari. À partir des années 1200, le triomphe de la dot, que la famille de la fiancée apporte désormais à l’époux se fait à son détriment. Sur le plan juridique, et peut-être aussi social, le statut de la femme se détériore alors. Il n’empêche que, de tout temps, les femmes jouissent d’un pouvoir informel, reconnu par le clergé. Vers 1216, le confesseur Thomas de Chobham affirme « qu’aucun prêtre ne sait adoucir le cœur d’un homme aussi bien que son épouse ». Il encourage donc les femmes à une sorte de prédication au creux de l’oreiller…
NRH : Vous observez que dans le cours du XIIIe siècle, un peu partout en Occident, s’impose un pouvoir accru des monarchies face aux libertés féodales. N’y a-t-il pas des exceptions comme dans l’Espagne de la Reconquista, peut-être dans le Saint-Empire romain germanique ou dans l’Angleterre de la Magna Carta (1215) ?
MA : C’est exact. Le renforcement de la royauté en France est une exception notable dans le panorama occidental. Il est progressif et ferme, sans à-coups, et à la longue plus solide et durable. Il profite du prestige d’un sacre ancien et de la sainteté de la dynastie, incarnée par Louis IX. Il traverse l’Ancien Régime et même, sous d’autres formes de gouvernement, la Révolution française, pour reprendre l’intuition géniale d’Alexis de Tocqueville. Cela explique largement la forte centralisation de notre pays, l’omniprésence de son administration et le dynamisme de son secteur public, entreprises y compris. Songez, en contrepartie, aux structures fédérales de nos voisins ou à leur plus faible fiscalité.
Le cas de l’Angleterre de la Grande Charte est d’autant plus remarquable qu’Henri II et ses fils Richard Cœur de Lion et Jean Sans Terre étaient parvenus, de façon précoce, à dominer largement la noblesse et à l’intégrer dans l’appareil étatique. Mais ils ont sans doute brûlé trop vite les étapes, provoquant en 1215 la révolte des barons qui ont imposé au roi de respecter leurs libertés.
Dans l’Empire romano-germanique, le pouvoir vient à l’empereur de ses pairs, qui l’élisent librement. Quant à l’Espagne, son unité est, encore de nos jours, d’autant plus fragile qu’elle est constituée à l’époque moderne des petits royaumes qui ont mené, chacun de leur côté, à terme la Reconquista. En 1640, la séparation du Portugal et la grande révolte de la Catalogne traduit le poids de cette histoire médiévale.
Quoi dire enfin de la rivalité entre les riches et puissantes communes de l’Italie du Nord ?
NRH : Vous observez qu’en France, une certaine décadence de la noblesse face au pouvoir royal au cours du XIVe siècle n’est pas suivie d’une décadence de la chevalerie, au contraire. D’où provient cette différence ?
MA : Je ne parlerais pas de « décadence » de la noblesse pour la fin du Moyen Âge, mais plutôt d’adaptation de ses membres à une nouvelle situation, où il convient de servir le roi dans sa bureaucratie et dans son armée en échange de soldes, compensant la perte des revenus de la seigneurie. C’est alors, en parallèle de cette dépossession, que la chevalerie connaît une splendeur sans précédents : tournois, fêtes, héraldique, vie de cour… Mais c’est le chant du cygne.
En Espagne, à l’orée de l’époque moderne, la figure du Quichotte, aussi désargenté qu’avide de rêve et d’aventure, traduit cette ambiguïté entre la perte de moyens matériels et l’exaltation spirituelle, dont Cervantès a su évoquer avec nostalgie toutes les déchirures.
NRH : Vous avez consacré un livre à l’empire des Plantagenêts. Quel fut le rôle de Henri II dans la création du mythe arthurien ?
MA : Plutôt que de créer la légende arthurienne, Henri II, et surtout son fils Richard Cœur de Lion, ont réussi à la récupérer à leur profit. Ce mythe, au sens d’un récit offert aux divinités païennes, existe depuis la nuit des temps dans le monde celtique. Il renvoie à un héros de la résistance aux envahisseurs de la Grande-Bretagne : les Anglo-saxons d’origine germanique à partir du Ve siècle, puis en 1066 les Normands venus de France. Arthur, comme l’ours dont il tire le nom, connaît une sorte d’hibernation, alors que des fées aimantes pansent dans une île fortunée les blessures endurées à la bataille de Camlan. Mais il doit revenir bientôt parmi les vivants et mener les troupes bretonnes vers la victoire définitive. Les prophéties, média par excellence de la propagande galloise, l’annoncent pour bientôt.
Un tel mythe dessert évidemment les intérêts d’Henri II, descendant des Normands par sa mère l’impératrice Mathilde, engagé par surcroît dans la conquête du Pays de Galles et de l’Irlande, derniers réduits de la résistance celtique. Tout le génie de ce roi, et surtout de son fils Richard, est de découvrir — on disait « inventer », d’invenire, « trouver » — le tombeau d’Arthur et de sa femme Guenièvre dans le cimetière du monastère de Glastonbury, tout près de la frontière galloise. Cette exhumation tue « l’espoir breton » du retour du roi, et elle lui donne aussi une destinée de mortel plus orthodoxe sur le plan religieux.
NRH : En dépit des graves conflits l’opposant à Henri II, Aliénor d’Aquitaine n’a-t-elle pas favorisé également l’éclosion des romans arthuriens et de la littérature courtoise en général ?
MA : Le rôle d’Aliénor d’Aquitaine dans l’éclosion de la littérature et des arts a parfois été exagéré. Il n’empêche qu’elle a grandi dans un milieu porteur, puisque son grand-père Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, est le premier troubadour connu. Quatre œuvres littéraires lui ont été explicitement dédicacées. Bernard de Ventadour, le plus subtil des troubadours et le plus accompli sur le plan formel, fait ainsi l’éloge de « la reine des Normands ». Philippe de Thaon lui voue une copie de son Bestiaire, premier ouvrage scientifique connu en langue française. Remarquons qu’il travaille en Angleterre où ont été écrites les premières œuvres françaises par des élites coloniales, fières de leur langue de conquérants au point de la préférer au latin. C’est sur l’île que Gaimar écrit le premier livre d’histoire en français et que Marie de France devient la première poétesse dans cette langue.
Enfin, pour s’attirer les grâces de la reine et obtenir une pension, les clercs Wace et Benoît de Sainte-Maure lui ont fait respectivement dédicace du Brut (1155), une histoire des Bretons et de leur roi Arthur, et du Roman de Troie (1165) : ce dernier loue même le savoir de la « riche dame du riche roi […] en qui toute science abonde ». Ces citations suffisent à prouver le mécénat littéraire d’Aliénor.
Vers 1200, son gisant funéraire dans l’abbaye de Fontevraud, en Anjou, la représente tenant un livre d’heures ouvert. C’est encore une grande première en Occident médiéval, où ce type iconographique, mettant en lien étroit la féminité et la lecture, se diffuse largement. La plupart des enfants de l’aristocratie apprennent alors à lire dans le psautier de leur mère.
NRH : Bien qu’elle ait disparu pour l’essentiel, la noblesse n’a-t-elle pas contribué à forger durablement une part de l’identité européenne ?
MA : Elle a certainement diffusé, par imitation ou par percolation, des modèles de conduite ou plus simplement des modes, du sommet vers la base de la pyramide sociale. Du reste, la très haute aristocratie médiévale a dépassé, par ses mariages et ses voyages, le cadre national, traduisant une conscience européenne avant la lettre. Elle a appris des langues étrangères et résidé dans des cours éloignées, montrant par cette expatriation que le cadre national n’était pas une contrainte indépassable.
La Chrétienté latine, dont l’Europe prend de nos jours le relais, lui semblait sans doute une réalité bien plus profonde et durable que des royaumes constitués parfois violemment par l’adjonction artificielle de principautés territoriales et de châtellenies indépendantes.
Propos recueillis par Pauline Lecomte
Crédit photo : eInstitute for Advanced Study
Repères biographiques
Martin Aurell
Médiéviste né à Barcelone en 1958, Martin Aurell est professeur à l’université de Poitiers depuis 1994. Il est diplômé de l’École pratique des hautes études (EPHE) en sciences historiques et philologiques. Il est titulaire d’un doctorat d’État consacré à L’Etat et l’aristocratie en Catalogne et en Provence (IXe-XIVe siècles). Il a publié un grand nombre d’ouvrages depuis La Vielle et l’épée. Troubadours et politique en Provence au XIIIe siècle (Aubier, 1989) ; Les Noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne (785-1213) (Publications de la Sorbonne, 1995) ; La Noblesse en Occident. Ve-XVe siècle (Armand Colin, 1996) ; L’Empire des Plantagenêts (Perrin, 2003), La Légende du roi Arthur (Perrin, 2007). Il vient de publier chez Fayard Le Chevalier lettré : Savoir et conduite de l’aristocratie aux XIIe et XIIIe siècles.
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