La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Spécialiste incontesté de l’héraldique, Michel Pastoureau interprète de façon éclairante le symbolisme animalier et celui des couleurs dans la psyché européenne.

Entretien avec Michel Pastoureau

Entretien avec Michel Pastoureau

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°12, mai-juin 2004. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Spécialiste incontesté de l’héraldique, Michel Pastoureau est un décrypteur de sens. Il interprète de façon éclairante le symbolisme animalier et celui des couleurs dans la psyché européenne.

Le livre de Michel Pastoureau, Une Histoire symbolique du Moyen Âge occidental (Le Seuil, 2004), nous a donné envie de rencontrer son auteur. En dépit d’une érudition pointue, cet ouvrage se lit de façon très agréable. Il fait pénétrer le lecteur à l’intérieur d’un univers que l’on croit connaître mais dont les significations sont insoupçonnées. Michel Pastoureau n’est pas un historien comme les autres. Son monde est celui des signes et des représentations. Ses études sur le Moyen Âge l’ont amené à découvrir le sens caché des détails en apparence infimes de la vie quotidienne, comme les rapports avec les animaux et les couleurs. Un univers formé de la sédimentation de traditions différentes. Michel Pastoureau répond de bonne grâce à toutes nos questions.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Comment vous est venu votre goût pour le Moyen Âge ? Est-il lié à votre famille, à l’influence d’un professeur ou à des souvenirs d’enfance ?

Michel Pastoureau : Mon goût du Moyen Âge doit certainement beaucoup à Walter Scott et au célèbre film Ivanhoé tourné par Richard Thorpe en 1952. J’ai dû le voir, cinq ou six fois de suite. Avec un camarade dont la grand-mère tenait le cinéma paroissial, nous vendions des esquimaux. J’avais huit ou neuf ans. Ce fut le déclic. Mais il est vrai que j’appartenais à une famille qui comptait plusieurs historiens. Le terreau était donc favorable.

NRH : Après ce premier enthousiasme juvénile, qu’est-ce qui a vous poussé vers les études d’histoire ?

MP : Ce fut un professeur de dessin au lycée. J’étais en quatrième. Il a éveillé ma vocation pour l’héraldique, en nous faisant dessiner un vitrail armorié. Je me souviens de l’avoir interrogé sur les armoiries. C’est ainsi que l’idée a germé en moi de me consacrer à l’étude de l’héraldique. On m’a conseillé de faire l’École des chartes. J’y ai préparé ma thèse sur la faune dans les armoiries médiévales.

NRH : Votre intérêt pour l’histoire des couleurs est-il venu par la suite ?

MP : Je pense qu’il est venu en même temps. Le jeu des couleurs est important dans l’univers de la chevalerie et de l’héraldique. Mais dans mon travail de jeune chercheur, j’ai d’abord étudié les armoiries, les emblèmes et par la suite les couleurs.

NRH : En France, les recherches sur l’héraldique sont-elles développées ? Y a-t-il une différence avec d’autres pays européens ?

MP : L’héraldique est une science historique comme la numismatique, la paléographie, l’épigraphie. Jusqu’au XIXe siècle ce fut une discipline pratiquée au même titre que les autres. Curieusement, l’intérêt s’est assoupi après la Première Guerre mondiale, surtout en France. Quand, jeune étudiant, j’ai proposé un sujet de thèse sur les armoiries médiévales à l’École des chartes, je ne fus pas pris au sérieux. À la différence d’autres pays européens, cette discipline était réservée à des amateurs (dans le bon sens du terme). Aujourd’hui, les choses ont bien changé, la France a rattrapé son retard, prenant même de l’avance sur les pays voisins. Chaque année sont soutenus des maîtrises, des DEA, des doctorats, sur l’héraldique médiévale et moderne.
NRH : Et dans le grand public, sentez-vous également un intérêt ?

MP : Oui, il y a une vraie curiosité et pour des raisons multiples. Je pense à ceux qui s’intéressent à l’héraldique pour des raisons de généalogie et d’histoire familiale. D’autres y viennent par le biais du dessin. Assez nombreux sont les jeunes artistes contemporains qui prennent les armoiries comme thème d’étude graphique ou picturale.

NRH : Si vous le voulez bien, j’aimerais vous interroger sur Une Histoire symbolique du Moyen Âge occidental. C’est un livre qui se lit avec beaucoup d’agrément, ce qui n’est pas fréquent avec les ouvrages d’érudition.

MP : C’est vrai que j’ai toujours beaucoup de plaisir à écrire. Je soigne la forme car lorsque j’étais étudiant, j’ai souffert de professeurs confus, tant à l’oral qu’à l’écrit.

NRH : Vous montrez qu’au Moyen Âge, certains animaux qui étaient nobles dans la tradition de l’Europe du Nord, l’ours par exemple, ont été détrônés. Pourquoi cette chute ?

MP : Dans l’Europe du Nord, l’ours était le roi des animaux. Il était présent sur tous les terroirs d’Europe occidentale, et il faisait encore l’objet de cultes païens à l’époque carolingienne. C’est pourquoi l’Église est partie en guerre contre lui. Elle craignait les survivances païennes qui venaient de très loin, souvent du paléolithique. En outre, l’ours était l’animal qui ressemblait le plus à l’homme, on lui prêtait toute sorte de comportements anthropomorphes, sans compter les histoires d’enfants nés d’un ours et d’une femme. Il fallait éradiquer tout cela.

Plusieurs stratégies furent utilisées. L’une d’entre elles fit le choix de promouvoir le lion au détriment de l’ours. Il n’y avait pas de lion en Europe occidentale, il était donc facile de l’instrumenter, tandis que l’ours, lui, était physiquement présent partout. On lui fit aussi prendre place dans le bestiaire du diable au point d’en devenir la vedette. Au Moyen Âge, en milieu monastique, quand le diable apparaît, il a très souvent la forme d’un ours. La guerre faite à l’ours pour le faire descendre de son trône a pris presque mille ans.

NRH : Le chasseur avait-il une relation particulière avec l’ours ?

MP : Les chasseurs de l’Europe du Nord recherchaient le combat au corps à corps avec l’animal. Dans sa crainte de la sauvagerie indomptée, l’Église s’est efforcée de dévaloriser le gibier qui se chassait à pied, au corps à corps, l’ours et le sanglier. À l’inverse, elle valorisa le gibier qui se poursuivait à cheval. Dans la pratique noble, elle favorisa donc la chasse au cerf au détriment de la chasse à l’ours et au sanglier. Cela prit plusieurs siècles mais à la fin du Moyen Âge, l’ours n’était plus le roi des animaux. Il avait été transformé en bête que l’on montre sur les foires. L’Église qui n’aime pas les spectacles d’animaux fait une exception pour l’ours. Elle encourage les montreurs d’ours parce que ces spectacles contribuent à le ridiculiser et à le désacraliser.

NRH : La chasse à l’ours n’était-elle pas un rite initiatique pour le jeune chasseur des sociétés anciennes ?

MP : Oui, il y a un peu de cela aussi. Chez les Germains de l’époque païenne, chez les Slaves, et les Scandinaves, affronter la bête sauvage en combat singulier était un rite de passage. Le chasseur s’emparait ainsi des forces de l’animal. Ce rituel survécut de façon plus ou moins abâtardie pendant le Haut Moyen Âge. Pour l’Église, naturellement, il fallait éradiquer ces pratiques barbares. Ces bêtes sauvages étaient trop proches de l’homme. L’ours ressemble à l’homme c’est indéniable. Il passait pour le cousin de l’homme dans les cultures anciennes.

NRH : Pourquoi cette proximité effrayait-elle les gens d’Église ?

MP : Parce que pour l’Église, il fallait absolument distinguer, l’homme de l’animal. Aucune confusion ne devait exister entre l’homme et l’animal. L’homme créé à l’image de Dieu ne devait jamais être confondu avec l’animal, créature inférieure. Donc tout ce qui pouvait entretenir la confusion était de l’ordre du péché. Se déguiser en animal était considéré comme quelque chose d’épouvantable pour l’Église médiévale. Sans cesse elle dénonçait les chasseurs qui se déguisaient en animaux ainsi que les chevaliers qui ornaient leurs casques de symboles animaliers.

NRH : Le fait pour des guerriers de se choisir un animal totémique ne montre-t-il pas un lien très fort avec l’animal ?

MP : Le lien est différent et il est plus fort. Le cousinage est plus grand, et il y a, comme vous l’avez dit, certaines religions ou croyances selon lesquelles un animal est considéré comme l’ancêtre de la famille ou du clan. On trouve des survivances de ce totémisme au Moyen Âge notamment dans l’anthroponymie. Le fait de porter des emblèmes qui représentaient un animal était une façon de demander sa protection et d’être investi de ses forces. Ces pratiques survécurent quelque peu dans le monde des guerriers du Haut Moyen Âge. Mais à l’époque féodale, elles commencèrent à disparaître car l’action de l’Église se révéla plus efficace.

NRH : Pourquoi l’Église a-t-elle choisi le lion comme roi des animaux ?

MP : Si l’Église a choisi le lion, c’est qu’il ne présentait pour son enseignement aucun danger. Il ne faisait pas l’objet d’un culte indigène. Il n’était pas présent physiquement en Europe. Autour de lui on pouvait broder des histoires, il était plus facile à manipuler. De plus, dans la culture méditerranéenne et la culture biblique, le lion était déjà plus ou moins le roi des animaux. La difficulté était que le Moyen Âge chrétien était à la fois l’héritier des traditions bibliques, des traditions gréco-romaines, et des traditions germano-scandinaves. Le lion, l’animal royal de la Bible, fut donc promu. Il était beaucoup plus facile à instrumentaliser que l’ours qui appartenait aux traditions orales.

NRH : Malgré les condamnations dont ils faisaient l’objet, les cultes voués à l’ours eurent-ils des survivances ?

MP : Oui, sous une forme masquée. Le 2 février était la grande fête de l’ours, chez les Germains, les Slaves et les Celtes. Ce jour-là, l’ours se réveillait de son hibernation. Il regardait si l’hiver était terminé et, s’il ne l’était pas, il se livrait à la colère et à des comportements transgressifs. Dans les traditions païennes, la fête de l’Ours était une grande fête.

Pour éradiquer les fêtes païennes, l’Église lui a substitué plusieurs fêtes chrétiennes. La fête de l’Ours fut remplacée par la purification de la Vierge, la présentation de Jésus au Temple et la Chandeleur. Le 11 novembre était une autre grande fête de l’Ours. L’Église la remplaça par la Saint-Martin. Pourtant, des reliquats de cultes païens associés aux animaux ont perduré, mais sous la forme abâtardie de rituels folkloriques.

NRH : Dans votre livre vous abordez une autre question qui vous tient à cœur, celle du symbolisme des couleurs. Vous montrez notamment qu’il existait dans l’Église deux courants opposés, le courant chromophile et le courant chromophobe. Comment expliquez-vous l’aversion pour la couleur chez saint Bernard ou chez des protestants, comme Zwingli ?

MP : Au Moyen Âge, il y a deux façons de définir la couleur. Soit on pense que la couleur est une fraction de la lumière. Comme Dieu est lumière, mettre de la couleur partout et notamment dans les églises, c’est étendre la part de Dieu et dissiper les ténèbres. Donc, certains théologiens pensent qu’il faut étendre la part de la couleur sur les vitraux, les sols, les murs, les plafonds, les objets du culte.

À l’opposé, souvent à la même époque, d’autres théologiens pensent que la couleur est de la matière, donc quelque chose d’impur opposé au monde divin. Il faut dès lors se détourner de la couleur, chasser la couleur des églises, en mettre le moins possible. Cette attitude est celle de saint Bernard et des Cisterciens. Ce courant chromophobe – j’ai créé le mot – traverse toute la fin du Moyen Âge.

La Réforme protestante qui fait la guerre à tout ce qui est impureté et luxe, reprend sur ce plan-là les idées de saint Bernard et fait la guerre aux couleurs. Calvin et Zwingli plus que Luther vont dans ce sens. Pas de couleur, donc, dans les temples protestants. Au xvie siècle, époque des guerres de Religion, un grand nombre d’œuvres d’art ont été détruites, non seulement parce qu’elles montraient des images saintes, mais parce que celles-ci étaient de couleurs trop vives. Des tombeaux polychromes ont même été profanés. Il ne faut pas oublier que la sculpture et l’architecture étaient polychromes au Moyen Âge.

NRH : Serait-il possible de connaître vos projets ?

MP : Je travaille sur une grande somme sur l’ours médiéval. Les préhistoriens ont beaucoup parlé de l’ours, les ethnologues un peu, les historiens jamais. D’où mon souhait de consacrer un livre à cet animal. Je souhaiterais aussi mettre en forme un livre sur les procès faits aux animaux du XIIe jusqu’au XVIIe siècle. Je travaille aussi sur l’histoire de la notion d’incolore. Tels sont donc mes chantiers pour les mois et les années à venir.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

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