Rencontres – La Nouvelle Revue d'Histoire L'histoire à l'endroit Sun, 13 Mar 2016 15:56:36 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=4.4.2 Sur le chemin de Compostelle. Entretien avec Adeline Rucquoi /2016/03/sur-le-chemin-de-compostelle-entretien-avec-adeline-rucquoi/ /2016/03/sur-le-chemin-de-compostelle-entretien-avec-adeline-rucquoi/#respond Tue, 01 Mar 2016 10:00:11 +0000 /?p=2214 Historienne du Moyen Âge ibérique, Adeline Rucquoi a ouvert, avec sa thèse consacrée à la Valladolid médiévale, de nouveaux horizons d’histoire urbaine et sociale. Elle est aujourd’hui connue du grand public cultivé comme la spécialiste incontestée du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre parcours ? Comment êtes-vous devenue une spécialiste de l’Espagne médiévale ?

Adeline Rucquoi : Adolescente, j’étais passionnée d’histoire ancienne et rêvais de devenir archéologue, mais je découvris rapidement que le Moyen Âge était à beaucoup d’égards moins connu que l’Antiquité. Plongée très jeune dans la lecture d’Historia, je fus encouragée par un grand-père maternel, un pied-noir lui-même passionné d’histoire.

Née en Belgique, j’ai grandi, pour mon plus grand bonheur, sur les bords de la Méditerranée où était installée une partie de ma famille. J’ai ainsi fait mes études à Nice où j’ai obtenu une licence d’histoire. Mon intérêt pour le monde méditerranéen aurait pu me porter vers l’Italie voisine, mais les cours de Jean Gautier-Dalché ont été pour moi une révélation et m’ont encouragée à faire le choix de l’Espagne… Nous étions alors dans le contexte de Mai 68 et, à l’inverse du parcours classique qui aurait dû me conduire à préparer l’agrégation, je suis partie en Espagne où j’ai vécu en accomplissant divers petits boulots, de secrétaire ou de guide pour touristes étrangers venus découvrir les beautés de l’Andalousie.

Convaincu par l’intérêt que je portais à l’histoire, mon père m’a finalement encouragée à « monter » à Paris pour y poursuivre mes études à la Sorbonne. Élève de Michel Mollat du Jourdin, j’ai réalisé sous sa direction, tout en travaillant pour gagner ma vie et en accomplissant les allers-retours nécessaires entre Paris et Madrid, un mémoire de maîtrise consacré à l’étude des testaments à Valladolid au XVe siècle, en apprenant au passage, sur le tas, la paléographie. Cette recherche me conduisit tout naturellement à proposer à Michel Mollat un sujet de thèse portant sur Valladolid à la fin du Moyen Âge, au moment où la ville devient de fait une véritable capitale du royaume de Castille. Un travail qui complétait celui que Bartolomé Bennassar avait consacré à la ville durant le siècle d’Or.

Je n’avais pas alors la perspective d’une carrière universitaire mais, sous la direction de Pierre Bonnassie, l’historien de la Catalogne au tournant de l’an 1000, alors directeur de recherches au CNRS, je pus rejoindre en 1982 cette prestigieuse institution avec le statut d’attaché de recherche au laboratoire « Études méridionales » de Toulouse. Une fois ma thèse soutenue en 1985 à la Sorbonne, je devins chargé de recherches avant d’intégrer, cinq ans plus tard, à l’initiative de Bernard Vincent, le Centre de recherches historiques de l’École des hautes études en sciences sociales. Entre-temps, j’avais suivi les cours ou les séminaires de Georges Duby, Jean Delumeau, Michel Foucault, Ian Thomas et Jacques Le Goff. Ce type de parcours, un peu imprévisible, m’a donc conduite à me consacrer à l’Espagne médiévale et, entre autres, au chemin de Compostelle.

NRH : Comment pourrait-on caractériser le Moyen Âge ibérique ?

AR : Le Moyen Âge ibérique s’inscrit directement dans l’héritage de l’Empire romain chrétien. L’Espagne ne se « fait » pas comme se construira la France capétienne. Elle est déjà présente, au VIIe siècle, dans les Laudes Hispaniae d’Isidore de Séville. Dieu a confié cette terre à l’image du paradis aux Espagnols. Ils peuvent la « perdre » mais pas la « faire ». Dans ce cas, ils ont le devoir de la récupérer et la Reconquête sera une entreprise pénitentielle de récupération dont le succès conduira Dieu à les récompenser en leur donnant un Nouveau Monde à évangéliser. Défenseurs de l’orthodoxie de la foi, les souverains espagnols n’adoptent pas l’Inquisition médiévale au XIIIe siècle mais établiront la leur, pour des raisons autant politiques que religieuses, au XVe. La permanence du droit fit qu’il n’y eut pas de grands féodaux en Espagne. La noblesse s’acquiert par le service de la res publica, par celui des armes et par les titres universitaires. Elle dépend directement du souverain auquel elle doit le service militaire alors que les letrados formés dans les universités fournissent les cadres administratifs nécessaires.

NRH : Dans votre ouvrage, Aimer dans l’Espagne médiévale. Plaisirs licites et illicites (Belles Lettres, 2008), vous réalisez une enquête inattendue sur les sentiments et les comportements de l’époque. Comment avez-vous conduit cette recherche ?

AR : Il faut d’abord s’appuyer sur l’étude des trois « lois » musulmane malékite, juive et chrétienne auxquelles se réfèrent les Espagnols du temps. Il faut ensuite distinguer ce qui relève de l’imaginaire et de la réalité. L’homosexualité, par exemple, est interdite aux musulmans mais elle transparaît dans les textes où un fidèle du Prophète désigne un ami proche comme sa « gazelle »… Chez les chrétiens, elle est l’objet de plaisanteries et les peines encourues par les homosexuels n’apparaissent qu’au XVe siècle. Les procès intentés aux prostituées sont une source documentaire précieuse pour ce type d’enquête. L’Espagne médiévale connaît de fait l’union libre ou « amancebamiento  » et le concubinage institutionnel ou « barraganía » et l’on peut identifier souteneurs et entremetteuses. L’amour c’est aussi l’union mystique recherchée avec Dieu telle que la poursuit un Ibn Arabi de Murcie mais c’est également l’amour dans le mariage, celui des parents et des enfants. Convaincus que la Création était bonne et avait été décidée par Dieu pour que l’homme en jouisse, les Espagnols du Moyen Âge n’ont jamais considéré le sexe comme un péché, tout au plus comme une peccadille, et n’ont écouté ni les moralistes ni les hommes de loi à l’heure de donner libre cours à leurs sentiments ou à leurs désirs.

NRH : À propos du pèlerinage de Compostelle, quelles sont les motivations des croyants qui prennent la route en affrontant risques et épreuves pour se rendre auprès du tombeau de l’apôtre considéré comme l’évangélisateur de l’Espagne ?

AR : Dès la fin du XIe siècle, un modèle est proposé aux pèlerins, celui des pèlerins d’Emmaüs rencontrant le Christ ressuscité, que l’on peut voir aussi bien dans le cloître du monastère de Santo Domingo de Silos que sur une plaque d’ivoire sculptée à León actuellement conservée au Metropolitan Museum de New York. Dans les deux cas, les pèlerins sont représentés avec les attributs caractéristiques que sont le bourdon, la besace et la coquille et, à Silos, une coquille est placée sur la besace du Christ. Poussés par le dégoût d’un monde corrompu, désireux de revenir à un passé « apostolique » jugé plus simple et plus pur, hommes et femmes ont pris le chemin tandis que d’autres quittaient le monde pour vivre sous une règle stricte et que d’autres encore cherchaient à recréer les conditions d’une vie parfaite. Dans tous les cas, il s’agit d’une rupture et celle-ci est souvent le résultat d’un processus plus ou moins long, d’une décision qui suit une préparation individuelle. La dévotion est la première raison de partir en pèlerinage, qu’il s’agisse de la dévotion particulière envers l’apôtre Jacques ou d’une dévotion plus diffuse dont le couronnement était la visite du sépulcre d’un des plus proches compagnons du Christ pendant son existence terrestre. Le salut de l’âme, grâce à l’intercession d’un saint dont on pouvait toucher les reliques, justifie alors pleinement le renoncement à la vie quotidienne et le choix des tribulations qui attendent le pèlerin le long de son chemin. Le pèlerinage était aussi l’accomplissement d’un vœu, l’occasion de faire pénitence après s’être repenti de ses péchés et d’expier ainsi ses fautes. Plus rarement, la motivation du pèlerin semble relever de la simple curiosité.

NRH : Quels sont les principaux « chemins » empruntés à l’époque médiévale ? Diffèrent-ils de ceux suivis par les marcheurs d’aujourd’hui ?

AR : Aujourd’hui, 80 % des marcheurs se dirigent vers Compostelle en partant du Puy, mais ce n’était pas le cas au Moyen Âge. La rudesse de l’Aubrac et du sud du Massif central était alors dissuasive et il était plus facile, depuis le sanctuaire vellave, de gagner la vallée du Rhône et de rejoindre la voie joignant Arles à Roncevaux ou au col du Somport. Multiples sont les itinéraires qui conduisent à Compostelle, même si la plupart d’entre eux confluent en Espagne et fusionnent dans le « chemin français ». Au Xe siècle, l’évêque du Puy-en-Velay, Godescalc, s’embarqua probablement sur le Rhône, puis en Méditerranée jusqu’à Barcelone, d’où l’on pouvait solliciter un sauf-conduit de l’émir de Saragosse pour emprunter l’ancienne voie romaine le long de l’Èbre, jusqu’à León et au-delà : c’était indubitablement la route la plus sûre et la plus aisée. Près de deux siècles plus tard, le cinquième livre du Codex Calixtinus, actuellement connu sous le nom de Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, qui décrit longuement l’itinéraire en Espagne, est beaucoup moins loquace en ce qui concerne les voies situées au nord des Pyrénées. Les quatre voies indiquées en France ont pour point de départ de grands sanctuaires de pèlerinage du XIIe siècle, Saint-Martin de Tours, la Madeleine de Vézelay, Notre-Dame du Puy et Saint-Gilles du Gard, et l’on peut supposer que leur mention a surtout pour but d’attirer vers Compostelle les pèlerins qui s’y rendaient. De ces quatre voies seules sont ensuite détaillées celle de Tours et celle de Saint-Gilles ou Arles qui étaient aussi des routes empruntées autant par les marchands que par les maîtres et les étudiants, les ambassadeurs ou les pèlerins. Le Poitou et la Gascogne, que traverse la voie de Tours, sont par ailleurs les seules régions qui bénéficient d’appréciations, tandis que les voies du Puy et de Vézelay semblent ne pas être connues des auteurs du texte. Le Ve livre du Codex Calixtinus, œuvre compostellane, se révèle ainsi être, non pas un « Guide » décrivant un chemin connu, mais le texte créateur de cet itinéraire en Espagne, avec quelques indications sur les chemins qui y conduisaient depuis le nord des Pyrénées, au nombre de quatre, chiffre symbolique des points cardinaux, des éléments, des saisons, ou des bras de la Croix…

NRH : Quelles sont les parts respectives de l’image du saint Jacques pèlerin et de celle du Santiago Matamoros devenu le saint national de l’Espagne ?

AR : De fait, dès le début du IXe siècle, saint Jacques est considéré comme le patron de toute l’Espagne et prend la dimension de saint Denis pour le royaume de France, ou de saint Georges pour celui d’Angleterre. L’image du « tueur de Maures » ne s’impose que tardivement au XVIe siècle. Le mythe fondateur qui voit l’apôtre de l’Espagne intervenir au IXe siècle, lors de la bataille de Clavijo, pour descendre du ciel sous la forme d’un cavalier donnant la victoire au roi asturien Ramire date du XIIe siècle. C’est un chanoine de Saint-Jacques de Compostelle qui, vers 1170, « copie », dit-il, un diplôme de Ramire Ier dans lequel le souverain remercie le saint pour l’intervention miraculeuse qui lui a donné la victoire. C’est dans le même texte que se place le récit selon lequel cette victoire aurait mis fin au tribut de cent vierges que les chrétiens devaient livrer chaque année aux souverains de Cordoue. Cette légende justifiait le paiement d’un impôt versé à la cathédrale de Compostelle, de même qu’à l’issue de chaque bataille saint Jacques est censé recevoir une part du butin.

Durant le Moyen Âge, nous n’avons pas de représentation du Santiago Matamoros. Trois jeunes filles remercient le saint au tympan dit de Clavijo de la cathédrale de Santiago. Il y a une représentation analogue sur un cartulaire et une autre comparable à Santiago do Cacem, la commanderie de l’ordre de Santiago au Portugal, mais aucune de ces représentations n’est orientée vers le public et si le saint apparaît ainsi, on ne le voit pas tuer quiconque.

Ce n’est qu’à partir de la fin du XVe siècle, et surtout aux XVIe, XVIIe et XVIIIe que s’impose la figure du Matamoros, le « tueur de Maures » qui fait rouler à ses pieds les têtes enturbannées des envahisseurs et dont le cheval piétine l’ennemi vaincu. Il s’agit donc d’une image « moderne » qui correspond à une époque durant laquelle l’Espagne des Habsbourg, au nom de l’Église, se voit confrontée, à ces « avatars du diable » que sont les Turcs ottomans, les hérétiques protestants, et les païens du Nouveau Monde, ces Indes occidentales que les conquistadores ont données à l’Espagne.

NRH : Quel sens peut-on donner aujourd’hui à l’intérêt grandissant que suscite le pèlerinage de Compostelle devenu un phénomène de société assez surprenant au moment où l’on constate, en Europe, au cours du dernier demi-siècle, une régulière déchristianisation ?

AR : On constate en effet que le pèlerinage de Saint-Jacques rencontre un succès spectaculaire puisqu’en 2015 on évalue à 260 000 le nombre de personnes qui l’ont accompli. On distingue trois grandes périodes au cours desquelles le pèlerinage a connu un essor remarquable. Il s’agit du XIIe siècle, du XVe et de la fin du XXe. Elles correspondent à des séquences de changements culturels et géopolitiques majeurs.

Le XIIe siècle voit la fin des grands empires, le Grand Schisme, l’émergence de nouveaux royaumes, la querelle des Investitures, la prise puis la perte de Jérusalem… Le XVe siècle voit se dessiner la fin du monde médiéval sous l’effet traumatisant de la Grande Peste, de la guerre de Cent Ans, du Grand Schisme d’Occident et de la menace ottomane. Enfin, la seconde moitié du XXe siècle voit l’émergence d’un monde incertain, entraîné dans une dynamique de mondialisation économique mais confronté, dans le même temps, à une renaissance des identités civilisationnelles qui remet en cause un Occident longtemps tenté de se confondre avec l’universel… Tout cela suscite inquiétudes et attentes nouvelles et engendre la recherche d’alternatives.

Ces périodes de mutation encouragent naturellement à quitter le monde pour se tourner vers la vie érémitique ou monastique, à faire le choix d’une vie « évangélique », portée au XXe siècle par le « retour au Larzac » post-soixante-huitard, au XIIe par diverses « hérésies », enfin à se tourner vers le renoncement passager que représente le pèlerinage, qui permet d’échapper au quotidien, de renouer avec le sacré, à travers la marche perçue comme une épreuve initiatique et à travers la solidarité qu’implique la participation à un rite commun.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Repères biographiques

Adeline Rucquoi

Docteur d’État de l’université de Paris IV-Sorbonne, chargée d’enseignement à l’EHESS, directeur de recherche émérite au CNRS, Adeline Rucquoi s’est consacrée à l’histoire de l’Espagne médiévale, de sa thèse sur Valladolid au Moyen Âge (Publisud, 1993) à son dernier ouvrage Mille fois à Compostelle. Pèlerins du Moyen Âge (Belles Lettres, 2014). Elle est membre du Comité international des experts du Chemin de Saint Jacques.

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Thierry Buron et la nouvelle Allemagne /2016/01/thierry-buron-et-la-nouvelle-allemagne/ /2016/01/thierry-buron-et-la-nouvelle-allemagne/#respond Fri, 01 Jan 2016 10:00:05 +0000 /?p=1705
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°82, janvier-février 2016. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Il y a maintenant un quart de siècle, l’Allemagne vaincue et divisée en 1945 se réunifiait sous la houlette d’Helmut Kohl, à la faveur de la fin du bloc de l’Est. Spécialiste du monde germanique, Thierry Buron a suivi l’évolution de notre grand voisin.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre parcours d’historien et dans quelles conditions vous êtes-vous intéressé à l’histoire allemande ?

Thierry Buron : Né en 1948 à Paris, j’y ai effectué mes études secondaires avant de rejoindre la khâgne du lycée Louis-le-Grand et d’être admis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1968. Issu d’une famille de scientifiques, je me suis destiné un temps aux lettres classiques mais, très tôt passionné par l’histoire, je me suis finalement orienté vers cette dernière discipline, la mieux à même de nous donner une connaissance approfondie du monde et de nous permettre de comprendre les enjeux de l’actualité. J’ai séjourné régulièrement outre-Rhin dès l’âge de onze ans afin de maîtriser au mieux la langue allemande. J��ai rejoint plus tard, pendant un an, l’Institut d’histoire européenne de l’université de Mayence, afin d’y travailler à une thèse consacrée à l’étude des SA entre 1929 et 1933.

J’ai poursuivi par ailleurs une carrière classique de professeur d’histoire. Après un mémoire de maîtrise réalisé sous la direction de Jean-Baptiste Duroselle et portant sur L’Idée de révolution politique chez les intellectuels de droite des années trente, j’ai été admis à l’agrégation en 1971. Après avoir travaillé à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine de Nanterre et après mon séjour à Mayence, j’ai enseigné dans des établissements secondaires de la banlieue sud de 1973 à 1976, avant de rejoindre l’université de Nantes où j’ai été assistant, puis maître de conférences jusqu’en 2013. J’ai entre-temps réalisé, avec Pascal Gauchon, un ouvrage de synthèse consacré aux Fascismes. Je n’ai pu mener à son terme la réalisation de ma thèse d’histoire allemande mais je n’en ai pas moins largement défriché le sujet retenu.

Travaillant sous la direction de Jacques Droz, j’ai pu exploiter les archives fédérales de Coblence, celles de Hesse à Wiesbaden, celles de Hanovre en Basse-Saxe et j’ai pu travailler également, deux semaines par an, en Allemagne de l’Est, à Potsdam, Dresde, Magdebourg, Weimar, Greifswald et Meersebourg. À partir des séries de biographies établies à propos des candidats à la SA, j’ai pu réaliser une analyse géographique, sociale et idéologique de ceux-ci. Ils devaient en effet remplir une « profession de foi » détaillant leurs origines et leurs motivations. Durant la période 1929-1933, retenue pour mon étude, la mobilisation des intéressés s’effectue contre l’impuissance de la République de Weimar, contre les partis marxistes (social-démocrate SPD et communiste KPD) mais l’antisémitisme auquel on réduit le phénomène nazi n’apparaît que marginalement, surtout durant cette période. À noter aussi le caractère « interclassiste » du recrutement de ces militants (l’éventail va des ouvriers au prince impérial August Wilhelm, frère cadet du Kronprinz). Il apparaît ainsi que le parti national-socialiste transcende les vieux clivages antérieurs.

NRH : On vient de commémorer le vingt-cinquième anniversaire de la réunification allemande, consécutive à l’effondrement du bloc soviétique. Que reste-t-il aujourd’hui de la défunte République démocratique allemande, intégrée pendant quarante ans au bloc de l’Est ?

TB : On constate aujourd’hui l’importance, dans les lander correspondant à l’ancienne RDA, de la résistance à la politique d’immigration décidée par Angela Merkel. C’est là que le mouvement Pegida ou l’Alternative pour l’Allemagne rencontrent le plus grand écho. Les Allemands de l’Est se sont libérés du communisme en manifestant et en descendant dans la rue ; il n’y a évidemment pas eu de mouvement comparable à l’ouest. Les citoyens de l’ancienne RDA se sont ainsi familiarisés avec le droit de contester le pouvoir. Paradoxalement, la conscience nationale allemande s’est trouvée mieux préservée en RDA qu’en RFA où un processus de dénationalisation en douceur s’est opéré au sein de l’espace « occidental ».

Les Allemands de l’Ouest avaient intégré plus ou moins passivement que la division des deux Allemagnes allait se révéler définitive, ce qui explique pour une bonne part les incompréhensions manifestées dans la foulée de la réunification, notamment du fait du coût qu’elle a représenté. Elle a également correspondu à un effondrement d’une partie de l’économie est-allemande, à la fin de pans entiers d’industrie (à Schwerin ou Rostock par exemple). La société s’est trouvée fortement sinistrée et le chômage sévit encore à l’est, dans des lander comme la Saxe-Anhalt ou le Mecklembourg-Poméranie, même si des pôles techniques prometteurs se sont développés à Leipzig, Iéna ou Dresde.

Cela dit, il faut préciser que, depuis 2000 environ, « l’ostalgie » évoquée pendant un temps, a largement disparu, même si le parti Die Linke demeure présents dans des parlements régionaux et gouverne la Thuringe avec le SPD et les Verts. Mais la clientèle électorale du parti correspond surtout aux vieilles générations et tout le monde s’accorde pour reconnaître que la RDA était un État de non-droit.

NRH : Quelle distinction établir entre la nation allemande et l’espace germanique ?

TB : L’Allemagne n’a pas connu l’État « national » moderne jusqu’au XIXe siècle, alors que la nation française était déjà, du fait de l’action de l’État royal capétien constitué en amont de 1789, qui voit l’émergence de la « Grande Nation » révolutionnaire. De plus, les frontières de l’espace germanique ont été très fluctuantes et ses centres de gravité politiques ont beaucoup changé au fil du temps, de l’ensemble carolingien au Saint Empire à dominante saxonne puis souabe, de l’Autriche habsbourgeoise à la Prusse des Hohenzollern…

L’unité impériale qui a duré de 962 à la dissolution par Napoléon du Saint Empire, n’a pas engendré une nation allemande comparable à la France, l’Angleterre ou l’Espagne et la division religieuse intervenue avec la Réforme a fracturé pour plusieurs siècles l’espace allemand. La Confédération germanique créée en 1815 ne fut qu’un cadre extrêmement lâche et les quarante États allemands issus du congrès de Vienne ont conservé une très large autonomie, Même dans l’Empire construit par Bismarck en 1871, la force des particularismes demeure, tout comme celle des loyalismes envers les États traditionnels désormais réunis tels que la Saxe, la Prusse ou la Bavière, des États qui conservent leurs forces armées respectives jusqu’en 1914.

La nation allemande est née en réaction à l’expansionnisme révolutionnaire et napoléonien, dans le contexte général d’un mouvement romantique qui réinscrit dans la longue histoire les identités des peuples européens. Dans ce cas, c’est le sentiment national qui a été le socle sur lequel s’est bâti l’État national moderne, à la différence de ce qui s’est produit en France où il préexistait à la prise de conscience d’une identité particulière de l’ensemble français. L’État allemand ne s’est pas confondu avec l’espace du germanisme. Après la guerre austro-prussienne de 1866 et la guerre franco-allemande de 1870, l’Autriche demeure à l’extérieur et le reste après 1919, pour ne rien dire des nombreuses minorités allemandes d’Europe centrale et orientale, qui vont disparaître après 1945 ; une situation qui a contribué à alimenter les revendications pangermanistes. Les choses deviennent plus simples après 1945 quand, du fait des nettoyages ethniques survenus en Europe orientale, la nouvelle frontière Oder-Neisse se confond avec celle du germanisme.

C’est en 1945, que se fixent les limites d’un territoire correspondant désormais à une identité ethnique reliée à un territoire précis. Situation confirmée en 1990 par la réunification qui limite le nouvel espace allemand à 357 000 km2 alors qu’apparaissent ainsi les limites fixées à la puissance allemande.

NRH : Comment rendre compte de l’originalité de l’idée nationale en Allemagne, présentée par Louis Dumont dans son Idéologie allemande ?

TB : Dans son ouvrage paru en 1991 chez Gallimard, Louis Dumont met bien en effet en lumière la nature du sentiment national et l’originalité de la conception de la nation formulée par des auteurs comme Herder ou Fichte. Face au projet universaliste jacobin, ceux qui appellent à l’éveil de la nation allemande s’appuient sur l’identité déterminée par la langue et sur la mémoire historique du Reich médiéval qui a duré, même s’il n’était plus qu’un cadre devenu anachronique, jusqu’au tout début du XIXe siècle. Dans l’inconscient collectif allemand, il y a, à cette époque, la nostalgie de ce qu’avait pu être une grande puissance établie au centre de l’Europe. La redécouverte du passé et des traditions populaires qui accompagnent l’essor du romantisme viennent à point pour conforter une définition organiciste de la nation fondée sur le sang, le sol et la mémoire.

C’est ce sentiment national qui, récupérant le darwinisme social dominant à la fin du XIXe siècle, va préparer le terrain pour le passage à un nationalisme racial grossièrement formulé ensuite par Hitler. Contre la vision allemande de la nation défendue au XIXe siècle par le grand historien Theodor Mommsen, le Français Ernest Renan avancera l’idée d’une nation fondée sur la volonté populaire, le « plébiscite quotidien ». Un débat qui prendra toute son acuité quand les deux hommes s’opposeront à propos de l’Alsace-Lorraine au lendemain de 1870. Contrairement à la lecture simpliste qui en est donnée aujourd’hui, la nation de Renan ne surgit cependant pas de rien, elle implique l’existence en amont d’une construction politique et d’un espace culturel qui renvoient à une histoire antérieure.

NRH : Comment interpréter le débat ouvert aujourd’hui outre-Rhin à propos des réfugiés ?

TB : L’Allemagne demeure tétanisée par la « culpabilité » qu’elle assume à propos de la Deuxième Guerre mondiale et adopte une posture de « puissance morale » éternellement responsable. Sa « culture de bienvenue » lui interdit de refuser l’accueil de l’étranger. Il s’agit d’une attitude de rupture affirmée avec le nationalisme exclusif antérieur à 1945. L’Allemagne se pose de fait aujourd’hui en rivale de la France en matière d’invocation des « droits de l’homme ». Elle se veut un État exemplaire mais des voix hostiles à la politique de la chancelière se font entendre et de grands journaux comme Die Zeit ou le Suddeutsche Zeitung s’en font l’écho. Le clivage existe désormais, même s’il n’a pas encore vraiment de traduction politique.

Si l’on compare avec la France, le problème se pose différemment. On ne trouve pas en Allemagne des communautés concentrées dans des banlieues pauvres et ghettoïsées. Les immigrés ou « réfugiés » sont installés dans des régions dépeuplées et l’on a vu ainsi un village du nord du pays ne comptant qu’une centaine d’habitants accueillir 750 étrangers. Le projet qui consisterait à repeupler ainsi des régions qui se sont vidées de leur population autochtone ne prend pas en compte l’absence d’activités et de travail et le fait que les immigrés, eux-mêmes, sont hostiles à de telles installations. C’est absurde et cela ne peut qu’engendrer des réactions xénophobes telles que les attaques contre les foyers d’immigrés, multipliées par huit entre 2014 et 2015. La situation est d’autant plus tendue que les statistiques relatives à la délinquance due aux immigrés ne sont pas diffusées.

NRH : La situation actuelle ne vient-elle pas confirmer les propos de Thilo Sarrazin selon lesquels « l’Allemagne s’autodétruit » ?

TB : L’ouvrage de Thilo Sarrazin, publié avant l’arrivée des grandes vagues d’immigrés entamée depuis 2014, a été vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires. L’auteur, qui vient du SPD où il était spécialiste de l’aide sociale, pointe la naissance en Allemagne d’une société parallèle et le refus de devenir allemands des immigrés musulmans. Il constate que 60 % des Turcs privilégient les liens avec leur patrie d’origine et pratiquent une endogamie peu conciliable avec une assimilation progressive. Il constate aussi l’ampleur de l’échec scolaire observée chez les immigrés musulmans, ce qui ne semble guère plus favorable à leur intégration.

NRH : Qu’en est-il de la relation entre l’Allemagne et les États-Unis. Comment peuvent-elles évoluer à moyen terme ?

T.B. : L’Allemagne est à beaucoup d’égards le principal allié des États-Unis en Europe, davantage peut-être aujourd’hui que la Grande-Bretagne ne l’était jusqu’à une époque récente. C’est l’héritage de la guerre froide, le souvenir du rôle joué par l’Amérique de Truman lors du blocus de Berlin de 1948-1949, la conscience diffuse que l’aide Marshall et le parapluie nucléaire américain ont rendu possible le redressement spectaculaire du pays à partir des années 1950.

Allié privilégié au sein de l’OTAN, l’Allemagne n’en reste pas moins attachée à sa culture pacifiste. Elle ne s’est engagée qu’à la marge sur le plan militaire (en Yougoslavie ou dans le nord de l’Afghanistan) et seuls 28 % des Allemands sont prêts à accepter aujourd’hui une intervention hors d’Europe. En 2003, Berlin s’est rallié à Paris et Moscou pour rejeter l’intervention américaine en Irak. La révélation, à travers l’affaire Snowden, des écoutes de la NSA a suscité des réactions antiaméricaines qui ont fait oublier l’accueil réservé en 2008 par Berlin au candidat Obama. Les réseaux atlantistes n’en demeurent pas moins très puissants outre-Rhin, notamment dans le domaine de la presse.

NRH : L’histoire peut-elle nous éclairer quant à l’évolution des rapports entre Allemagne et Russie ?

TB : Il faut remarquer que la Russie et l’Allemagne ont été pendant longtemps alliées. C’est vrai en 1813 après que l’échec de Napoléon en Russie a conduit la Prusse à reprendre la lutte et à se porter à la tête de la croisade de libération allemande. Au sein de la Sainte Alliance, puis à l’époque de l’Entente des Trois Empereurs voulue par Bismarck, Berlin et Saint-Pétersbourg sont très proches et les liens dynastiques nombreux, alors que les relations austro-russes sont compliquées par les rivalités apparues dans les Balkans. L’alliance franco-russe et la Première Guerre mondiale remettent en cause cette proximité presque séculaire mais, dès 1922, à Rapallo, Soviétiques et Allemands entament discrètement un rapprochement inattendu. L’antibolchevisme hitlérien, auquel répondait l’antifascisme du Komintern, s’efface en août 1939 devant les contraintes géostratégiques et les théoriciens de la « puissance continentale », tels Haushofer, applaudissent le pacte de non-agression conclu par Ribbentrop et Molotov.

Après la Deuxième Guerre mondiale, RFA et RDA apparaissent comme les pièces majeures des deux alliances qui se font face en Europe mais la réunification va engendrer une nouvelle donne, rendue possible par la négociation ente Kohl et Gorbatchev. Pour les Russes, l’Allemagne représente l’enjeu majeur en Europe (et les Américains pensent de même), ce qui explique les excellentes relations établies avec Gerhard Schröder. L’affaire ukrainienne est venue remettre en cause la relation russo-allemande et les échanges économiques ont chuté de 35 % depuis l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine. Mais l’Allemagne est partie prenante aux accords de Minsk et souhaite l’apaisement à l’est, le marché russe présentant, dans un futur retour à la normale, d’immenses opportunités.

NRH : Peut-on imaginer, dans le contexte de crise que connaît l’Europe (déséquilibres au sein de la zone euro, problèmes des migrants, montée des « populismes » nationaux…), une Allemagne prenant ses distances avec l’Union Européenne ?

TB : Le poids de l’euro, héritier du Deutschmark, pèse pour beaucoup dans le sentiment des Allemands vis-à-vis de l’Europe. Il n’y a toutefois plus dans l’opinion la même unanimité européiste qu’auparavant, ce dont témoigne l’émergence du parti l’Alternative pour l’Allemagne, qui a de quoi inquiéter la chancelière. « L’isolationnisme » (avec les bons élèves de la zone euro) apparaît impossible car l’économie allemande a besoin du monde. Économiquement, la Chine et les marchés émergents sont indispensables. Politiquement, Berlin ne peut s’aliéner la France ou la Pologne. Une certaine arrogance et un certain complexe de supériorité existent, légitimés par les bonnes performances économiques, mais l’Allemagne n’est pas en mesure d’intervenir en force dans le concert international. Les Allemands ne sont pas assez grands ou assez forts pour se retrouver seuls dans le jeu des puissances mondiales.

NRH : Le problème majeur de l’Allemagne ne réside-t-il pas aujourd’hui dans sa situation démographique ?

TB : Il s’agit là évidemment d’un défi majeur pour l’avenir. Avec un taux de fécondité à 1,4, une population rapidement vieillissante et la perspective d’une Allemagne qui ne compterait plus que de 60 à 70 millions d’habitants en 2050 au lieu des 80 millions d’aujourd’hui, la question se pose évidemment des besoins en main-d’œuvre, y compris qualifiée et, tout simplement, de la survie à terme d’une nation allemande demeurant elle-même. Pour redresser une situation comparable, la RDA avait mis en œuvre ses dernières années une politique familiale ambitieuse mais celle-ci a été abandonnée après la réunification.

En rejetant tout ce qui pourrait être interprété comme une aspiration à un retour vers la puissance, l’Allemagne va fatalement devoir compter avec une nature qui, comme chacun le sait, a horreur du vide…

Propos recueillis par Pauline Lecomte

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Jean-Pierre Bois, une nouvelle histoire militaire /2015/11/jean-pierre-bois-une-nouvelle-histoire-militaire/ /2015/11/jean-pierre-bois-une-nouvelle-histoire-militaire/#respond Sun, 01 Nov 2015 10:00:11 +0000 /?p=1702
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°81, novembre-décembre 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Agrégé et docteur en histoire, Jean-Pierre Bois a été professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes et est l’auteur de nombreux ouvrages. Outre sa thèse consacrée aux Anciens soldats dans la société française au XVIIIe siècle (Economica, 1990), on lui doit les biographies de Maurice de Saxe (Fayard, 1992), Bugeaud (Fayard, 1997), Dumouriez (Perrin, 2005), Don Juan d’Autriche (Tallandier, 2008) et, tout récemment, La Fayette (Perrin, 2015). Il a également publié Les Vieux : de Montaigne aux premières retraites (Fayard, 1989) et La Paix. Histoire politique et militaire (Perrin, 2012).

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre parcours personnel et comment s’est formée votre vocation d’historien ?

Jean-Pierre Bois : Comme pour beaucoup d’enfants ou d’adolescents, c’est un professeur que j’ai eu en classe de sixième qui a sans doute été à l’origine de mon intérêt pour l’histoire. Cet homme, Pierre Leveel, né en 1914, est, je crois, toujours vivant et je lui dois beaucoup. Un professeur à l’ancienne, au meilleur sens du terme, qui alliait à un savoir en mesure de fasciner les jeunes esprits qui lui étaient confiés, une clarté exemplaire dans l’expression et le souci de ses élèves. Après une scolarité secondaire tout à fait normale dans l’ouest de la France, je suis, comme beaucoup, « monté » à Paris pour y rejoindre l’hypokhâgne du lycée Henri-IV où j’ai eu pour condisciple Philippe Conrad, retrouvé par la suite à La Nouvelle Revue d’Histoire.

Reçu au concours de l’École normale supérieure de l’enseignement technique, puis à l’agrégation d’histoire, je suis parti enseigner en Turquie dans le cadre de la coopération, ce qui constitua pour moi une expérience d’ouverture sur l’extérieur très utile par la suite. Revenu en France, j’ai enseigné au lycée d’Angers durant la première partie de ma carrière, tout en travaillant, sous la direction d’André Corvisier, à la réalisation d’une thèse consacrée aux anciens soldats au XVIIIe siècle.

Cela m’a valu d’être ensuite retenu pour remplacer à l’université de Nantes le professeur et recteur Yves Durand qui, élève de Roland Mousnier, a été l’un de nos grands historiens modernistes des dernières décennies. Parallèlement à mon enseignement à l’université, j’ai ensuite écrit plusieurs ouvrages, des biographies de chefs militaires, des études d’histoire sociale portant sur le milieu militaire et des travaux relatifs à l’histoire des relations internationales à l’époque moderne.

NRH : André Corvisier a tenu une place éminente dans les choix qui ont été les vôtres, notamment votre intérêt pour l’histoire militaire.

J-PB : C’est tout à fait exact. J’ai fait sa connaissance alors que j’étais étudiant à l’ENSET où il enseignait. La qualité de ses cours, le charisme qui était le sien, son souci d’aller au fond des choses, sa grande humanité en faisaient un enseignant exemplaire, très apprécié de ses étudiants. C’est donc tout naturellement, après avoir passé l’agrégation et effectué mon service militaire dans la coopération, que je suis revenu vers lui pour lui demander d’être mon directeur de thèse. Il était spécialiste d’histoire militaire mais je me serais tourné vers lui et j’aurais accepté n’importe quel sujet qu’il m’aurait confié portant sur un autre domaine. C’est donc ce maître d’exception qui a décidé de l’orientation de mes recherches ultérieures. Il a été pour moi un directeur de thèse aussi exemplaire qu’exigeant, imposant à ses thésards une mise au point annuelle publique de l’état de leurs recherches et leur confiant la charge de présenter des communications dans les colloques savants.

Je fis ainsi mes débuts dans cet exercice lors du congrès des Sociétés Savantes de Metz en 1983. Il laissait par ailleurs à ses « poulains » une très grande liberté, leur apportant aussi l’assistance morale nécessaire car la thèse d’État de jadis était un exercice long et difficile qui n’était pas de tout repos. Il est pour moi devenu un ami pour qui j’éprouvais un respect quasi filial du fait de notre commun intérêt pour un domaine qui lui tenait à cœur. Son fils, Jean-Nicolas, s’est tourné pour sa part vers l’histoire de l’Antiquité dont il est devenu l’un de nos meilleurs spécialistes. Ce fut à André Corvisier et à Yves Durand que j’ai du d’être retenu pour occuper une chaire d’histoire moderne à l’université de Nantes.

NRH : Comment interprétez-vous le renouveau progressif de l’histoire militaire qui s’est progressivement affirmé à partir des années 1970 ?

J-PB : L’époque qui a vu l’hégémonie idéologique de l’école des Annales – dont les représentants privilégiaient le temps long, l’histoire économique et les structures sociales au détriment de ce qui était caricaturé comme « l’histoire-bataille » , c’est-à-dire l’histoire événementielle assimilée à une simple écume superficielle masquant les tendances lourdes permettant de comprendre en profondeur les sociétés et les civilisations – s’est de fait terminée au moment où, sous le nom de « nouvelle histoire » elle a été, au cours des années 1970, présentée au grand public cultivé.

Elle n’avait pourtant rien de « nouveau » puisque c’est durant l’entre-deux-guerres que Marc Bloch et Lucien Febvre s’étaient faits les hérauts de cette lecture nouvelle des choses, relayés après guerre par Fernand Braudel. On s’est vite rendu compte que l’histoire ne se limitait certes pas aux événements politiques et militaires, mais aussi que le seul recours à l’histoire quantitative, réduite à l’économie et à la sociologie, n’était pas non plus satisfaisant et on a redécouvert la matière propre à l’histoire militaire.

Quelques hardis pionniers, le professeur André Martel à Montpellier, André Corvisier à Paris et Jean Chagniot après lui ont redonné une pleine légitimité à cette histoire, sachant qu’il ne s’agissait plus uniquement d’étudier les seules batailles mais de considérer la guerre et les systèmes militaires comme des objets d’histoire sociale qu’il convenait d’aborder avec un regard nouveau. L’ouvrage d’André Corvisier consacré à L’Armée française de la fin du XVIIIe siècle au ministère de Choiseul. Le soldat (PUF, 1964) a, de ce point de vue, pris la valeur d’un véritable manifeste.

NRH : Qu’avez-vous cherché à montrer dans votre thèse consacrée aux anciens soldats et aux invalides ?

J-PB : Il s’agissait là d’un domaine qui restait à défricher à peu près totalement. Il y avait, bien sûr, les archives des Invalides mais une recherche vraiment originale était indispensable, d’autant que je me suis davantage intéressé aux soldats qu’aux officiers. J’ai poussé mon enquête de dépouillement d’archives dans vingt-neuf dépôts départementaux, ce qui m’a permis de découvrir ce que pouvaient être les processus de réinsertion des anciens soldats dans le monde civil.

J’ai pu montrer que l’on était ainsi passé du rejet – le soldat de la guerre de Trente Ans finit généralement clochard – à une meilleure intégration sociale. La monarchie du XVIIe siècle s’est souciée de la réhabilitation des anciens soldats, qui sont perçus comme des hommes de confiance et de courage, et j’ai pu montrer que le taux d’alphabétisation était plus élevé chez eux que dans la population moyenne. Mon enquête débute en 1670, au moment de l’installation de l’hôtel des Invalides, et pousse jusqu’à la Révolution, après que Choiseul a introduit la reconnaissance de l’invalidité et que Montbarrey, secrétaire d’État à la Guerre sous Louis XVI, a créé une pension destinée aux vétérans.

À la fin de l’Ancien Régime, les anciens soldats étaient plutôt « bien vus » et leur cas s’inscrivait dans la volonté de progrès social que l’on décèle alors dans la politique de la monarchie. Dans le même registre, Yves Durand avait montré que les fermiers généraux se préoccupaient aussi du sort de leurs employés.

NRH : Qu’a représenté en son temps Maurice de Saxe ? Dans quelle mesure apporte-t-il une vision nouvelle de la guerre ?

J-PB : Étant germaniste, j’étais bien placé pour me pencher sur le cas de Maurice de Saxe et je me suis notamment intéressé à ses Rêveries (Economica, 2002), qui constituent un moment important dans l’histoire de la pensée militaire. J’ai également étudié de près la bataille de Fontenoy. En m’efforçant d’échapper à la tentation des nombreux biographes antérieurs qui ont accordé une place, à mes yeux trop importante, à la vie sentimentale de l’intéressé et aux dimensions finalement anecdotiques de son existence.

Avec Folard, Guibert et d’autres, Maurice de Saxe est au cœur de la réflexion militaire au temps des Lumières. Il a notamment réfléchi sur la « petite guerre », plus économique en hommes et en moyens qu’a étudiée par ailleurs récemment Sandrine Picaud-Monnerat (La Petite Guerre au XVIIIe siècle, Economica, 2010). Maurice de Saxe ne livrait que les batailles qu’il était sûr de gagner et préférait « user » l’adversaire en frappant ses chaînes de ravitaillement, en jouant de la surprise contre ses unités isolées… Il présente aussi l’intérêt de s’être soucié de la condition de ses soldats, ce qui était assez nouveau à l’époque.

NRH : Vous réhabilitez dans une large mesure le « traître » Dumouriez ?

J-PB : Depuis le travail très classique d’Arthur Chuquet, qui remontait à 1905, il n’y avait pas eu de bonne biographie de Dumouriez, le vainqueur de Valmy et de Jemmapes. Il a effectué une très longue carrière, tout à fait prometteuse, au sein de l’armée royale et, après la fortification de Cherbourg, Louis XVI voyait sans doute en lui un chef susceptible de conduire un jour une opération d’envergure contre l’Angleterre. Vaincu à Neerwinden au début de 1793, il abandonne son commandement et va devenir un exilé qui ne se reconnaîtra pas dans l’émigration combattant la Révolution, même si les hommes de 1793 l’ont abusivement considéré comme un « traître ».

Alors que Napoléon, devenu Premier Consul, encourage les émigrés à rentrer pour servir le nouveau régime, ils s’opposera au retour de Dumouriez en qui il voyait sans doute un rival potentiel. Mort en 1823, Dumouriez, qui restait à beaucoup d’égards un homme de 1789, était acquis aux idées libérales et ne se reconnaissait pas vraiment dans la monarchie constitutionnelle de la Restauration.

NRH : Le personnage de Bugeaud échappe un peu à votre période de prédilection qui demeure le XVIIIe siècle. Pour quelles raisons a-t-il retenu votre intérêt ?

J-PB : Figure emblématique dans la galerie de portraits militaires que connaissaient tous les petits Français passés par l’école de la IIIe République, le « Père Bugeaud » a vu ensuite son prestige décliner au fur et à mesure que s’est développé le procès de l’expansion coloniale. Il méritait donc une enquête impartiale. Officier sous l’Empire, il a servi en Espagne sous les ordres de Suchet et là s’est familiarisé avec la « contre-guérilla », une expérience utile quand il s’agira de « pacifier » l’Algérie au moyen des ses colonnes mobiles. Une guérilla espagnole qui renvoie aux expériences de « petite guerre » du siècle précédent.

NRH : Pourquoi avoir écrit un livre sur don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante ?

J-PB : Il est toujours utile à un historien de « sortir » de son domaine de spécialité, de la période qu’il a plus particulièrement étudiée. De plus, mon séjour en Turquie m’a familiarisé avec les questions relatives à l’histoire de l’Empire ottoman. C’est donc tout naturellement que j’ai accepté de me pencher sur le demi-frère de Philippe II d’Espagne. Un personnage éminemment sympathique, trop souvent réduit à son seul rôle de commandant de la flotte catholique à Lépante, même si l’événement concerné constitue un moment clé dans l’histoire de l’Occident.

Après l’échec ottoman contre Malte en 1565, Lépante apparaît comme un coup d’arrêt incontestable à la poussée turque, même si le sultan parvient à reconstituer rapidement sa flotte et même si la Porte demeure menaçante jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

NRH : Spécialiste des relations internationales à l’époque moderne, vous vous êtes penché sur l’évolution des représentations de la paix durant cette période. Quelles conclusions avez-vous tirées de cette réflexion ?

J-PB : En 1435, se réunit à Arras une sorte de congrès des trois forces belligérantes, Anglais, Français et Bourguignons, afin de sortir de l’enlisement de la guerre de Cent Ans. Cette démarche concertée est une première en Europe. En 1878, Bismarck organise à Berlin un congrès général des puissances européennes, le dernier du genre, avant l’affrontement suicidaire des nationalismes et la mondialisation des conflits.

Durant quatre siècles et demi, les États de l’Europe ont été en guerre la majeure partie du temps, dans la perspective toujours proclamée et jamais atteinte d’établir enfin une paix durable entre eux. Mais chaque fois les instruments diplomatiques qui devaient y conduire ont été améliorés, de la paix de Vervins de 1598 au congrès de Vienne de 1815. L’idéologie de la paix a elle-même progressé, mais l’histoire de la paix est celle d’un combat toujours recommencé. La question de la paix et de son rapport avec la guerre a été posée depuis longtemps. Végèce nous prévient que « celui qui désire la paix, se prépare donc à la guerre ». Le darwinisme social du XIXe siècle, puis les travaux des polémologues et des éthologues après lui ont relativisé les espoirs bien naïfs d’un abbé de Saint-Pierre comme ceux des constituants de 1790 prompts à « déclarer la paix au monde ».

En 1435, la paix d’Arras introduit un compromis de nature nouvelle fondé sur des politiques matrimoniales dorénavant organisées. On imagine aussi assurer la paix de l’Europe en mobilisant tous ses princes contre le péril ottoman. Le pape Pie II Piccolomini reprend ce thème dans sa Cosmographie générale quand il parle de l’Europe comme de « notre patrie ». Le XVIe siècle voit s’affirmer les prétentions de paix impériale de Charles Quint, alors que l’école de Salamanque ouvre le débat sur la guerre juste. C’est le moment où la diplomatie commence à s’organiser en se dotant de personnels spécialisés. Le « grand dessein » de Sully d’une paix européenne permettant une coalition contre le Turc s’inscrit dans le même souci avant que les traités de Westphalie ne fondent l’équilibre européen et que l’historien allemand Pufendorf ne formule le « droit de la nature et des gens ».

Le cosmopolitisme des Lumières prend le relais, mais Frédéric II de Prusse apparaît alors comme le grand perturbateur. Alors que le français apparaît comme la langue de la paix européenne et que Kant publie son Projet de paix perpétuelle, la Révolution française ouvre un nouveau cycle guerrier. La politique des congrès réunis par la Sainte-Alliance après 1815 va chercher à le dépasser. Dans son exil hambourgeois, Dumouriez a rédigé son Nouveau tableau spéculatif de l’Europe

NRH : Votre dernier ouvrage, consacré à La Fayette, est paru vingt-six ans après celui d’Étienne Taillemite qui a longtemps fait autorité. Qu’apportez-vous de nouveau par rapport à sa lecture du personnage ?

J-PB : J’avoue que j’éprouve une certaine sympathie pour le personnage. Détesté des royalistes qui lui reprochent d’avoir été l’une des principales figures de la noblesse libérale et le retour à Paris d’octobre 1789, il l’est tout autant des républicains qui dénoncent sa « trahison » consécutive au 10 août 1792. Je crois qu’il a surtout souhaité, et ce jusqu’à la fin de ses jours, l’établissement d’une monarchie constitutionnelle garantissant la liberté et le respect des droits de l’homme tels qu’ils ont été formulés en août 1789. Il ne déviera pas par la suite, malgré sa captivité difficile en Autriche. Il demeurera en retrait sous l’Empire et la Restauration et c’est en 1830 que le « héros de la Liberté des Deux Mondes » jouera de nouveau un rôle de premier plan en favorisant l’accès au trône de Louis-Philippe d’Orléans devenu « roi des Français ».

Le livre d’Étienne Taillemite est riche en informations précieuses, mais je trouve qu’il valorise trop les critiques du personnage. On peut lui reprocher certains défauts de caractère mais je crois que son parcours demeure celui d’un homme attaché à la liberté et qui, auréolé de la gloire que lui avait value son aventure américaine, a cru qu’il pouvait contribuer à la naissance en France d’un régime parlementaire modéré, alors que ce projet ne disposait pas, en réalité, de la base politique et sociale nécessaire à sa réalisation.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

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Didier Le Fur : François Ier, le cinquième centenaire /2015/09/didier-le-fur-francois-ier-le-cinquieme-centenaire/ /2015/09/didier-le-fur-francois-ier-le-cinquieme-centenaire/#respond Tue, 01 Sep 2015 10:00:26 +0000 /?p=1696
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°80, septembre-octobre 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Cette année, nous commémorons l’avènement du jeune François d’Angoulême qui demeure, dans l’imaginaire des Français, le prince fastueux dont l’existence se confond avec l’avènement supposé de la Renaissance. Didier Le Fur vient de lui consacrer une biographie monumentale, fruit d’une enquête de quinze années.

La Nouvelle Revue d’Histoire : À propos des 32 ans du règne de François Ier, vous prenez vos distances avec une historiographie redondante et avec les simplismes propres à la télévision ou aux magazines. Comment distinguer le bon grain de l’ivraie ?

Didier Le Fur : Il ne faut jamais oublier qu’un souvenir, qu’il soit attaché à une personne ou à un événement, est toujours chargé d’intérêts individuels, en fonction des opinions politiques ou religieuses de l’historien, ou collectives en rapport aux valeurs que le régime politique en place soutient ou récuse, et cela à toutes les époques. Les livres d’histoire sont souvent les miroirs des idées d’une époque. Il est donc nécessaire de ne pas partir de ce souvenir acquis pour commencer un travail. Mais c’est malheureusement ce qui se passe souvent.

Ensuite, un récit, qu’il s’agisse d’un personnage ou d’un événement, a un début, un milieu et une fin. Le nier – et certains historiens, notamment lorsqu’ils travaillent sur l’histoire des idées, le font régulièrement – c’est la porte ouverte aux contresens, aux abus de langage et aux interprétations abusives ou fausses. Il faut donc oublier tout ce que l’on sait sur le sujet que l’on a choisi d’étudier et reprendre les documents d’époque, chronologiquement, pour en apprécier les avants, les après, puis se laisser porter par eux. Là s’esquisse immanquablement une autre histoire qu’il est nécessaire d’approfondir à partir d’autres recherches et qui ouvre des perspectives nouvelles jusque-là obscurcies par les préjugés et les idées reçues.

Dans le cas de François Ier, j’ai donc cherché tous les documents disponibles, en ne considérant que les textes rédigés au moment des faits. Sans cette méthode, il était par exemple impossible de mettre en lumière la construction de la légende de l’adoubement de François Ier par Bayard (1), de démontrer qu’il fut, durant les cinq premières années de son règne, le souverain le plus puissant de la Chrétienté grâce à son alliance avec le pape, ou d’expliquer le massacre, en 1545, des hérétiques vaudois.

François Ier n’est pas né dans un monde vierge. Le contexte des règnes précédents, que j’avais étudiés de la même façon, m’a permis de reconstituer le décor dans lequel il a grandi, d’expliquer ses ambitions, identiques à celles de ses prédécesseurs, d’augmenter le territoire sous son autorité. Une politique soutenue en utilisant l’universalisme chrétien et fondée sur la conviction qu’un roi de France serait le dernier empereur annoncé par les prophéties. Il pourrait, après avoir rétabli la justice dans son royaume, établir la paix entre tous les royaumes chrétiens, puis soumettre les peuples païens et hérétiques à la religion chrétienne, afin de permettre le retour du Christ et l’établissement d’un nouvel Âge d’Or.

NRH : François Ier a eu ses thuriféraires et ses détracteurs. Concernant les premiers, l’historien Élie Barnavi insiste sur les foules de laudateurs qui ont, de son vivant, construit sa légende.

DLF : C’est un fait, mais l’historien n’est pas un juge et n’a pas à donner des brevets de bon ou de mauvais gouvernement. S’il se permet ce genre de réflexions, outre qu’il ne fait que des projections personnelles sur un souvenir déjà erroné, il participe surtout à la construction du mythe. Un historien n’a qu’à – et c’est déjà beaucoup – faire revivre un temps, et il doit savoir que ce temps, dès le départ, sera incomplet, avec plein de vides. Il ne parviendra jamais à recomposer une réalité totale, surtout pas cinq siècles après les faits. François Ier a eu de nombreux thuriféraires mais ne fut pas le seul. Tous les monarques, en France et ailleurs, en ont eu. Construire une image de son règne de son vivant est le lot de tous les dirigeants. Quant à ceux qui louèrent François Ier après sa mort, ce fut pendant un temps assez court, seulement jusqu’à la fin du règne de Henri III.

L’avènement de la nouvelle dynastie des Bourbons a marqué le début d’un long et difficile purgatoire pour sa mémoire et toutes les légendes négatives relatives à sa personne sont apparues alors. Les historiens du XIXe siècle ont été plus généreux à l’égard de son souvenir, changeant les mauvaises légendes en bienfaits, sans chercher bien loin ailleurs.

NRH : Une bonne part de votre documentation est de première main. Des sources manuscrites ou imprimées qui, sous votre plume, retrouvent une nouvelle vie. Parmi les historiens du règne, lesquels ont mis en œuvre avant vous une méthode analogue ?

DLF : Je pense à Charles Terrasse dont l’ouvrage en trois volumes, paru de 1943 à 1948 (2), dépassait pour la première fois les images d’Épinal construites depuis longtemps. Au début des années 1980, Jean Jacquart a donné un François Ier riche d’analyses sur la situation économique et sociale jusque-là oubliée (3). Un peu plus tard, en 1987, Anne-Marie Lecoq a tenté une synthèse entre l’histoire, l’histoire de l’art et l’histoire culturelle dans un ouvrage unique (4). Il en est résulté un travail pionnier sur l’image de François Ier dans les premières années de son règne, mais l’auteur a privilégié l’imaginaire du début du XVIe siècle et délaissé les événements qui méritaient d’être revus. De nombreuses pistes restaient donc à explorer et c’est à cette tâche que je me suis consacré.

NRH : Vous insistez sur l’enfance, le cercle familial, les apprentissages de François Ier et vous faites de même pour sa vie amoureuse. Dans quelle intention ?

DLF : J’ai voulu prouver que ce qui a été écrit sur l’éducation de ce prince, sur le rôle de sa mère, Louise de Savoie, tant dans ce temps d’apprentissage ou plus tard lors du règne, et de l’influence de ses maîtresses sur la politique du souverain, n’était que roman. Il était nécessaire d’insister sur ces thèmes pour en montrer le vide puisque aujourd’hui, lorsque vous ouvrez la plupart des ouvrages consacrés à François Ier, vous découvrez qu’il a été un prince érudit, que sa mère lui aurait donné une éducation exemplaire digne des plus grands savants de l’époque, qu’elle aurait gouverné la France avec ou sans son fils, malgré la présence de celui-ci, enfin que François Ier, prétendu homme à femmes et insatiable amant, se serait laissé manipuler par ses maîtresses qui, la mère morte, auraient repris les commandes du pouvoir, au grand dam de la France. Tout cela est faux et ne peut être prouvé.

NRH : Sans tomber dans l’anachronisme, comment interpréter l’affrontement avec Charles de Montpensier, connétable de Bourbon ?

DLF : Selon la vulgate régulièrement invoquée, il ne s’agirait que d’une question de droits et d’héritage que Louise de Savoie, Bourbon par sa mère, et le roi pour les terres apanagées (5), réclamaient au duc de Bourbon après la mort de son épouse. Ce procès ne tenait pas debout. Les femmes de la famille Bourbon renonçaient à leurs droits successoraux lors de leur mariage. La mère de Louise de Savoie l’avait fait. Sa fille ne pouvait rien réclamer. Les restitutions de terres apanagées étaient également discutables tant que Charles de Bourbon était vivant.

Il y a une autre explication que les historiens ont souvent négligée pour lui préférer la légende d’une Louise de Savoie amoureuse et désireuse d’épouser le veuf le plus riche de France mais qui, éconduite, se serait vengée. C’est, en réalité, la volonté du roi de détruire légalement son plus grand vassal et d’achever la neutralisation des grands seigneurs susceptibles de résister à l’autorité royale. L’accaparement de cet héritage par le roi lui permettait en outre d’accéder à des terres d’Empire, comme la principauté des Dombes, petit territoire stratégiquement bien placé au nord de Lyon, alors ville frontière.

En réalité, même à la lecture des pièces du procès, les ambitions du roi n’apparaissent pas clairement. Quant à Louise de Savoie elle fut plus, en cette affaire, femme de paille qu’instigatrice de l’événement. Il ne faut pas oublier qu’elle n’était que mère de roi et, dans l’imaginaire monarchique d’alors, sans aucun pouvoir. Les parlements, garants des institutions monarchiques, n’auraient pas manqué de dénoncer cet abus. Rapidement, cette histoire ne fut plus qu’une affaire entre le roi et son connétable. On s’en serait moins souvenu si François Ier avait été vainqueur à Pavie, Charles de Bourbon combattant aux côtés de Charles Quint endossait dès lors le rôle du « traître » établi ultérieurement dans l’imaginaire national.

NRH : Élie Barnavi avance que ce «  prince humaniste » a aussi fondé un pouvoir absolu de plus en plus centralisateur et que les deux choses allaient de pair car « l’absolutisme c’est l’humanisme transposé en politique ». Que penser d’une telle lecture ?

DLF : Prétendre que François Ier a été l’inventeur de l’absolutisme en France est une absurdité, mais celle-ci a une histoire puisque l’idée naît sous le règne de Charles X. Le mot d’« absolutisme » n’apparaît qu’à la fin du XVIIIe siècle et ce n’est pas dans cette perspective que le pouvoir s’est accru sous le règne de François Ier.

Le roi avait besoin d’une armée puissante et, pour l’entretenir, de rentrées d’argent importantes et régulières. Mais les mesures qu’il prend ne font pas de lui un tyran ou un monarque « absolu ». C’est au lendemain des guerres de Religion que le dogme « absolutiste » peut s’imposer car il permet de mettre fin au « temps des troubles ». On peut se référer, sur cette question, à l’excellent ouvrage qu’Arlette Jouanna a consacré à « l’imaginaire monarchique (6) ».

NRH : Pour en revenir à l’homme, que sait-on de ses compétences intellectuelles et de sa culture personnelle ?

DLF : Il est pratiquement impossible de savoir qui était, derrière son image, l’homme François Ier, faute de documents émanant directement de lui. Contrairement à ce que certains laissent croire, un roi de France ne bénéficiait pas alors d’une éducation aussi complète que celle d’autres souverains étrangers. Il devait être avant tout un excellent guerrier et un excellent chrétien. Dans leur Miroir du prince, les publicistes de la monarchie exigeaient de lui des compétences en divers domaines dont la maîtrise du latin. Mais, dans les faits, les choses étaient bien différentes. Charles V fut un érudit mais il n’en fut pas toujours de même avec ses successeurs.

Nous avons, et les historiens avant tout le monde, oublié la signification profonde du concept de « Roi très chrétien » qui implique que l’onction du sacre lui donnait une sorte d’intelligence innée et que Dieu lui-même était l’inspirateur de la politique royale. En choisissant François Ier, qui n’aurait jamais dû être roi au vu de son degré de naissance, Dieu lui a accordé toutes les vertus et les qualités nécessaires. Personne n’aurait imaginé mettre en cause les capacités intellectuelles du roi.

En réalité, François Ier ignorait le latin, sauf celui de ses prières. Il parlait italien mais lisait peu. Sa bibliothèque privée était composée de comédies et de poèmes qu’on lui lisait lors des repas. Sa collection de peintures était l’héritage de ses prédécesseurs, complété de cadeaux diplomatiques. Comme tous les souverains de son temps, le roi se devait d’avoir une belle bibliothèque, une collection d’œuvres d’art et un cabinet de curiosités. Cela faisait partie de son rang de prince. Rien de plus.

NRH : Dans le domaine militaire, François Ier a-t-il été un grand chef de guerre, bien entouré ? Comment a-t-il appréhendé la « révolution militaire » alors engagée ?

DLF : Au début de son règne, la France est, de par sa richesse, la première puissance militaire d’Europe. Reste que la victoire de Marignan doit beaucoup au soutien des Vénitiens et que, après 1520, l’Empire germanique, qui n’avait jamais été jusque-là en mesure de menacer sérieusement la France, devient un adversaire redoutable. Pour l’emporter contre François Ier, Charles Quint a investi des moyens financiers énormes, contraignant le monarque français à fournir un effort comparable, que rend possible l’augmentation des impôts.

L’issue d’une guerre ne dépendait pas seulement des talents d’un chef ou d’un groupe de capitaines. Le temps, les épidémies, les problèmes de ravitaillement ou l’argent demeuraient des paramètres essentiels. Des conflits bien engagés peuvent s’achever sur des défaites, du fait de la peste à Naples en 1528 ou des retards pour payer les mercenaires allemands ou suisses en d’autres circonstances.

À propos de la « révolution militaire », François Ier l’a accompagnée avec la création des légions permettant de renforcer l’élément non nobiliaire dans l’armée de métier royale. À la fin du règne de François Ier, la France n’a pas perdu un pouce de territoire, mais n’a rien obtenu de ses aventures italiennes.

NRH : Qui sort finalement vainqueur de ce duel avec Charles Quint ? S’achemine-t-on vers un équilibre, un statu quo européen que seules les divisions religieuses vont mettre à mal ?

DLF : Non, il n’y a pas d’équilibre, le vainqueur est incontestablement Charles Quint. En 1515, le prince le plus puissant de la Chrétienté était le roi de France. En 1547, à la mort de François Ier, ce prince était l’Empereur. Il a contenu les ambitions françaises, a étendu et maintenu son pouvoir dans la péninsule ibérique, en Germanie avec sa victoire de Mühlberg sur les princes protestants, mais également sur toute l’Italie. Cette lutte va se poursuivre sous Henri II, après l’abdication de Charles Quint.

En 1550, Philippe II d’Espagne restait le prince le plus puissant d’Europe, mais la France conservait une certaine liberté d’action. Son projet expansionniste s’était détourné de l’Italie mais se tournait vers le Rhin et la Flandre, voire vers l’Angleterre dans la mesure où Marie Stuart – reine d’Écosse, elle avait des droits sur ce dernier royaume – avait épousé le dauphin François. Les guerres de Religion vont mettre entre parenthèses cette politique expansionniste, mais elle sera relancée une fois la pacification obtenue et le déclin de la puissance espagnole engagé (défaite de l’invincible Armada en 1588 ou celle des tercios espagnols à Rocroi en 1643).

NRH : Face au développement de « l’hérésie » luthérienne puis calviniste, François Ier apparaît mal à l’aise. Il poursuit un jeu difficile par des voies sinueuses. Il ne fonde pas un anglicanisme à la française mais il tient son clergé. Et lorsque la dissidence devient provocatrice, notamment avec l’affaire des placards (7), il agit fermement. Pouvait-il faire autrement ?

DLF : Le développement du luthéranisme en France demeura, au moins jusqu’à la fin des années 1520, très limité. Il s’agissait surtout d’un problème allemand. Après la paix de Cambrai qui, en 1529, donna la toute-puissance à Charles Quint en Italie, François Ier joue sur deux tableaux. Il maintient avec la papauté les bonnes relations établies depuis le concordat de Bologne de 1516 en prévoyant le mariage de son fils cadet Henri avec Catherine de Médicis, la nièce du pape Clément VII. Alors qu’il s’affirme catholique chez lui, il s’allie aux princes protestants allemands en rupture avec Charles Quint et avec le roi d’Angleterre Henri VIII qui a rompu avec Rome. Ce choix permet de contenir la puissance de Charles Quint. Quand il lutte contre le protestantisme à l’intérieur, c’est davantage pour des raisons politiques que proprement religieuses.

Chaque souverain reste maître du maintien de l’ordre religieux dans son royaume. Combattre les réformés en France signifiait la volonté du roi de maintenir son autorité et son statut de prince très chrétien et de fils aîné de l’Église, des titres qui lui donnaient un prestige immense dans le monde chrétien. Ils lui permettaient de se présenter comme le monarque des derniers temps face à un imaginaire protestant empreint de rationalisme.

Propos recueillis par Jean-Joël Brégeon

Notes

  1. Voir à ce sujet Didier Le Fur, Marignan 13-14 septembre 1515 (p. 254-268), Perrin, 2004.
  2. Éditions Grasset.
  3. Éditions Fayard.
  4. Anne-Marie Lecoq, François Ier. Imaginaire symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Éd. Macula, 1987.
  5. Un apanage est un fief concédé à un frère ou à un fils cadet de souverain et devant revenir à la couronne à l’extinction de sa descendance mâle.
  6. Arlette Jouanna, Le Prince absolu. Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Gallimard, 2014.
  7. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, à Paris, Orléans et Amboise où résidait la Cour, on affiche – jusque sur la porte de la chambre du roi – des textes imprimés hostiles à la messe catholique et contestant la présence réelle du Christ lors de la célébration de l’Eucharistie. La répression est sévère car le scandale est énorme et la foi populaire est choquée. Une trentaine de réformés parisiens montent sur le bûcher, ainsi que de nombreux autres en province.

Repères biographiques

Didier Le Fur

Docteur en histoire, spécialiste du premier XVIe siècle, Didier Le Fur est l’auteur de plusieurs biographies saluées par la critique, notamment celles de Louis XII (Perrin, 2001) et de Charles VIII (Perrin, 2006). Il s’est également intéressé à des événements tels que Marignan 1515 (Tempus, 2015) ou à des épisodes particuliers de l’histoire de cette période, ainsi Le Royaume de France en 1500 (Réunion des musées nationaux, 2010). En avril 2015, il a publié chez Perrin un monumental François Ier qui renouvelle largement l’historiographie de la période.

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Arnaud Teyssier : comment penser l’État /2015/07/arnaud-teyssier-comment-penser-letat/ /2015/07/arnaud-teyssier-comment-penser-letat/#respond Wed, 01 Jul 2015 10:00:35 +0000 /?p=1689
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°79, juillet-août 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École nationale d’administration, Arnaud Teyssier a effectué une carrière de haut fonctionnaire, tout en se consacrant en parallèle à la recherche et à la réflexion historiques. Il a notamment publié des biographies remarquées de Louis-Philippe, de Lyautey et de Charles Péguy et, en 2014, Richelieu. L’aigle et la colombe (Éd. Perrin).

La Nouvelle Revue d’Histoire : Comment un haut fonctionnaire en vient-il à s’intéresser à l’histoire comme vous l’avez fait. Quel a été votre itinéraire personnel ?

Arnaud Teyssier : Né en 1958, je suis un Parisien d’origine corrézienne et j’ai fait mes études secondaires au lycée Buffon avant de rejoindre la khâgne du lycée Henri IV puis l’ENS de la rue d’Ulm. Je me suis, dès cette époque, intéressé à l’histoire et c’est tout naturellement que j’ai effectué mon service militaire au Service historique de l’armée de l’air où j’ai travaillé auprès de Patrick Facon. J’ai ensuite abandonné définitivement la voie de l’enseignement pour préparer l’ENA. Une fois reçu, en 1989, ce fut pour moi l’occasion, à la faveur d’un stage, effectué à Épinal auprès de Philippe Seguin, de découvrir cet homme politique très atypique, en pleine action et au moment aussi où il achevait l’ouvrage qu’il a consacré à Napoléon III. Je me suis ensuite surtout intéressé à l’histoire politique contemporaine, notamment celle de la Ve République, avant de me tourner vers Richelieu dont j’ai édité le Testament politique, et de lui consacrer l’an dernier une biographie plus importante.

De manière plus générale, je m’interroge depuis longtemps sur le déficit d’intérêt que l’on constate en général, de manière plus surprenante encore « à droite », pour l’histoire de l’État. On s’est en effet longtemps satisfait d’une lecture « maurrassienne » qui, quel que soit son grand intérêt, manifeste aujourd’hui d’évidentes limites. C’est dans le même esprit que je travaille sur le projet d’une biographie de Philippe Seguin, qui avait incontestablement un sens aigu de l’État, combiné avec la passion de la France et de son destin.

NRH : Outre votre toute récente biographie de Richelieu, vous avez réédité en 2011 son Testament politique (Perrin) et publié, en 2007, Richelieu, la puissance de gouverner (Michalon). Quelle est l’origine de votre intérêt pour « l’homme rouge » cher à Roland Mousnier et comment interpréter « L’aigle et la colombe », le sous-titre de votre dernier ouvrage ?

AT : L’aigle et la colombe n’évoquent pas l’opposition entre la guerre et la paix comme certains ont pu le penser. Ces deux termes font référence à saint Jean et à saint Augustin et, plus précisément, au premier sermon que Richelieu, jeune évêque de Luçon, prononce à vingt-trois ans à l’occasion de la fête de la Nativité. Il cite en ouverture saint Augustin, qui distingue les aigles (les « élites », les savants, les favorisés) et les colombes (les gens simples, ceux du peuple). Il faut, pour s’adresser à eux, le faire de manière différente et prêcher l’évangile en étant compris de tous. Mais il faut s’adresser à tous, car les élites ont des devoirs essentiels qui s’imposent à elles. Dans le droit fil de ses préoccupations pastorales, c’est aussi une politique que définit déjà le jeune évêque.

NRH : Que peut-on dire, justement, de la religion de Richelieu ?

AT : Il est établi désormais qu’il a été un évêque sérieux et appliqué, soucieux de mettre en œuvre dans son diocèse la Réforme catholique. Mais la plupart des historiens considèrent qu’il a repris l’évêché familial parce que son frère aîné avait fait le choix de prendre l’habit des chartreux. Richelieu n’aurait été en fait qu’un ambitieux devenu prélat, certes un bon prélat, mais par hasard…

Je suis convaincu pour ma part qu’il était animé par une authentique vocation religieuse. Son arrivée au pouvoir sera ensuite davantage liée aux circonstances qu’à la mise en œuvre d’une ambition personnelle si construite. Il faut aussi se garder de tout anachronisme et ne pas imaginer les hommes de foi du XVIIe siècle sur le modèle du haut clergé d’aujourd’hui, parfois attaché à une conception exclusivement compassionnelle, voire lénifiante, de la religion. La foi peut être chose âpre et même la sainteté ne se confond pas toujours avec la tendresse.

NRH : On a mis en avant la fortune de Richelieu pour contester son désintéressement au service de l’État royal. Quel est votre avis sur ce point ?

AT : Vous faites allusion à l’ouvrage très érudit de Joseph Bergin Pouvoir et fortune de Richelieu (Robert Laffont, 1987) mais il est certain que, sur ce terrain, Richelieu n’est pas Mazarin et qu’il faut replacer les choses dans leur contexte. Le but de Richelieu n’est pas d’accumuler des richesses pour lui-même. Quand il entreprend le vaste projet architectural de la ville et du château de Richelieu, quand il fait construire la chapelle de la Sorbonne, il entend affirmer une puissance symbolique au service de l’État, et surtout de la foi. Son séjour à Rome, alors qu’il est jeune évêque, l’a convaincu que la richesse artistique témoigne de la présence de Dieu et concourt à la conversion des âmes. Il savait qu’il ne vivrait jamais à Richelieu, dont il voulait faire le point de départ d’une reconquête religieuse confiée à saint Vincent de Paul.

NRH : Mais ce fervent chrétien ne s’est-il pas opposé au parti dévot qui s’inscrit à l’époque dans le brillant renouveau catholique qui voit l’affirmation du « Grand Siècle des âmes » ?

AT : Il voit dans le parti dévot un parti pro-espagnol qu’il distingue bien des intérêts de l’Église et de la foi. Il entreprend ainsi de convaincre Urbain VIII – le pape Barberini qui occupe le trône pontifical de 1623 à 1644 – de séparer la cause de l’Église catholique de celle de l’Espagne dans laquelle il voit l’ennemie principale de la monarchie française. On lui a reproché, au cours de la guerre de Trente Ans, ses alliances avec des princes protestants mais il prenait soin d’obtenir en contrepartie la prise en compte des intérêts des populations catholiques.

NRH : Comment analysez-vous la journée des Dupes des 10-11 novembre 1630 ?

AT : J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une « pièce préparée ». Depuis plusieurs années, Richelieu a su gagner la confiance du roi et le préparer à ce type de circonstances. Louis XIII a subi de sa mère, Marie de Médicis, une énorme pression, il a peut-être hésité mais, au final, il a renouvelé sa confiance à Richelieu et le parti de la reine mère a été écarté.

NRH : On a beaucoup écrit ces dernières années à propos du « devoir de révolte » ou des «  conjurateurs », à propos de ces nobles rebelles hostiles au cardinal-ministre. Comment relisez-vous cet affrontement ?

AT : Richelieu a voulu assurer la prééminence absolue de l’intérêt public sur les intérêts privés. La noblesse était légitimement attachée aux valeurs d’honneur et de fidélité mais la fréquence des duels était inacceptable pour le pouvoir politique, soucieux de s’assurer le monopole de la violence. Contre les morales privées, il fallait imposer un code donnant la priorité au service de l’État royal. Le sang des nobles, contrepartie de leurs privilèges, ne devait couler que pour le bien public.

Dans ce combat, il reçoit l’appui du clergé dont l’Assemblée réunie en 1625 adjure le roi de « renverser les autels de la mansuétude » envers ceux qui, par le duel, défient Dieu et l’État. Il faut préciser qu’en 18 ans de pouvoir Richelieu n’a fait procéder qu’à vingt-huit exécutions de conjurateurs, de Chalais à Cinq-Mars en passant par Montmorency et ce, uniquement pour des crimes très graves.

NRH : Dans un ouvrage récent, Jean-Marie Constant, grand spécialiste de l’histoire de la noblesse a semblé « réhabiliter » Gaston d’Orléans (1). Comment voyez-vous le frère du roi et cette relecture vous paraît-elle justifiée ?

AT : Louis XIII, n’ayant, pendant longtemps, pas de descendant, Gaston d’Orléans peut compter sur sa mère et sur une clientèle nobiliaire hostile à Richelieu pour faire valoir d’éventuelles prétentions. Mais, à la différence de Jean-Marie Constant, je suis sceptique quant au fait que le frère de Louis XIII aurait été porteur d’un vrai projet politique alternatif, une sorte de « gouvernance » avant la lettre.

Richelieu n’est pas hostile à la noblesse dont il considère que les privilèges sont justifiés, à condition toutefois que le service du public en soit le prix. Il institue même – à Richelieu, en 1641 – une académie destinée à former les jeunes nobles aux charges de l’État. Tout cela s’inscrit dans la volonté du souverain et de son ministre de reconstruire l’unité religieuse mais aussi politique du royaume et le Traité de la perfection du chrétien est le pendant du Testament politique. Pour le cardinal-ministre, la première qualité du chrétien est la charité qui s’exerce dans la famille, dans la paroisse, puis dans le «  cercle des aigles » au service du roi. Aimer, c’est d’abord être utile aux autres, à tous les étages de la société : l’affirmation de l’État a une origine et une légitimité religieuses.

NRH : Votre dernier chapitre est intitulé « Régner après la mort ». Pourquoi ce titre ?

AT : Comme l’affirme l’Espagnol Luis Velez de Guevara au début du XVIIe siècle, le pouvoir n’a de sens que s’il s’inscrit dans la durée et Richelieu se préoccupe très tôt de cette question. Dans les Principaux points de la foi catholique qu’il expose en 1617 dans le cadre d’une controverse avec les protestants, il revient sur le sacrifice de l’Eucharistie par lequel le prêtre renouvelle les bienfaits du sacrifice de la Croix. Comme la puissance de sacrifier, la « puissance de gouverner » est une énergie presque miraculeuse. Le pouvoir n’est pas le fruit d’un équilibre, il est investi d’une véritable sacralité, ce dont les Français demeurent plus ou moins nostalgiques.

Le général De Gaulle l’a bien perçu, lui qui a fait de l’élection du président de la République au suffrage universel une sorte d’onction laïque contribuant à protéger la fonction. Après lui, quand François Mitterrand dira « croire aux forces de l’esprit », peut-être pensera-t-il, en réalité, au caractère spécifique d’un pouvoir inscrit, sous des formes diverses, dans la longue durée de notre histoire.

NRH : Cette conception de la sacralité du pouvoir politique surprend chez un admirateur de Louis-Philippe que l’on aurait plutôt attendu en « légitimiste » ?

AT : Louis-Philippe n’est pas le roi de pacotille qu’une vision caricaturale a voulu présenter. Il est porteur d’une vision réparatrice de l’histoire. Alors que les ultras de la Restauration ont échoué dans leur volonté d’inverser le cours du temps, il a cherché la synthèse entre l’héritage du passé et le legs de la Révolution et de l’Empire. C’est lui qui restaure Versailles, dont il fait l’expression artistique et historique du récit national. Maurras et Bainville eux-mêmes l’admiraient.

Dès 1790, Rivarol conseillait à Louis XVI de s’appuyer sur le peuple, de tenter une synthèse sociale. On peut, en ce sens, regretter que Louis- Philippe n’ait pas élargi assez tôt le suffrage censitaire. Avec lui cependant, l’héritage de la monarchie survit dans ce qu’il a de plus positif, à travers la permanence de l’État et de l’administration.

NRH : Vous avez aussi consacré un livre aux enfants de Louis-Philippe.

AT : Je me suis intéressé à la manière dont on a voulu former des princes au XIXe siècle, pour refonder une monarchie durable adaptée à la société nouvelle. Louis-Philippe avait connu l’expérience de la Révolution et était conscient de la fragilité de son régime. Il fut très attentif à l’éducation de ses descendants pour les préparer au mieux à affronter les responsabilités du pouvoir.

NRH : Vous-vous êtes également intéressé à Lyautey, officier monarchiste porteur d’une vision originale en matière coloniale.

AT : Enfant, j’étais fasciné par un portrait de Lyautey présent chez mon grand-père. J’ai ensuite découvert chez lui un attachement aux traditions combiné avec un solide anticonformisme. À propos de son rôle au Maroc, sa démarche paraît tout à fait originale au regard de ce qu’a été l’expansion coloniale française en d’autres territoires. Il va renforcer et établir solidement la monarchie chérifienne et faire le choix du respect des différences.

Il était alors agnostique mais, vis-à-vis des Marocains, dont il respectait ostensiblement la religion, il ne manquait jamais d’affirmer son catholicisme et de s’inscrire dans sa propre tradition : pour être respecté des autres cultures, disait-il, il faut les respecter, mais aussi se respecter soi-même…

NRH : Quels sont les traits qui vous ont séduit chez Charles Péguy, redécouvert ces vingt dernières années, d’Alain Finkielkraut à Rémi Soulié, même si Bernard-Henri Lévy en fait l’une des incarnations de «  l’idéologie française » qu’il rejette avec horreur ?

AT : Péguy ne réduit pas la France à un régime donné. Pour lui, «  la République, c’est notre royaume de France » Dans l’histoire de France, il prend tout. De même que Barrès préfère Robespierre et les soldats de l’an II aux émigrés, il considère que l’Incorruptible est plus héros que Louis XVI. Péguy a également été prophète en annonçant l’avènement du culte de l’argent, la disparition du goût du risque ou la médiocrité générale que nous connaissons aujourd’hui… D’où l’importance qu’il accordait à ses chers « hussards noirs » qui ont magnifiquement réussi, pendant quatre générations, dans leur mission d’instruction du peuple.
Socialiste dans sa jeunesse, il s’affirme ensuite attaché à l’ordre républicain (on le verra admirer Waldeck-Rousseau) car seul l’ordre crée la liberté alors que le désordre ne peut engendrer que la servitude.

Ce dreyfusard ardent se reconnaît enfin, sans nulle contradiction, dans l’armée, et l’officier de réserve d’infanterie sera, le 5 septembre 1914, à Villeroy, « couché dessus le sol à la face de Dieu ». Par-delà les siècles, il établit une étonnante continuité avec Jeanne d’Arc, la sainte de la patrie, dont il a su si bien saisir l’épopée et la portée du sacrifice.

NRH : Dans une tribune du Figaro publié en mai 2014, vous affirmiez curieusement que « le coup d’État est le dernier mot du politique ». Qu’entendiez-vous par là ?

AT : Je pense non au coup d’État moderne, mais au «  coup de majesté » de l’Ancien Régime, à ces coups d’audace ou de surprise légaux qui forment une claire affirmation de l’autorité telle qu’elle a pu s’exprimer en diverses circonstances à l’époque du général De Gaulle, quand il impose par exemple, contre toute la classe politique, réunie dans le Cartel du non, l’élection du président au suffrage universel. C’est en ce sens que François Mitterrand, alors dans l’opposition peut parler en 1964 de «  coup d’État permanent » à propos d’une pratique du pouvoir dont il s’accommodera pourtant très bien une vingtaine d’années plus tard.

NRH : Quel est votre sentiment à propos de la énième réforme du collège qui nous est proposée aujourd’hui ?

AT : La crise profonde de notre système d’enseignement vient de très loin. La capacité de résilience du système aux réformes souvent aberrantes qui lui ont été imposées depuis maintenant quarante ans (la réforme Haby instituant le collège unique date de 1975) est maintenant à bout, la méritocratie est atteinte et seules les familles bénéficiant des privilèges de la culture et de l’argent seront en mesure d’orienter leurs enfants et de leur assurer une formation convenable. Au nom de la lutte pour l’égalité, on aboutit souvent au résultat exactement inverse de celui qui était visé. La régression de la culture historique est particulièrement préoccupante.

Il est urgent de réhabiliter le « récit national ». Une nation, une démocratie, c’est une unité de destin dans l’universel et le rejet de toute conscience historique ne peut que préparer son effacement. Pas de citoyen libre sans conscience historique claire. Et pas d’intégration sociale possible, si on ne propose pas un modèle auquel on puisse, auquel on veuille s’intégrer. Le combat pour l’histoire est vital pour la démocratie. La politique, c’est, comme le disait Richelieu, l’histoire que l’on fait et celle qu’en même temps l’on raconte.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Notes

  1. Jean-Marie Constant, Gaston d’Orléans. Prince de la liberté, Perrin, 2013.

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La France d’Éric Zemmour /2015/05/la-france-deric-zemmour/ /2015/05/la-france-deric-zemmour/#respond Fri, 01 May 2015 10:00:02 +0000 /?p=1684
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°78, mai-juin 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

L’immense succès de librairie qu’a remporté ces derniers mois Le Suicide français conduit à s’interroger sur la vision de la France dont son auteur se veut le porteur. Une France profondément inscrite dans une histoire nationale que certains « déconstructeurs » voudraient abolir.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre parcours personnel ? Comment votre carrière de journaliste s’est-elle orientée vers une réflexion tout à fait originale sur l’histoire de la France ?

Éric Zemmour : Je suis issu d’une famille de Français d’Algérie qui appartenaient à la communauté juive. Mes parents sont venus s’installer en métropole bien avant le grand exode de 1962 et je suis né à Montreuil en 1958. J’ai ensuite habité Drancy, puis dans le quartier parisien du Château Rouge, c’est-à-dire au cœur de quartiers populaires dont je garde un excellent souvenir.
Bachelier en 1976, je fus admis directement à Sciences Po, sans passer comme je le souhaitais par une classe préparatoire littéraire. Admissible au concours de l’ENA, j’ai échoué à l’oral et c’est à ce moment que je me suis orienté vers le journalisme. Un métier que j’ai appris dans l’excellente école que constituait alors Le Quotidien de Paris de Philippe Tesson.

J’ai écrit mes premiers livres de journaliste politique d’abord, deux portraits de Balladur et de Chirac, et Le Livre noir de la droite. Puis, je me suis tourné vers le roman avec L’Autre et Le Premier Sexe, qui se voulait une réponse à la féminisation de la société, et ensuite avec Petit frère, qui posait la question du multiculturalisme. En 2010, j’ai publié Mélancolie française, qui annonçait Le Suicide français, paru il y a quelques mois. Entre-temps, j’avais acquis, à travers l’émission télévisée de Laurent Ruquier, une certaine notoriété médiatique qui a incontestablement contribué au succès de mon livre.

NRH : Comment interprétez-vous l’écho rencontré par votre dernier ouvrage, au moment où le roman de Michel Houellebecq, Soumission (1), rencontre, lui aussi, un succès spectaculaire ?

EZ : Un succès qui m’a valu d’être violemment stigmatisé par la nomenklatura médiatique, mais qui est sans doute dû aux critiques convenues dont j’ai été la cible. L’écho rencontré par Le Suicide français et par Soumission correspond en fait à la lucidité dont s’arme le « peuple » pour faire face aux mensonges et au déni de réalité dont il est quotidiennement abreuvé. À l’occasion des nombreuses conférences que je donne en province, je peux mesurer ce phénomène. Les gens ne sont plus dupes de la guerre sémantique qu’ils subissent quand on leur parle de « jeunes », de «  quartiers populaires », de «  diversité », « d’extrémisme » ou de « vivre ensemble », là où ils constatent les effets catastrophiques d’une immigration de masse qui n’est plus du tout maîtrisée.

Au moment où de savants esprits prétendent «  déconstruire » l’histoire de France dans laquelle ils se reconnaissent et qui fournissait la mémoire commune nécessaire à la cohésion nationale, ils apprécient mon entreprise de « déconstruction des déconstructeurs », prophètes de l’avènement d’une humanité hors sol qui ferait disparaître l’histoire au nom d’une Europe économique et juridique déconnectée des patries charnelles.

Pour ma part, c’est au nom de la France, de son identité et de son histoire que j’entreprends de « déconstruire » le discours de ceux qui veulent tourner ces pages-là. Il est évident que cela rencontre un écho dans l’opinion au moment où, sous des formes diverses (le succès de la généalogie, l’intérêt pour le patrimoine, le dynamisme des productions éditoriales orientées vers l’histoire…), les Français entendent se réapproprier ce qui fait, dans la longue durée, leur identité culturelle et nationale. Face aux « élites » acquises au libéralisme mondialisé, la nation française prend sans doute conscience qu’il en va de sa survie dans le monde nouveau qui est en train d’émerger.

NRH : Le bilan que vous établissez et l’analyse que vous proposez s’appuient sur une connaissance approfondie de l’histoire. Quelle méthode d’approche et d’interprétation avez-vous retenue ?

EZ : L’histoire demeure un socle incontournable sur lequel les sociétés peuvent définir leur identité et la représentation qu’elles se font d’elles-mêmes. Mais cette histoire est aujourd’hui falsifiée et dénaturée, ignorée pour être mieux retournée, retournée pour être mieux ignorée. Nous ne savons plus où nous allons car nous ne savons plus d’où nous venons. On nous a appris à aimer ce que nous détestions et à détester ce que nous aimions.

En matière de méthode, j’ai toujours accordé beaucoup d’intérêt à la culture populaire du moment abordé et j’ai toujours cherché à dégager le sens « politique » ou «  métapolitique » qu’il convenait de lui donner. Mon expérience de chroniqueur des divers événements présentés dans l’émission télévisée de Laurent Ruquier m’a encore convaincu de la texture id��ologique de la société du spectacle. C’est ainsi que j’ai retenu près de quatre-vingts « moments » ou événements significatifs du dernier demi-siècle pour en tirer des interprétations, dont la réunion permet de donner du sens aux événements que nous avons connus depuis 1968. La mort de De Gaulle, l’affaire de Bruay-en-Artois, la loi Haby fondant le collège unique, le succès du feuilleton télévisé Dallas, la fin de la sidérurgie française ou le phénomène Coluche sont autant de signes qui permettent de mieux comprendre ce qu’est devenue la France au cours des dernières décennies.

Dans cette optique, la dimension « culturelle », au sens large du terme, compte autant que les événements politiques. Je m’inscris ainsi dans une approche de la société qui s’inspire de celle d’Antonio Gramsci, le penseur marxiste italien qui a montré que la révolution « culturelle » devait précéder les révolutions politique et économique.

NRH : Vous insistez sur l’importance qu’a revêtue l’épisode de mai 1968 dans l’évolution catastrophique qui a conduit la France à la crise générale que nous connaissons aujourd’hui.

EZ : La « révolution » de mai 1968 s’est conclue sur un échec politique à court terme, lorsque les Français ont donné une très large majorité au général De Gaulle lors des élections de juin. Mais cette défaite politique a sauvé les animateurs de ce vaste carnaval qui, sinon, auraient connu l’échec historique des furieux de 1794, des utopistes quarante-huitards ou des communards de 1871. Ils ont ainsi pu, en s’appuyant sur un phénomène générationnel, gagner la bataille culturelle qui a suivi. L’État a été sauvé, et il était difficilement envisageable qu’il en fût autrement, mais la société, elle, ne l’a pas été et, près d’un demi-siècle plus tard, la crise globale que connaît aujourd’hui la France tire clairement ses origines des délires mis en œuvre au nom du triptyque « dérision, déconstruction, destruction ». On le voit dans les dérives de toute une jeunesse, dans le naufrage des familles, dans l’effondrement de notre système d’enseignement, dans la crétinisation de masse nécessaire à l’avènement de l’homo festivus…

NRH : N’a-t-on pas sous-estimé, à l’époque, la dimension « américaine » de la révolution libertaire et hédoniste incarnée par les acteurs de mai 68 ?

EZ : Certains voulaient voir dans les événements la main d’une subversion communiste, imaginaire dans ce cas précis. Les acteurs se voulaient anti-impérialistes et mobilisés contre l’intervention américaine au Vietnam en se gargarisant de discours anarchistes, trotskystes ou maoïstes. Mais le mouvement qui a touché l’Europe à l’époque, et spécialement la France, trouvait son origine outre-Atlantique.

Au cours des années 1960, une révolution culturelle s’était opérée sur les campus californiens. C’est là que s’étaient définies toutes les grandes thématiques reprises par les gauchistes européens dont les discours marxistes cachaient, et sans que les intéressés en aient conscience, la révolution hédoniste et libertaire en marche. Jean-François Revel avait parfaitement analysé le phénomène.

Comme en 1789, ce fut le « vent d’Amérique » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Claude Manceron (2), qui a joué un rôle déterminant. Il n’y a rien de surprenant à ce que les anciens soixante-huitards se retrouvent aujourd’hui parmi les « chiens de garde » de la société de consommation libérale-libertaire que le système dominant tente d’imposer de part et d’autre de l’Atlantique.

NRH : Ne peut-on remonter plus loin en amont les origines du « mal français » ?

EZ : Bien sûr. On peut évoquer la Révolution française et le «  grand déclassement » brillamment analysé en son temps par Pierre Chaunu. Mais il faut aussi se rappeler ce qu’a représenté la terrible guerre de Trente Ans européenne de 1914-1945 qui a créé les conditions de l’effacement de la France et de l’Europe.

NRH : Vous insistez sur le rôle délétère qu’a eu la promotion systématique de la lecture « paxtonienne » de l’épisode vichyste.

EZ : En 1973, la parution du livre de Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944 (3) a défini une doxa à laquelle s’est ralliée toute la nomenklatura politico-médiatique. Elle accable le régime de Vichy en le faisant complice des crimes perpétrés par l’Allemagne nazie contre les Juifs. Il y a eu un antisémitisme proprement vichyssois, qui se manifeste dans les statuts discriminatoires promulgués en 1940 et 1941, et la police française a prêté la main aux rafles effectuées à partir de 1942. Mais on ne retient pas que le maréchal Pétain a interdit le port de l’étoile jaune en zone non occupée et on oublie la distinction établie de fait entre les Juifs étrangers et les Juifs français, ce qui a eu pour effet que les trois quarts des Juifs français purent ainsi échapper à la déportation et à la mort. Le rabbin Alain Michel a réalisé une mise au point très complète sur cette question dans Vichy et la Shoah. Enquête sur le paradoxe français (4) mais l’ouvrage s’est heurté au silence des médias.

En les culpabilisant, avec la complicité de Jacques Chirac lors de son discours à l’occasion de l’anniversaire de la rafle du Vél d’hiv en 1995, en surévaluant tel ou tel épisode de leur histoire, il s’agit de susciter chez les Français le dégoût d’un passé désormais honni.

NRH : Vous ne cachez pas l’admiration que vous inspire Bonaparte ?

EZ : D’une certaine manière, l’aventure de la France en tant que puissance globale se termine à Waterloo. La défaite de l’Empereur permet à l’Angleterre d’imposer, pour près d’un siècle, son hégémonie mondiale. On peut constater qu’en 2005 la France n’était pas présente aux commémorations d’Austerlitz alors qu’elle envoyait des navires célébrer l’anniversaire de Trafalgar avec nos « alliés » britanniques…

NRH : Vous vous reconnaissez également dans l’aventure gaullienne.

EZ : De Gaulle a représenté en 1940 le refus de la défaite, il a adopté la posture héroïque qui, à plusieurs reprises dans notre histoire, a indiqué la voie du salut. On peut certes s’interroger sur sa politique algérienne et son bilan malheureux. D’autres solutions auraient peut-être pu permettre une issue moins catastrophique, pour les rapatriés contraints de quitter leur terre natale, comme pour les Algériens eux-mêmes, sans oublier le drame des harkis abandonnés à la vengeance du FLN.

En même temps, il a donné satisfaction à une France qui voulait, en 1962, profiter de la croissance pour accéder à la société de consommation. Il a ainsi renoncé à la voie de l’effort et du sacrifice pour privilégier de fait l’individualisme hédoniste des générations qui ont immédiatement suivi et qui se sont retournées contre lui. C’est le grand paradoxe gaullien.

NRH : Certains événements retiennent particulièrement votre attention. Il en va ainsi du virage assumé par François Mitterrand en 1983 et des manifestations hostiles à Jean-Marie Le Pen entre les deux tours des élections présidentielles en 2002.

EZ : Personnage complexe qui venait de la droite, François Mitterrand était un homme enraciné, un admirateur de Chardonne, son compatriote charentais. Les hasards de l’histoire et de la vie politique en ont fait le leader d’une gauche qui ne correspondait pas à sa famille d’origine. C’est mars 1983 qui consacra l’authentique et décisif avènement de la gauche au pouvoir. Mai 1981 avait été l’ultime tentative de restaurer la France de 1945 et son État-Providence et dirigiste. Mais les bouleversements économiques (abolition des frontières en Europe, fin de l’étalon-or, prix du pétrole), ainsi que la décapitation par mai 68 de la structure hiérarchique qui donnait sa colonne vertébrale à la société française, avaient rendu cette restauration aussi impossible que celle de la monarchie capétienne après la Révolution et l’Empire.

Mitterrand était un homme du passé qui succédait au moderniste Giscard, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur quand, après la désacralisation giscardienne, le nouvel élu redonna sa majesté à la fonction présidentielle ; le pire pour l’inculture économique. L’année 1983 est le tournant fondamental car, derrière le nécessaire rééquilibrage des comptes, une élite technocratique, d’inspiration chrétienne de gauche incarnée par Delors, imposa à Mitterrand, aux socialistes et à la France les règles de la mondialisation (liberté des capitaux, des marchandises et des hommes) qui allait devenir la doxa de l’Union européenne et du Fonds monétaire international (FMI).

On a vu se rejouer en 2002, pour la énième fois et peut-être la dernière, la grande dramaturgie « antifasciste ». « L’antifascisme » fut inventé en 1935 par Staline et L’Internationale communiste pour éviter l’isolement de l’URSS et mobiliser les masses de gauche. La recette fut ensuite utilisée durant la guerre froide… contre le général De Gaulle lui-même. Les formules de Jean-Marie Le Pen donnèrent ensuite à l’antifascisme un sursis inespéré tant la réalité démentait les inquiétudes entretenues par les faiseurs d’opinion pour condamner toute dissidence.

Le temps a passé et la méthode semble bien avoir fait son temps. Le fascisme « fantomatique » imaginé par certains a disparu pour de bon de notre horizon politique, même si certains tentent de lui substituer désormais le terme de « populisme ».

NRH : Vous déplorez le « naufrage du politique » et le triomphe dans les esprits d’un « post-christianisme » suicidaire.

EZ : Nos dirigeants ne gouvernent plus, ils prêchent une morale faite de bien-pensance obligatoire. Sur fond d’un « antiracisme » légitimé par la culpabilité coloniale alors que, par son histoire, la France est sans doute l’un des pays les moins racistes du monde. C’est au nom d’une « mondialisation » jugée inéluctable – même si elle apparaît porteuse d’évidentes catastrophes sociales et humaines – que la droite a sacrifié la France. La gauche en a fait autant au nom d’une « République » mythique totalement désincarnée qu’elle prétend confondre avec l’universel.

Tout cela s’inscrit en effet dans un « post-christianisme » dans lequel, selon la fameuse formule de Chesterton, les idées chrétiennes sont devenues folles. Au point d’accepter des flux migratoires aussi massifs qu’incontrôlés, porteurs des conflits de demain, et de réaliser le désarmement moral des vieilles nations, sommées de se fondre dans un grand-tout universel dont les normes seront définies par la société marchande incarnée par le modèle américano-occidental.

NRH : Distinguez-vous des signes de réaction prometteurs. Le pessimisme que vous affirmez pour l’avenir est-il absolu ? Vous parlez d’un « peuple rétif mais résigné ». Faut-il attendre encore un sursaut du « peuple réel » dans le sens où Maurras parlait du «  pays réel » en l’opposant à un pays légal totalement gangrené ?

EZ : Si je m’en remets à la raison, je suis pessimiste quant à l’avenir de la France. Mais le désespoir ne peut être une réponse et notre histoire montre que c’est dans les pires moments que se produisent les « miracles » qui décident du destin des nations. Jeanne d’Arc, Henri IV ou De Gaulle ont incarné, dans des circonstances évidemment très différentes, cette capacité de sursaut. C’est l’imprévu qui commande le cours de l’histoire et l’avenir n’est écrit nulle part.

NRH : Vous citez, en ouverture de votre ouvrage, la formule de Rabaut Saint-Étienne qui affirme que «  L’histoire n’est pas notre code » pour justifier la «  table rase » que voulaient mettre en œuvre, au nom de la raison, les révolutionnaires de 1789. Ne seriez-vous pas tenté d’affirmer le contraire en ce début du XXIe siècle ?

EZ : Bien sûr. C’est en nous tournant vers notre passé que nous pouvons forger la volonté de nous inscrire dans la continuité d’une histoire que nous avons la mission de poursuivre, et dont il nous faut écrire de nouvelles pages. Notre histoire, c’est celle qu’évoque Marc Bloch quand il nous parle du sacre de Reims et de la fête de la Fédération, c’est celle de Bonaparte réunissant Clovis et le Comité de salut public, celle de Barrès quand il « prend tout », y compris la Révolution et l’Empire, pour perpétuer l’aventure historique de la France.

Contre Rabaut Saint-Étienne, notre histoire, matrice de notre mémoire collective, demeure une arme décisive pour conjurer la tentation du néant.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : Thesupermat via Wikimedia (cc)

Notes

  1. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015.
  2. Claude Manceron, Les Hommes de la liberté. Tome 2 : Le Vent d’Amérique (1778-1782), Robert Laffont, 1974.
  3. Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Le Seuil, 1973.
  4. Alain Michel, Vichy et la Shoah. Enquête sur le paradoxe français, Éditions CLD, 2012 et éditions Elkana, 2014.

A publié

Balladur, immobile à grands pas, Grasset, 1995
Le Livre noir de la droite, Grasset, 1998
Chirac, l’homme qui ne s’aimait pas, Balland, 2002
L’Autre, Denoël, 2004
Le Premier Sexe, Denoël, 2006
Petit Frère, Denoël, 2008
Mélancolie française, Fayard, 2010
Z Comme Zemmour, Le Cherche-Midi, 2011
Le Bûcher des vaniteux, Albin Michel, 2012
Le Bûcher des vaniteux 2, Albin Michel, 2013
Le Suicide français, Albin Michel, 2014

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Jean-Pierre Arrignon : d’où vient et où va la Russie ? /2015/03/jean-pierre-arrignon-dou-vient-et-ou-va-la-russie/ /2015/03/jean-pierre-arrignon-dou-vient-et-ou-va-la-russie/#respond Sun, 01 Mar 2015 10:00:44 +0000 /?p=1680
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°77, mars-avril 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Médiéviste, universitaire, Jean-Pierre Arrignon s’est imposé, au cours de ces dernières années, comme l’un des meilleurs observateurs du retour de la Russie et de son évolution.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Que pense le médiéviste que vous êtes du débat ouvert à propos de la première Russie de Kiev, que revendiquent aussi bien les Russes que les Ukrainiens ?

Jean-Pierre Arrignon : Ce débat autour de la Rus’ de Kiev a été instrumentalisé par deux grands historiens : le Russe Klioutchevsky (1841-1911) et l’Ukrainien Hruchevsky (1866-1934). Le premier voyait dans l’Empire russe le prolongement naturel de la Rus’ de Kiev alors que le second voit dans cette dernière tous les éléments ethniques et culturels qui vont former ultérieurement l’Ukraine. Cet affrontement a connu son apogée en 1918-1920, lors de la rédaction des traités de paix comme on peut le voir dans le livre, prochainement réédité, du prince Volkonski, La Vérité historique et la propagande ukrainophile (Rome, 1920). Il est clair que le nom d’Ukraine est absent dans la Chronique des temps passés et que le terme n’apparaît qu’à la fin du XIIe siècle, dans un sens purement géographique puisqu’il désigne un espace frontalier entre deux États. L’héritage de la Rus’ de Kiev se transmet donc à la Moscovie, en même temps que l’icône dite de Vladimir, et, de là, à Moscou.

NRH : Existe-t-il une Russie de la forêt et une Russie davantage tournée vers l’horizon infini de la grande steppe eurasiatique ? Comment cerner cette dualité ?

J-PA : Cette opposition entre la Russie des forêts et celle de la steppe est largement utilisée dans les Bylines, ces chants populaires du Moyen Âge russe. Pour les poètes, la forêt a toujours été protectrice et nourricière face à la steppe d’où viennent tous les dangers. Le peintre Vasnetsov a parfaitement rendu cette opposition dans son tableau intitulé Les Trois Preux. De même, la disparition de la Rus’ de Kiev voit les populations migrer pour une part vers le nord, vers la « Mésopotamie russe » où elles fondent les grandes villes de l’« anneau d’or », Vladimir, Souzdal ou Rostov Veliki…

NRH : Comment évaluer aujourd’hui, en le replaçant dans la longue histoire, l’antagonisme russo-polonais ?

J-PA : L’antagonisme russo-polonais est très ancien. Les Slaves de l’Ouest polonais et les Slaves de l’Est s’installent dès le Xe siècle dans deux espaces culturels différents. La Pologne devient chrétienne au sein de la Chrétienté latine et romaine à l’occasion du mariage de Mieczko Ier avec une princesse bohémienne alors que la Rus’ de Kiev entre dans l’oikouméné byzantine en 988 lors du baptême de Vladimir Ier et de son mariage avec la princesse byzantine porphyrogénète Anne. En 1385, l’Union de Krewo s’inscrit dans la poussée vers l’est du christianisme occidental et fait entrer la Lituanie dans l’espace romain. En 1569, l’Union de Lublin crée un nouvel ensemble qui voit la Pologne annexer l’Ukraine jusqu’au Dniepr et, en 1596, avec l’Union de Brest, l’Église orthodoxe polonaise passe, par le biais de l’Église uniate, sous la tutelle de l’État polonais.

Le temps fort de l’affrontement entre Russie et Pologne correspond bien sûr au « temps des troubles » qui affecte la Russie de 1598 à 1613 et voit même le trône de Moscou occupé un temps par des faux Dimitri qui ne sont que des instruments des Polonais. La revanche russe viendra au XVIIIe siècle avec les trois partages de la Pologne effectués en 1772, 1792 et 1795. L’État polonais sera restauré en 1918 mais, en 1939, il sera victime de l’offensive conjointe des Allemands et des Soviétiques, les 1er et 17 septembre 1939. La Deuxième Guerre mondiale va laisser entre Russes et Polonais un héritage particulièrement lourd. Il y a eu d’abord, au printemps de 1940, le massacre des officiers polonais perpétré dans la forêt de Katyn qui, contre toute évidence, sera un temps imputé aux Allemands. À l’été 1944, alors que la capitale polonaise s’insurge conte l’occupant nazi, l’Armée rouge stoppe son offensive et laisse les Allemands écraser la révolte.

La période communiste qui voit la Pologne devenir une démocratie populaire laisse aussi de lourdes traces, jusqu’à ce que l’action conjuguée de Lech Walesa et du pape polonais Jean Paul II contribue à la fin de la guerre froide et à la disparition de l’URSS. Quand la Pologne, contrairement aux engagements pris par les Américains auprès des derniers dirigeants soviétiques, rejoint l’OTAN, c’est perçu comme une menace pour les Russes et, depuis, les Polonais, toujours méfiants vis-à-vis des intentions hégémoniques prêtées à leur puissant voisin, ont fait le choix d’un alignement sur les projets géopolitiques américains de roll back de la Russie ; on l’a notamment constaté lors des derniers événements d’Ukraine.

NRH : Wladimir Berelovitch a parlé du « Grand Siècle russe » pour désigner le XIXe siècle, là où l’idée dominante a longtemps vu un pays arriéré et réactionnaire. Que pensez-vous de cette contradiction ?

J-PA : Le XIXe siècle est incontestablement un grand siècle, qui s’ouvre avec Pouchkine (1799-1837), le plus grand poète russe et le règne de l’empereur Alexandre Ier (1801-1825) et s’achève avec le règne d’Alexandre III (1881-1894) dont la mort a souvent été perçue par ses contemporains comme la fin de la Russie. La victoire obtenue en 1812 contre Napoléon fait de l’Empire des tsars le garant de l’ordre européen et la puissance alors acquise par le souverain russe encourage une politique d’expansion stoppée en 1854-1856 par la guerre de Crimée et en 1878 par le congrès de Berlin. Sur le plan économique, le XIXe siècle voit, dans sa dernière partie, un spectaculaire développement du pays, qui s’équipe en matière ferroviaire et exploite ses immenses ressources. L’empire se modernise avec l’abolition du servage de 1861 et l’essor rapide de l’industrie.

Sur le plan culturel, le XIXe siècle voit N. M. Karadzine écrire en 1818 les huit premiers tomes de l’Histoire de l’État russe alors que se mettent en place une multitude de sociétés savantes. Dans le domaine littéraire, la dynamique initiée par Pouchkine se poursuit avec des auteurs qui appartiennent aujourd’hui au patrimoine littéraire mondial, tels que Lermontov, Gogol, Nekrasov, Dostoïevski, Tourgueniev… On ne peut oublier la musique illustrée par Balakirev, Moussorgski, Borodine ou Rimsky Korsakov…

De ce point de vue, W. Berelovitch a tout à fait raison d’employer ce terme de « grand siècle » à propos de la Russie du XIXe, ce qui nous montre que des lectures très différentes ont pu se succéder d’une génération à l’autre, la propagande communiste triomphante il y a quelques décennies présentant la Russie tsariste comme un pays totalement archaïque, affecté de pesanteurs insurmontables.

NRH : L’opposition entre « Occidentaux » et « Slavophiles » apparue au XIXe siècle demeure-t-elle pertinente aujourd’hui sur la scène politique et idéologique russe ?

J-PA : Cette opposition n’a pas complètement disparu et conserve une certaine pertinence. Dans la construction de la Russie d’aujourd’hui on distingue ceux qui aspirent à s’ouvrir aux influences européennes et ceux qui comptent davantage sur les perspectives qu’offre l’Union eurasienne ; le président Poutine a cependant fixé le cap : « Nos priorités sont d’améliorer nos institutions démocratiques et notre économie ouverte, d’accélérer notre développement interne en tenant compte de toutes les tendances modernes positives observées dans le monde, et en consolidant notre société sur la base des valeurs traditionnelles et du patriotisme. Nous devons nous engager dans un dialogue sur la nécessité de créer un espace commun pour la coopération économique et humanitaire s’étendant depuis l’Atlantique jusqu’à l’océan Pacifique. » C’est sur la base d’un tel projet que pourrait être surmontée l’opposition entre Occidentaux et Slavophiles.

NRH : De Dostoïevski à Tolstoï ou à Soljenitsyne, en quoi la littérature russe témoigne-t-elle d’une vision particulière du monde ?

J-PA : La littérature russe présente en effet des traits particuliers. Des écrivains ont construit de grandes fresques historiques – ainsi Tolstoï dans Guerre et Paix (1869) ou Anna Karénine (1877) – mais la littérature russe est aussi marquée par une quête métaphysique passionnée. Dans ce registre le maître incontesté est bien sûr Dostoïevski avec Crime et châtiment (1866), L’Idiot (1868) ou Les Frères Karamazov (1880). Enfin la révélation de l’univers concentrationnaire soviétique nous a été donnée par Alexandre Soljenitsyne dans sa Journée d’Ivan Denissovitch (1962) et son Archipel du Goulag (1973). La littérature russe est donc à la fois présente dans le réalisme social et politique mais aussi dans la quête permanente de l’existence de Dieu.

Pour nombre de romanciers russes et toujours pour les plus grands, la société n’est qu’une étape temporaire de la marche de l’Humanité vers la Jérusalem céleste et n’a de sens que dans la recherche de la transcendance et la quête du divin. En ce sens, pour un écrivain russe, l’écriture d’un roman s’apparente à « l’écriture » d’une icône.

NRH : Comment interprétez-vous le « retour » de la Russie traditionnelle, après soixante-dix ans d’un régime qui a cherché à l’éradiquer ?

J-PA : La Russie, pour reprendre la belle formule du byzantiniste Paul Lemerle, est « une civilisation d’héritiers » qui s’inscrit d’abord dans le paysage par ses églises, s’exprime par sa langue et sa liturgie, de telle sorte que les soixante-dix ans de régime communiste ont disparu de la même manière que l’iconoclasme byzantin en son temps. Ce dernier a duré un peu plus longtemps (730-843) mais il a complètement disparu dans l’Empire d’Orient avec le retour des images.

C’est tout naturellement, après le vide sidéral qu’a engendré la chute du communisme, que les Russes se sont tournés vers leur passé, leur culture et leur histoire pour se rassembler dans la perspective commune d’une restauration de la grandeur russe, ce qu’a parfaitement su utiliser Vladimir Poutine.

Aujourd’hui, la Russie est majoritairement perçue par les Russes comme porteuse d’avenir. Les sanctions occidentales ont d’ailleurs joué un rôle non négligeable dans l’accélération de cette prise de conscience. Les Russes sont prêts à accomplir des efforts considérables pour assumer eux-mêmes leur avenir. Ils sont conscients qu’ils ont leur destin entre leurs mains. Ils ne sont pas prêts à geindre et à se plaindre, mais à se rassembler pour effectuer les reconquêtes nécessaires. Ils témoignent ainsi d’une mentalité tout à fait étrangère à celle qui prévaut dans la plupart des pays d’Europe occidentale.

NRH : Quelle est la vision qui prévaut aujourd’hui en Russie de la révolution bolchevique et de ses principaux acteurs ? Existe-t-il une nostalgie du communisme ?

J-PA : La révolution bolchevique est le plus souvent perçue comme ayant insufflé une formidable dynamique, qui s’est traduite par un exceptionnel développement de la puissance russe, mais aussi de la science, de l’économie et des réussites technologiques dont les succès spatiaux demeurent le symbole. La révolution bolchevique est, aussi, souvent associée au souvenir d’une société dans laquelle chacun était à sa place, sans chômage ni crises, ce qui contraste beaucoup avec ce que la Russie a connu ensuite mais demeure difficile à comprendre en Occident où l’on a surtout retenu les pénuries et les retards dans le domaine de la consommation, en même temps que le caractère coercitif du régime. Cette idéalisation relative est d’autant plus forte que, depuis 1991, la Russie a traversé de terribles périodes de crises perçues parfois comme une arme utilisée contre elle par les Occidentaux.

Il n’y a pourtant pas de nostalgie du communisme. Les crises qu’a traversées le pays au cours du dernier quart de siècle ont fourni de nombreuses opportunités électorales aux communistes mais, aux pires moments, ceux-ci n’ont pas pu réunir plus de 30 % des électeurs.

NRH : Comment expliquez-vous que l’image de Staline chef de guerre demeure positive dans l’imaginaire russe et semble l’emporter sur la mémoire des crimes commis alors par le régime ? Est-ce un refus de céder à des tentatives extérieures de culpabilisation, analogue à celui que l’on constate, par exemple, en Turquie ou au Japon ?

J-PA : Dans la profondeur de la mémoire russe, l’image de Staline reste associée au discours qu’il a prononcé le 3 juillet 1941 et à ses premières paroles : « Camarades ! Citoyens ! Frères et Sœurs ! Combattants de notre armée et de notre flotte… » C’est alors, dans la lutte contre l’envahisseur, que naît vraiment l’homo sovieticus. Pour les Russes, Staline demeure comme le vainqueur d’Hitler et les crimes de masse qu’il a accomplis – les millions de morts du goulag, de la liquidation des koulaks ou des famines organisées – ne sont pas retenus contre lui. Instruire le procès posthume du vainqueur de la Deuxième Guerre mondiale, qui a donné à la Russie un maximum de puissance, était impossible car cela risquait de faire imploser l’ensemble d’une société rassemblée dans le mythe fondateur de la Grande Guerre patriotique.

Il faut aussi voir probablement là un refus collectif d’assumer une quelconque culpabilité dont on sait comment elle peut être instrumentalisée.

NRH : Comment évaluer aujourd’hui le poids retrouvé de l’orthodoxie dans la Russie de 2015 ?

J-PA : L’orthodoxie a d’abord été l’arbre de vie auquel les Russes se sont accrochés après l’effondrement de l’URSS. Pour comprendre la place de l’Église dans l’État laïque qu’est la Russie, il faut se souvenir que celle-ci est l’héritière de l’Empire romain d’Orient et que, dans cette tradition, le bien commun de la société résulte du dialogue constant, de la symphonie entre les deux pouvoirs. C’est en ce sens qu’il faut lire le rôle de l’Église russe qui assure la ligne morale de la société et le refus d’officialiser les marges libertaires dont la légalisation ferait courir à celle-ci un risque majeur. L’Église russe est en outre garante du maintien de la langue traditionnelle, le slavon, de la liturgie et de l’art dont le rôle de ciment social apparaît déterminant.

NRH : Georges Sokoloff a parlé de « puissance pauvre » et de « retard russe » en se référant aux critères occidentaux. Comment jugez-vous le regard qu’il porte sur la Russie ?

J-PA : Il est incontestable, à l’aune des standards européens, que la Russie cumule certains retards mais elle n’est pas pauvre pour autant. On présente trop rapidement la Russie comme un État vivant de la rente pétrolière et gazière et il est vrai qu’elle aurait pu, depuis 1991, avancer plus rapidement en matière d’investissements structurels mais les sanctions d’aujourd’hui vont fatalement favoriser une réindustrialisation, tout comme le développement de certains secteurs agricoles. Après un hiver démographique très inquiétant, le taux de natalité a commencé à remonter, les ressources énergétiques et minérales sont impressionnantes.

C’est un effort de longue haleine qui attend le pays dont les résultats seront déterminés aussi par l’évolution d’un contexte international aujourd’hui très incertain.

NRH : Poutine est un Pétersbourgeois dont il est clair qu’il faisait, comme son modèle Pierre le Grand, le choix de l’Europe. Le rejet dont il a été l’objet le tourne aujourd’hui vers un projet « eurasien ». Cette attitude vous paraît-elle définitive ?

J-PA : Il suffit, pour répondre, de relire le discours que Vladimir Poutine a prononcé à Sotchi à l’occasion de la réunion du club de Valdaï, le 24 octobre 2014 : « Certains disent aujourd’hui que la Russie tournerait le dos à l’Europe et rechercherait de nouveaux partenaires commerciaux, surtout en Asie ; ce n’est absolument pas le cas, notre politique active dans la région Asie Pacifique n’a pas commencé hier et elle n’est pas une réponse aux sanctions ; c’est une politique que nous suivons depuis maintenant un bon nombre d’années. Comme beaucoup d’autres pays, y compris les pays occidentaux, nous avons vu que l’Asie joue un rôle de plus en plus important dans le monde, dans l’économie et dans la politique, et nous ne pouvions simplement pas nous permettre d’ignorer ces développements. […] Cela ne signifie pas que nous nous désintéressons d’un dialogue entre l’Eurasie et l’Union européenne. »

NRH : Que penser de l’alliance en cours entre Russie et Chine, au-delà de la seule Organisation de coopération de Shanghai ?

J-PA : La Russie et la Chine ont des économies présentant une forte complémentarité ; le développement de la Chine et son industrialisation très rapide lui imposent de disposer de ressources énergétiques sûres alors que la Russie se présente comme un eldorado pétrolier et gazier, riche également de ses matières premières. La coopération est de ce fait tout à fait naturelle. Il est incontestable que les sanctions occidentales, notamment l’accès aux financements bancaires, ont poussé les Russes à pallier ces difficultés en se tournant vers la Chine et, plus largement, vers l’Asie.

Le rapprochement sino-russe est souvent décrit en Occident comme un épisode transitoire, le décalage démographique et l’avenir de la Sibérie orientale devant à terme créer les conditions d’un antagonisme entre les deux puissances. Je ne partage pas cette analyse et crois plutôt que le rapprochement avec la Chine, mais aussi l’Inde et plus largement les BRICS, constitue une première étape de la construction d’un nouvel ordre mondial qui va s’inscrire dans la durée.

C’est d’ailleurs ce qui inquiète les États-Unis, qui craignent de voir s’organiser une nouvelle force politique et économique échappant à leur tutelle. C’est un jeu qui s’inscrit dans la longue durée car les Orientaux n’ont pas le même rapport au temps.

NRH : En quoi les Occidentaux qui jugent de la Russie se trompent-ils aujourd’hui si souvent à son sujet ?

J-PA : Les Occidentaux qui jugent de la Russie ont le plus souvent en commun leur connaissance extrêmement superficielle du pays. Ils s’en remettent aux images et aux idées reçues remontant à la guerre froide, privilégiant le souvenir du KGB, qui semble perdurer dans le FSB, celui des goulags et de la menace que constituait l’Armée rouge déployée jusqu’au cœur de l’Europe. Face à la Russie, les Européens sont donc au mieux sur leurs gardes, au pire dans une attitude de franche hostilité, ce qu’ont largement confirmé les développements de la crise ukrainienne.

Mais les Russes – qui ont traversé un XXe siècle assez terrifiant – en ont tiré une remarquable capacité de résilience. Ils ne cherchent pas à reconstituer un empire soviétique devenu au final un fardeau. Ils entendent se ménager à leurs périphéries une zone d’influence qu’ils jugent, au regard des leçons de l’Histoire, nécessaire à leur sécurité, tout en espérant constituer demain un pont entre l’Europe et l’Asie orientale.

NRH : La Russie peut-elle apparaître aujourd’hui, selon vous, comme porteuse d’une alternative civilisationnelle à un modèle occidental éclaté par la société marchande mondialisée ?

J-PA : Je ne crois pas que la Russie puisse servir de modèle civilisationnel à l’Occident. Héritière de la tradition romaine orientale, la Russie est porteuse d’une espérance eschatologique qui a complètement disparu d’Occident. Elle est encore et toujours « la troisième Rome et de quatrième il n’y aura pas ». Elle est porteuse en cela d’une dynamique qui inscrit son destin et son avenir dans le temps eschatologique de la Parousie. Cette représentation ne peut se transposer dans un Occident qui est à la recherche de valeurs démocratiques susceptibles de rassembler une société fracturée par l’individualisme et les communautarismes. La Russie est un autre monde, certainement pas un modèle…

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Repères biographiques

Jean-Pierre Arrignon

Agrégé d’histoire, professeur aux universités de Poitiers puis d’Arras, Jean-Pierre Arrignon a enseigné à l’École des hautes études en sciences sociales. Médiéviste, d’abord spécialiste d’histoire byzantine, il s’est ensuite consacré à l’étude de l’histoire russe (La Russie médiévale, Les Belles Lettres, 2003 et Russie, Coll. Culture-guides, Puf-Clio, 2008).

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Arnaud Imatz, un regard sur l’Espagne contemporaine /2015/01/arnaud-imatz-un-regard-sur-lespagne-contemporaine/ /2015/01/arnaud-imatz-un-regard-sur-lespagne-contemporaine/#respond Thu, 01 Jan 2015 10:00:08 +0000 /?p=1674
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°76, janvier-février 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Biographe de José Antonio Primo de Rivera, spécialiste de l’Espagne contemporaine, Arnaud Imatz s’est aussi intéressé à l’histoire des idées politiques.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre itinéraire personnel. Quelles sont aujourd’hui les idées dans lesquelles vous vous reconnaissez ?

Arnaud Imatz : Je suis né en 1948 à Bayonne, au sein d’une famille d’origine basco-navarraise. Docteur en sciences politiques, j’ai été pendant dix ans fonctionnaire international à l’OCDE avant de créer et de diriger à Madrid une entreprise spécialisée dans la fourniture de livres aux bibliothèques universitaires américaines et européennes. En parallèle, je me suis consacré à l’histoire de l’Espagne et à celle des idées politiques.

Ce parcours trouve ses origines dans l’histoire de ma famille. En 1914, mon grand-père maternel sert à Verdun. Mon grand-père paternel se couvre de gloire en Champagne. Grand mutilé, amputé d’une jambe, il travaillera ensuite sans jamais se plaindre en subvenant aux besoins d’une famille de six personnes. Durant la Deuxième Guerre mondiale, il reste fidèle au maréchal Pétain alors que ses fils, dont le plus âgé a perdu un bras à Dunkerque, sont gaullistes. Amie personnelle de la maréchale Pétain, qui a longtemps logé dans son hôtel, ma grand-mère maternelle ne s’en est pas moins engagée dans la Résistance…

Outre celle de ce cadre familial, il faut signaler l’influence qu’eurent sur moi certains de mes professeurs et les auteurs que j’ai lus depuis mes études, parmi lesquels Tocqueville, Donoso Cortés, Péguy, Pareto, Bernanos, Unamuno, Aron, Freund, Molnar et de Benoist…

J’ajoute que, sans ignorer ses reniements et ses injustices, notamment le sort réservé aux Français pieds-noirs et aux harkis à l’issue de la guerre d’Algérie, j’ai été profondément gaulliste en me retrouvant dans la volonté d’indépendance nationale, le refus d’une Europe supranationale vassalisée par Washington, l’association capital-travail, l’hostilité au parlementarisme. À la différence de ses récents successeurs à l’Élysée, De Gaulle pensait que la France ne se résume pas à une construction juridique et institutionnelle, mais qu’elle est d’abord un peuple sur une terre, doté d’une culture spécifique et pétri par l’histoire.

En 1968, je n’ai éprouvé aucune sympathie pour les « gauchistes », alliés objectifs du néocapitalisme, qui l’ont aidé à détruire les valeurs embarrassantes pour lui : l’enracinement, l’identité historico-culturelle, le sens du sacré. Tout me séparait de ces contestataires compulsifs, de ces pseudo-révolutionnaires, qui oublièrent vite leurs virulentes critiques du consumérisme, du productivisme et de la technocratie, pour défendre le multiculturalisme néolibéral, l’individualisme et la logique frénétique du marché, lorsqu’ils ne se précipitèrent pas sans vergogne dans les allées du pouvoir.

Je me sens aujourd’hui Basque, Français et Européen mais je ne peux me satisfaire d’une Union européenne vassalisée, sans frontières, dépourvue de volonté politique.

NRH : Vos premiers travaux ont porté sur l’École de Salamanque, trop méconnue en France.

AI : Pour beaucoup de Français, l’Espagne du Siècle d’or est synonyme de royaume ou d’Empire guerrier, mercantiliste et intolérant. Par ailleurs, la thèse simpliste de Max Weber à propos de la relation entre protestantisme et capitalisme, entre nations catholiques et nations économiquement attardées (dont l’Espagne), a été magistralement infirmée dans les années 1930 par l’hispaniste américain, Earl J. Hamilton. Mais elle demeure très présente en France où il semble difficile d’admettre que l’élite intellectuelle hispanique des XVIe et XVIIe siècles (pour la plupart des théologiens dominicains et jésuites) ait pu élaborer des théories politiques, juridiques et économiques à l’origine de la modernité.

L’École de Salamanque couvre en gros la période 1525-1640. La contribution de ses principaux penseurs (Francisco de Vitoria, Diego de Covarrubias, Luis de Molina, Juan de Mariana et Francisco Suárez) porte non seulement sur la théologie (ils font de l’œuvre de saint Thomas d’Aquin leur principal objet d’étude), mais sur tous les grands problèmes sociaux, politiques et juridiques. Ils ont formulé, bien avant les économistes des XIXe et XXe siècles, la théorie de la valeur subjective, celles de l’utilité marginale et des prix, la théorie quantitative de la monnaie et le phénomène de l’inflation. L’usure, l’intérêt, le salaire, les profits, le jeu de l’offre et de la demande, n’ont aucun secret pour eux.

À partir du XVe siècle, l’université devient un pôle d’attraction intellectuel où les grandes figures que sont Nebrija, Fray Luis de Leon, Juan de la Cruz, Luis de Gongora et bien d’autres font leurs études. Dans son De jure belli, le dominicain Francisco de Vitoria (1483-1546) redéfinit la théorie de la guerre juste, développée jusqu’alors par saint Augustin et saint Thomas. Selon Vitoria, les Indes doivent être considérées comme un protectorat politique, justifié seulement s’il sert le bien-être des peuples indigènes.
Une seconde génération, comprenant Luis de Molina (qui enseigna à Madrid et à Coimbra), Juan de Mariana et surtout Francisco Suarez (1548-1617) prend la suite. Opposé au mercantilisme, Domingo de Soto soutient que la richesse des nations découle de l’échange et non de l’accumulation des métaux précieux. Les penseurs de la néo-scolastique espagnole condamnent l’usure mais acceptent l’intérêt modéré. Le plus célèbre de ces auteurs est Francisco Suarez (1548-1617). À son époque, son œuvre est connue dans toute l’Europe. Il énonce dans son Defensio Fidei (1613) l’axiome fondamental de la théologie scolastique : le pouvoir public vient toujours de Dieu et seule est légitime l’autorité qui ne perd pas de vue sa mission, qui est l’obtention du bien commun.

Dès le début du XIXe siècle, plusieurs juristes espagnols et européens souligneront l’influence de Vitoria et de ses disciples sur les juristes protestants Grotius et Pufendorf, qui passaient jusqu’alors pour les seuls précurseurs du droit international. Dans le domaine de l’économie, il faudra attendre près de trois siècles pour que l’économiste Joseph Schumpeter écrive que les penseurs de l’École de Salamanque méritent le qualificatif de fondateurs de l’économie moderne.

NRH : Il y a une trentaine d’années, vous avez donné la première étude d’envergure consacrée à José Antonio Primo de Rivera.

AI : La lecture fortuite de deux livres consacrés à la Phalange, publiés au début des années 1970, fut pour moi déterminante. Ces deux ouvrages pionniers, l’un, du journaliste et polémiste d’extrême gauche Herbert Southworth, l’autre, de l’historien social-démocrate Stanley Payne, ont éveillé en moi un intérêt qui ne s’est, depuis, jamais démenti pour la figure de José Antonio Primo de Rivera. J’ai soutenu, en 1975, une thèse de doctorat d’État sur sa pensée politique et publié ensuite José Antonio et la Phalange Espagnole (1), un livre complété vingt ans plus tard par José Antonio, la Phalange Espagnole et le national-syndicalisme (2). L’édition espagnole la plus récente date de 2006. Ce sujet est devenu un véritable tabou de l’historiographie espagnole.

Victime de la manipulation idéologique qu’en firent les franquistes, honni et vomi par les auteurs néolibéraux, néo-sociaux-démocrates et postmarxistes, José Antonio est passé sous silence ou caricaturé par la majorité des journalistes et des historiens. Pourtant, le philosophe libéral, Miguel de Unamuno, avait vu en lui « un cerveau privilégié peut être le plus prometteur de l’Europe contemporaine ». Le prestigieux historien libéral, Salvador de Madariaga, l’avait défini comme une personnalité « courageuse, intelligente, idéaliste ». Des hommes politiques aux sensibilités de gauche, voire d’extrême gauche, comme Indalecio Prieto, ou des intellectuels renommés comme Gregorio Marañon, Federico Garcia Lorca, Bertrand de Jouvenel, Gustave Thibon ou Georges Bernanos ont tous rendu hommage à son honnêteté et à sa sincérité. « Un héros de roman de cape et d’épées », disait de lui l’ambassadeur des États-Unis, Claude Bowers. Mais José Antonio n’était pas que cela.

Grand d’Espagne, il était devenu républicain de raison et s’était défait de toute nostalgie passéiste pour la monarchie. Beaucoup de ceux qui l’ont connu soulignent sa haute conception de la justice, son sens du devoir et de l’honneur, son magnétisme, son courage et son humour. Azorin, l’illustre écrivain de la Génération de 98 (3), insiste sur sa « cordialité » et sa « bonté de cœur ». « Ni de droite, ni de gauche », il cherche à jeter un pont entre la tradition et la modernité. Il appartient à la lignée des révolutionnaires ou réformistes, radicaux ou modérés, autoritaires ou démocrates, socialistes organicistes ou nationaux populistes, qui prétendent associer, concilier, surmonter les contraires relatifs afin d’intégrer ouvriers, paysans et bourgeois dans la communauté nationale.

Unir et fondre les traditions de droite et de gauche, refuser le particularisme égoïste et l’universalisme abstrait, lutter contre le matérialisme individualiste et collectiviste, tel est l’objectif de José Antonio. La dimension religieuse et chrétienne, le respect de la personne humaine, le refus de reconnaître dans l’État ou le parti la valeur suprême, l’antimachiavélisme sont autant d’éléments distinctifs de sa pensée. José Antonio n’était ni hégélien, ni darwiniste. Sa pensée est très proche de celle des non-conformistes français des années 30 (Mounier, Fabrègues, Maxence, Rougemont, Daniel-Rops). Sa disparition prématurée et celle de la quasi-totalité des leaders phalangistes ou nationaux-syndicalistes (Ramiro Ledesma Ramos, Onésimo Redondo, Julio Ruiz de Alda, etc.) firent qu’en avril 1937, Franco put imposer à la Phalange et aux carlistes la fusion avec tous les partis de droite (monarchistes, républicains-conservateurs et libéraux de droite).

Le nouveau mouvement informe, appelé Phalange espagnole traditionaliste (FET) compta bientôt plus d’un million de membres alors qu’en février 1936, la Phalange de José Antonio ne groupait pas plus de 10 à 20 000 militants. Très vite, les autorités franquistes comprirent l’avantage qu’elles pouvaient tirer d’un culte rendu à José Antonio. Elles exaltèrent son exemple et son sacrifice, récupérant la phraséologie et la symbolique de son mouvement, en oubliant les thèmes révolutionnaires de sa doctrine. Sur 119 ministres du Caudillo, 7 (voire 21, selon les critères que l’on adopte), seront phalangistes. Ils occuperont, presque exclusivement, des portefeuilles à caractère « technique » ou « social » et les ministères clefs leur échapperont toujours.

NRH : Vous vous êtes intéressé ensuite à Juan Donoso Cortès.

AI : En 1986, j’ai préfacé la réédition française du célèbre Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme (4) et j’ai établi récemment une anthologie de textes du même auteur, Théologie de l’histoire et crise de civilisation, précédée d’une longue étude introductive (5). Chez Donoso Cortès, il faut surtout souligner l’évolution, une évolution qui le mène du libéralisme au conservatisme avant de connaître ce qu’il appelle sa « conversion » au catholicisme.

Donoso fut un homme d’État et un diplomate sûr et efficace, un orateur éloquent, un écrivain de talent, un philosophe et même un théologien prestigieux. Ambassadeur et ministre plénipotentiaire à Berlin et à Paris, plusieurs fois député aux Cortes, secrétaire particulier et conseiller de la reine mère-régente, Marie-Christine (6), Donoso Cortès fut honoré du titre de marquis de Valdegamas. Prononcé en 1849, son Discours sur la dictature est immédiatement traduit dans plusieurs langues dont le français, l’italien et l’allemand.

Né en 1809, Donoso a franchi au cours de sa vie trois étapes successives.
– Une séquence libérale-modérée (1832-1836), rationaliste, très critique des «  fanatiques » traditionalistes-carlistes partisans de Don Carlos (le frère de Ferdinand VII que celui-ci a écarté de la couronne). Donoso encense alors Luther et salue «  la magnifique Révolution française ».
– Puis une phase conservatrice libérale (1837-1847), au cours de laquelle il reconnaît que la raison doit s’appuyer sur la foi et qualifie désormais la Révolution française de « fourvoiement de la raison ».
– Enfin, l’étape proprement catholique traditionnelle (1847-1853). Le 4 janvier 1849, avec le Discours sur la dictature, Donoso combat désormais les opinions qu’il avait défendues jusqu’alors.

Il retient à nouveau l’attention en 1850, à l’occasion de son Discours sur la situation de l’Europe, qui contient une critique radicale de l’économisme. Donoso nie que les véritables hommes d’État de l’histoire se soient jamais appuyés sur la vérité économique : « L’ordre matériel n’est rien sans l’ordre moral ». Dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, publié en juin 1851, il affirme que « Toute grande question politique et humaine suppose une grande question théologique ». Il meurt en mai 1853, alors qu’il va entrer dans sa quarante-quatrième année.

NRH : Vous avez également contribué à réveiller, en France, l’intérêt pour José Ortega y Gasset.

AI : J’ai édité et introduit une nouvelle version française de son ouvrage La Révolte des masses (7). Pour lui, « Être de gauche ou être de droite c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale ». À l’instar du libéralisme du catholique Miguel de Unamuno, autre figure de proue de l’intelligentsia ibérique, le libéralisme agnostique d’Ortega est aux antipodes du néo-libéralisme anglo-saxon. Nuls critiques plus radicaux et plus acerbes de «  l’homo economicus », de « l’homme apatride », «  asexué », que les deux auteurs du Sentiment tragique de la vie (1913) (8) et de La Révolte des masses (1929).

Pour Ortega, le nivellement par le bas, à partir de l’élimination des meilleurs, n’a rien à voir avec la démocratie. Il ne reflète au contraire que hargne et ressentiment. L’idée que l’égalité politique doit s’accompagner d’égalité dans tout le reste de la vie sociale est erronée et dangereuse. Selon Ortega, « l’homme-masse » est un type d’homme qui apparaît dans toutes les classes d’une société. Il représente à la fois le triomphe et l’échec de l’ethos bourgeois. C’est l’individu qui refuse toute forme de supériorité et se sent le droit inné d’exiger toutes sortes de commodités ou d’avantages de la part d’un monde auquel il n’estime ne rien devoir. Il ne se croit pas meilleur que les autres, mais il nie que les autres soient meilleurs que lui. C’est l’«  homme moyen », qui « n’a que des appétits », « ne se suppose que des droits » et « ne se croit pas d’obligations ». C’est « l’homme sans la noblesse qui oblige ».

À l’opposé de l’homme-masse, Ortega affirme que l’homme noble ou exemplaire vit au service d’un idéal. Il est celui qui exige d’abord tout de lui même. « L’homme d’élite, dit-il, n’est pas le prétentieux qui se croit supérieur aux autres, mais bien celui qui est plus exigeant pour lui que pour les autres ».

Plus de soixante ans après la première publication de La Révolte des masses, l’historien et politologue américain Christopher Lasch a complété et renouvelé la thèse d’Ortega y Gasset. Dans un ouvrage fondamental, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (9), Lasch a montré que les attitudes mentales de l’homme-masse sont désormais plus caractéristiques des classes supérieures que des classes moyennes et basses. « Avant moi le néant, après moi le déluge » semble être devenu la devise préférée d’une nouvelle classe dirigeante dont le style de vie est marqué par le rejet des valeurs communautaires, le mépris des traditions populaires, la fascination pour le marché, la tyrannie de la mode, le nomadisme, l’insatisfaction assouvie dans la consommation de la marchandise, l’obsession de l’apparence physique, le culte du spectacle, du succès et de la renommée.

NRH : Vous avez, avec La Guerre d’Espagne revisitée, contribué à une relecture nécessaire de la guerre civile de 1936-1939.

AI : En 1989 et 1993, j’ai publié La Guerre d’Espagne revisitée (10), livre préfacé par l’historien Pierre Chaunu. À cette occasion, j’ai présenté les travaux d’historiens et de politologues espagnols prestigieux mais inconnus dans l’Hexagone, tels Ricardo de la Cierva, Luis Suarez, Gonzalo Fernandez de la Mora et les frères Salas Larrazabal. En 2006, à l’occasion du 70e anniversaire du déclenchement de la guerre civile espagnole, le dossier du n°25 (juillet-août) de La NRH a été consacré à ce sujet. J’ai pu ainsi faire connaître au public francophone les « nouveaux historiens indépendants » de la Péninsule (Pio Moa, Angel David Martin Rubio, José Javier Esparza…). J’ai aussi édité et préfacé l’ouvrage de l’un des plus grands spécialistes mondiaux de la guerre civile espagnole, l’historien américain, Stanley Payne, La Guerre d’Espagne. L’histoire face à la confusion mémorielle (11).

Grâce aux travaux d’une minorité d’historiens indépendants publiés dans les années 1990-2010, un coup mortel a été porté à la vision manichéenne, prétendument « progressiste », de la Seconde République et de la guerre civile, qui avait été élevée au rang de dogme officiel par les gouvernements du PSOE sous l’influence et la pression de l’extrême gauche. Désormais, l’historiographie de la guerre d’Espagne apparaît plus complexe et surtout plus rééquilibrée. La vision partiale reste sans doute prédominante au sein de l’université d’État où rares sont ceux qui osent la remettre en cause. Elle est aussi inculquée sans partage dans l’enseignement secondaire public. Mais, dans les grands médias, et surtout dans l’opinion publique, la perception de la grande tragédie espagnole du XXe siècle est désormais plus équilibrée.

L’interprétation « officielle », idyllique et politiquement correcte, selon laquelle les bons « républicains » défendaient la légalité, la liberté, la démocratie, l’émancipation des travailleurs et la modernisation de la société espagnole, face aux méchants « fascistes » n’est plus du tout hégémonique dans l’opinion publique. La fiction a vécu.

NRH : Vous avez préfacé longuement le livre de Dominique Venner, Europa y su destino, publié en Espagne, en 2010.

AI : Oui. J’ai, en effet, présenté cet ouvrage au public hispanique car je considère que Dominique Venner est l’un des quelques historiens français de sa génération qui méritent vraiment d’être lus et débattus. Ce livre, écrit spécialement pour les Espagnols, reprend et développe la thèse de son remarquable livre Le Siècle de 1914.

NRH : Vous vous apprêtez à publier une synthèse ambitieuse consacrés à l’antagonisme entre droite et gauche.

AI : À partir des années 1990, je me suis intéressé au clivage droite-gauche, une division qui a fait l’objet de beaucoup trop d’ouvrages convenus. J’ai publié Par-delà droite et gauche. Permanence et évolution des idéaux et des valeurs non-conformistes (12). Enfin, j’ai refondu et actualisé l’ensemble de ces travaux dans un ouvrage de synthèse Droite-gauche : pour sortir de l’équivoque. Histoire des idées et des valeurs non-conformistes du XIXe au XXIe siècle, à paraître en février 2015 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Je crois, ou du moins j’espère, contribuer par ce livre à la transmission de tout un patrimoine historico-culturel ignoré ou méconnu des jeunes générations. Le clivage droite-gauche est présenté aujourd’hui comme « l’horizon indépassable de la démocratie ». Paradoxalement, il n’a jamais été aussi décrédibilisé dans l’opinion publique.

Il y a déjà plus d’un demi-siècle, dans la préface de L’Opium des intellectuels, Raymond Aron invitait pourtant ses lecteurs à plus de clairvoyance : « On n’apportera quelque clarté dans la confusion des querelles françaises, disait-il, qu’en rejetant ces concepts équivoques (13) ». Au fil des ans, la division droite-gauche s’est convertie en un mythe incapacitant destiné à brider la résistance populaire à la cristallisation oligarchique. Un bon nombre d’auteurs considèrent désormais que le prétendu débat politique immuable, opposant deux catégories « essentialisées », est devenu insensiblement un masque. Le non-conformiste authentique heurte de front les tabous de notre époque en envisageant l’hypothèse que c’est dans le principe matérialiste de la vie, le rationalisme des Lumières, l’absolutisation du relatif, la divinisation de la science, l’exacerbation de l’individualisme, la négation de la valeur de l’identité et de la différence, la primauté de l’économique sur le social, de l’utile sur l’éthique, enfin, le culte de l’argent et de l’égalité généralisée que se trouve la matrice de l’aliénation, du totalitarisme mou ou soft de la modernité.

Les non-conformistes affirment que la négation de l’identité collective (ou du minimum indispensable de valeurs morales et culturelles partagées), telle qu’elle s’est traduite au XXe siècle dans le socialisme marxiste et le néo-libéralisme a largement contribué à la crise en cours. On l’aura compris : Droite-gauche : pour sortir de l’équivoque est une étude introductive aux idées et aux valeurs non-conformistes.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Notes

  1. 1. Albatros, 1981.
  2. Godefroy de Bouillon, 2000. L’édition espagnole de 2006, préfacée par l’économiste, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Juan Velarde Fuertes, a fait l’objet de plusieurs réimpressions.
  3. Génération de 98 : Surnom donné aux auteurs littéraires espagnols de la dernière décennie du XIXe siècle.
  4. Juan Donoso Cortès, Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, éditions Dominique Martin Morin, 1986.
  5. Juan Donoso Cortès, Théologie de l’histoire et crise de civilisation, Le Cerf, 2013.
  6. Marie Christine, régente de 1833 à 1840, était la veuve du roi d’Espagne Ferdinand VII (roi de 1813 à 1833), et la mère d’Isabelle II (qui régnera de 1833 à 1868).
  7. Éd. Le Labyrinthe, 1986.
  8. Miguel de Unamuno, Sentiment tragique de la vie, Gallimard, 1957.
  9. Flammarion/Champs, 2010.
  10. Economica, 1989, rééd. 1993.
  11. Le Cerf, 2010, rééd. 2011.
  12. Godefroy de Bouillon, 1996 et 2002.
  13. Calmann-Lévy, 1955, rééd. Fayard-Pluriel, 2010.

Repères biographiques

Arnaud Imatz

Docteur d’état en sciences politiques, diplômé en droit et sciences économiques, Arnaud Imatz a été fonctionnaire international à l’OCDE, puis chef d’entreprise en Espagne. Collaborateur régulier de La Nouvelle Revue d’Histoire, il a notamment publié José Antonio et la Phalange espagnole (Albatros 1981 ; rééd. J.-C. Godefroy 2000), La Guerre d’Espagne revisitée (Economica, 1989 ; rééd. 1993), Par-delà droite et gauche. Permanence et évolution des idéaux et des valeurs non conformistes (Godefroy de Bouillon, 1996 ; rééd. 2002). Son prochain livre Droite-gauche : pour sortir de l’équivoque. Histoire des idées et des valeurs non-conformistes du XIXe au XXIe siècle, sera publié en 2015 aux Éditions Pierre Guillaume de Roux.

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Christian Harbulot : comment la France détruit sa puissance /2014/11/christian-harbulot-comment-la-france-detruit-sa-puissance/ /2014/11/christian-harbulot-comment-la-france-detruit-sa-puissance/#respond Sat, 01 Nov 2014 10:00:21 +0000 /?p=1668
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°75, novembre-décembre 2014. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Christian Harbulot vient de publier Sabordage. Comment la France détruit sa puissance, un ouvrage dans lequel il présente une synthèse claire et percutante de ses recherches et de ses réflexions dans les domaines de la guerre et de l’intelligence économiques.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Vous avez suivi un itinéraire très original, depuis vos années post soixante-huitardes jusqu’à vos travaux portant sur la guerre économique et la puissance. Pouvez-vous nous en retracer les étapes ?

Christian Harbulot : J’ai été diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris en 1975 et j’ai également obtenu une licence d’histoire. J’ai consacré ensuite un DEA, sous la direction de Maurice Duverger, à l’analyse comparée des systèmes politiques. Dans le même temps, je me suis retrouvé engagé, sur le terrain de l’action politique militante, avec les maoïstes de la Gauche prolétarienne. J’étais vacciné depuis longtemps contre les mensonges du communisme soviétique et je n’étais pas dupe de la propagande en provenance de Pékin.

J’ai vite mesuré le caractère irréaliste des positions adoptées par mes camarades et leur incapacité à réaliser leur autocritique. Mais je répugnais, au moment où l’activisme post-soixante huitard touchait à sa fin, à me désengager « malhonnêtement », sans avoir effectué un travail de remise en cause par rapport aux discours révolutionnaires qui s’étaient exprimés au cours des années précédentes. J’ai donc poursuivi dans cette voie, ce qui m’a conduit à suivre les évolutions en cours dans des pays étrangers tels que l’Italie et la Grèce, ce qui a beaucoup contribué à ma formation personnelle. De 1973 à 1977, je n’ai pu concevoir d’alternative à l’échec patent du gauchisme.

Il était hors de question, en France, de participer à une structure politico-militaire aboutissant au terrorisme et j’ai bien sûr rejeté la voie dans laquelle se sont fourvoyés les militants d’Action directe promis à une simple dérive gangstériste qui ne pouvait tenir lieu de stratégie. Il n’était pas question pour moi de fabriquer artificiellement, pour se faire plaisir, la finalité d’un acte. Je comprenais alors confusément que l’action révolutionnaire ne pouvait être mise en œuvre qu’à partir d’une identité, d’un territoire, de l’histoire d’un peuple particulier. Je constate qu’aucun ouvrage d’envergure n’a été réalisé sur cette période et j’attends les thèses d’histoire qui l’aborderont car la matière est évidemment très riche.

J’ai ensuite connu une « traversée du désert ». J’ai effectué, comme tout le monde, mon service militaire – à Mourmelon, au 503e régiment de chars de combat – à la grande surprise de nombre de mes camarades appelés. Ils ne comprenaient pas que le « gauchiste » que j’avais été se comporte loyalement vis-à-vis de l’institution et remplisse le rôle que la nation attribue naturellement au citoyen-soldat. Enseignant en histoire et en économie pendant quatre ans à l’École alsacienne, j’ai commencé à m’intéresser de près à l’histoire, à l’histoire militaire et, plus particulièrement, à celle du renseignement. Ce qui a débouché sur un ouvrage qui, réalisé dans la cadre de la Fondation des études de Défense, était en fait un dialogue avec l’amiral Lacoste, patron de la DGSE. Il s’agissait d’une réflexion consacrée à l’espionnage qui posait d’utiles questions méthodologiques, entendait dépasser le contexte de la guerre froide, et abordait les questions économiques.

Tout cela me conduisit ensuite à privilégier, de 1986 à 1988, l’analyse comparée des diverses cultures du renseignement, là où les travaux existant n’avaient généralement qu’un intérêt exclusivement descriptif. Je me suis tourné ensuite sur la place du renseignement dans l’accroissement de puissance d’un pays, ce qui devait naturellement me conduire, au cours de cette décennie de maturation, à « l’intelligence économique ».

NRH : C’est à ce moment que se met en place cette nouvelle discipline ?

CH : Dans les années 1990, à l’initiative du polytechnicien Thierry Godin, est mise en place l’Association pour la diffusion de l’information technologique. Il s’agissait de réaliser une analyse comparée des systèmes d’information des économies les plus dynamiques et les plus performantes. Cela débouchera, sous le gouvernement d’Édith Cresson, sur la création de l’Établissement public industriel et commercial, qui devait être une sorte de MITI japonais (1), tout cela en liaison avec le groupe de réflexion qui allait être à l’origine, en 1992-1994, du rapport Martre. Un article fondateur du général Pichot-Duclos, publié dans la Revue de Défense Nationale, et consacré à la culture du renseignement marque également cette période.

Pour ma part, je suis recruté en 1993 par le Département d’intelligence économique chargé de la recherche-développement en ce domaine. Une osmose s’y était réalisée entre militaires et civils intéressés par la géopolitique et la géoéconomie. Tout cela restait limité à un cercle restreint, l’Université ne souhaitant pas aborder ces questions, tout comme les grandes écoles de commerce, acquises à la mondialisation anglo-saxonne. Il y eut cependant un établissement, l’École supérieure libre de sciences économiques appliquées, qui retint mon projet d’une école de guerre économique.

Personne n’y croyait, mais elle peut présenter, dix-sept ans plus tard, un bilan plus que satisfaisant, avec 65 étudiants en formation initiale, deux formations continues de 25 étudiants chacune, avec, au final, un peu plus de cent diplômés par an et, aujourd’hui, un peu plus d’un millier d’anciens élèves. Il faut également signaler que toutes les écoles supérieures de commerce, jadis rétives, se sont mises, au cours des dernières années, à la géopolitique, s’inspirant ainsi de ce qu’avait été notre propre expérience.

NRH : Comment définissez vous la « guerre économique », au-delà des dimensions purement « économiques » des conflits classiques ?

CH : La guerre économique est pour moi « l’expression extrême des rapports de force non militaires ». Il existe bien sûr une forte corrélation entre guerre militaire et guerre économique. Les enjeux économiques interviennent dans une forte proportion dans les causes des conflits. Tout cela apparaît dans le temps long de l’histoire. Dans le rapport originel à la survie au sein des sociétés préhistoriques, l’acquisition de subsistances implique un rapport violent.

Dans une phase ultérieure, le rapport entre nomades mobiles et prédateurs, et sédentaires attachés au sol et visés par les pillages et les razzias relève aussi d’un conflit dont l’origine est économique. Dans un ordre différent, les sociétés fondées sur l’esclavage reposent également sur la défaite militaire de ceux qui ont été asservis ou sur l’invasion et l’occupation de leur territoire.

Plus près de nous, c’est la quête de ressources nouvelles qui commande la conquête des territoires, des luttes pour le Milanais à la Conquista espagnole de l’Amérique ou à l’expansion coloniale du XIXe siècle. Le phénomène est souvent masqué par d’autres justifications, celles issues d’antagonismes religieux ou de querelles dynastiques mais il n’en reste pas moins déterminant.

Les choses changent avec le XIXe siècle, qui voit l’émergence des marchés ouverts et du discours libéral qui la précède ou l’accompagne. Le libéralisme, qui s’impose alors, est présenté comme la meilleure garantie du maintien de la paix, mais ses principes s’appliquent « à condition que cela ne nuise pas aux intérêts de la couronne d’Angleterre ». On écarte en tout cas tout débat ou réflexion relatifs à la guerre économique. Mais, malgré les mensonges et les omissions, l’histoire des deux derniers siècles a montré qu’il fallait envisager les rivalités économiques en termes de rapports de force, de plus en plus associés aux réalités militaires. Là où il n’y a pas à proprement parler de conflit, on peut se trouver, malgré cela, dans une dialectique de conflit dont la grille de lecture reste largement à concevoir. Il reste ainsi à analyser comment l’affrontement économique permet d’accroître la puissance d’un État.

NRH : Vous accordez une grande importance à la question de la puissance.

CH : Elle apparaît, depuis des décennies, comme la grande absente de la réflexion politique et, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne retient guère l’attention des opinions publiques dopées au consumérisme tous azimuts. De Gaulle, en son temps, pensait en termes de puissance, même s’il n’utilisait pas le mot. Il lui préférait celui de « grandeur », mais ce dernier était perçu comme désuet ou anachronique par les nouvelles générations contemporaines de cette époque. En fait, le mot de « puissance » semblait renvoyer aux ténèbres du totalitarisme, tout comme une réflexion sur l’ennemi, inspirée des travaux de Carl Schmitt ou de son disciple français Julien Freund. Une exception toutefois, la puissance américaine chargée de la défense du « monde libre » face à une puissance soviétique porteuse d’une idéologie totalitaire et d’un modèle politique associé aux nationalismes totalitaires de l’entre-deux-guerres.

Pendant des décennies, il a été impossible de poser la question clé de la puissance. Or, pour qu’un pays préserve son développement, sa culture, son identité, il se doit d’être puissant et de disposer des moyens de son autonomie, faute de quoi, il subira fatalement la loi des autres. Cette réflexion est totalement absente chez les « élites » censées nous gouverner. Considérer qu’aucun pays n’est actuellement en phase d’accroissement de puissance est une vue qui correspond à la vision volontairement apaisée d’une mondialisation, que la « main cachée » libérale doit fatalement rendre harmonieuse, sur fond de liberté du commerce et d’expansion universelle de l’idéologie des droits de l’homme.

Le bilan de l’action conduite dans les années 1960 par le général De Gaulle apparaît mitigé. Il a fait de la France une puissance nucléaire autonome et lui a donné des institutions garantissant la solidité de l’État. En matière d’énergie, la politique pétrolière (malgré la perte des ressources sahariennes) et la politique nucléaire ont été des succès incontestables. Mais, en 1966, l’échec fut au rendez-vous avec le Plan Calcul et la Délégation générale informatique, qui visaient à garantir l’autonomie de la France en matière informatique.

Pompidou a ensuite obtenu des bons résultats en matière d’industrialisation, au point de faire de la France la cinquième puissance économique du monde, devant l’Angleterre. Mais, après lui, la priorité donnée à la construction européenne a fait que le pays a renoncé pour une bonne part à sa liberté d’action et s’est intégrée à l’ensemble euratlantique.

NRH : Comment définiriez-vous l’idéologie actuellement dominante en Europe ?

CH : En Europe et dans tout l’espace « occidental », dont la définition géopolitique tend à devenir problématique, elle est fondée sur le choix du libre-échange, perçu comme une source de profits mutuels, issus naturellement de l’utilitarisme libéral. Le marché est censé assurer la satisfaction des besoins des consommateurs, mais les lois du marché ne fonctionnent plus là où s’imposent les problématiques de puissance. Il est évident aujourd’hui que ces lois ne suffiront pas, contrairement à une illusion longtemps entretenue, à dissiper, quelles que soient leurs relations commerciales, l’antagonisme opposant les États-Unis à la Chine. On voit certains pays s’inscrire clairement dans des logiques de puissance, ce qui n’est en rien contradictoire avec les progrès du bien-être de leur population.

De ce point de vue, la Corée du Sud apparaît comme un cas exemplaire quand on mesure le chemin qu’elle a parcouru depuis 1953 (fin de la guerre avec la Corée du Nord) et le début du XXIe siècle. Ce pays s’est construit méthodiquement dans une logique d’accroissement de puissance à laquelle ont concouru l’État, les entreprises et les citoyens, soudés en une forte unité nationale.

Chez nous, la tiédeur et la prudence sont la règle chez les politiques dès qu’il s’agit d’aborder ces sujets, à de notables exceptions près, un Jean-Pierre Chevènement à gauche ou un Bernard Carayon à droite. Une chose est certaine : la gauche de gouvernement peut considérer qu’elle est condamnée à disparaître si elle ne prend pas rapidement en compte les nécessités de la puissance. Elle est malheureusement, comme d’ailleurs le centre et une partie de la droite, prisonnière d’interdits idéologiques et de rêves utopiques qui laisseront sans doute pantois les historiens de l’avenir.

La principale de ces utopies est sans doute la caricature d’Europe constituée depuis 1945. Ce cadre institutionnel, construit en dehors des peuples, n’est qu’un espace géographique aux limites incertaines, placé sous l’hégémonie politique, idéologique et militaire des États-Unis. Dans ces conditions, l’autonomie de l’Europe relève aujourd’hui de l’utopie. Après l’obsolescence, postérieure à la guerre froide, des solidarités idéologiques qui s’étaient constituées contre la menace soviétique, il apparaît clairement que l’allié d’alors est devenu un adversaire, qui a réalisé le programme formulé en 1917 par le président américain Wilson et son conseiller le colonel House : « L’Angleterre et la France n’ont aucunement les mêmes vues que nous sur la paix. Quand la guerre sera finie, nous pourrons les forcer à suivre notre manière de penser, car à ce moment, ils seront, parmi d’autres choses, financièrement dans nos mains. »

Depuis, l’affaire Snowden a décrédibilisé, aux yeux de beaucoup, les États-Unis comme moteur de la démocratie mondiale. Les Américains profitent aujourd’hui de la duplicité propre au libéralisme, qu’ils exploitent habilement au service de leurs intérêts en imposant un rapport de forces qui leur est favorable. Alors que cette nation s’est construite sur le génocide des Amérindiens, ses élites entendent dire au monde où est le bien et imposer partout l’idéologie des droits de l’homme. Ce véritable cheval de Troie est destiné à neutraliser les réactions identitaires et à transformer le monde en un vaste marché planétaire. L’individu consommateur, contrôlé par la nouvelle version du Big Brother orwellien, sera coupé de ses racines ethniques et culturelles, et sera condamné à se soumettre à une mondialisation fatale aux identités diverses qui font la richesse de l’humanité.

Il n’est pas anodin, dans cette perspective, que les États-Unis aient fait un si bon accueil aux idéologues de la « déconstruction » apparus en France au cours des années 1960. Ce qui est tout aussi significatif est la part décisive qu’ils ont prise dans l’émergence de « l’art contemporain », largement promu par la CIA et les officines chargées du soft power au cours de la guerre froide. Il s’agit-là d’un procédé impérial qu’il est indispensable d’identifier et d’analyser pour rendre aux Européens un regard autonome sur le monde.

NRH : Quelles sont, selon vous, les priorités que doivent retenir aujourd’hui les Français et les Européens ?

CH : L’utopie mondialiste dont les tenants usent de tous les moyens – le dernier en date étant le projet de traité transatlantique qui priverait pour longtemps l’Europe de toute autonomie – est malgré tout promise à l’échec, au moment où se construit, de manière certes très incertaine, le monde multipolaire du XXIe siècle. Mais cet échec n’induira pas automatiquement la perspective d’une résurrection de l’Europe.

Pour que celle-ci puisse être envisagée, il faut d’abord que les Européens pensent désormais en termes de rapports de force, expriment une réelle volonté de puissance et affirment de nouveau une claire conscience de leur identité, indispensable pour affronter les défis du monde qui s’annonce.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Notes

  1. MITI : Ministry of International Trade and Industry (ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie japonais), fondé en 1949.

Repères biographiques

Christian Harbulot

Directeur de l’École de guerre économique et d’un cabinet de consultants spécialisés dans l’intelligence économique, l’analyse des contextes propres aux marchés difficiles et la protection contre la concurrence, Christian Harbulot est l’auteur de La Machine de guerre économique (Economica, 1992) et de La Main invisible des puissances (Ellipses, 2007). Il a dirigé la réalisation du Manuel d’intelligence économique publié aux Presses Universitaires de France, dans la collection Major, en 2012. Les éditions François Bourin ont publié, en avril 2014, son livre Sabordage. Comment la France détruit sa puissance.

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Emmanuel Le Roy Ladurie, une vie avec l’histoire /2014/09/emmanuel-le-roy-ladurie-une-vie-avec-lhistoire/ /2014/09/emmanuel-le-roy-ladurie-une-vie-avec-lhistoire/#respond Mon, 01 Sep 2014 10:00:39 +0000 /?p=684
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°74, septembre-octobre 2014. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, titulaire de la chaire d’histoire de la civilisation moderne au Collège de France et disciple de Fernand Braudel, Emmanuel Le Roy Ladurie s’est imposé comme l’un des maîtres de l’histoire quantitative introduite par l’école des Annales. Né en 1929, il a été mêlé aux grands événements du XXe siècle et a révélé au grand public cultivé les nouveaux champs de la recherche historique.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Né en 1929, votre enfance a été marquée par le souvenir de la Grande Guerre, alors que votre adolescence s’est déroulée durant l’Occupation. Quel regard l’historien que vous êtes porte-t-il aujourd’hui sur ces périodes ?

Emmanuel Le Roy Ladurie : L’un de mes souvenirs d’enfance est la crainte qu’inspirait Hitler en 1938 à la cuisinière qu’employaient mes parents à Caen. Il y eut ensuite l’exode de l’été 1940 puis l’armistice. Dans ma famille on vénérait alors le maréchal Pétain. Mon père appartenait à la frange dure de la droite catholique, tout comme mon grand-père, jeune officier écarté de l’armée pour avoir refusé, en 1902, l’expulsion d’une communauté religieuse de son couvent (il sera réintégré durant la guerre de 1914-1918). Mon père, qui avait été durant l’entre-deux-guerres, l’un des fondateurs du syndicalisme agricole en Normandie, participera, d’avril à septembre 1942, au gouvernement Laval comme ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement. Il rejoindra ensuite la résistance (l’OCM) pour devenir, comme beaucoup un « vichysso-résistant », ce qui fut également le cas, comme l’a révélé naguère Pierre Péan, du jeune François Mitterrand.

Les historiens les plus récents de cette période – Jean-Paul et Michèle Cointet, Henry Rousso – ont montré l’importance du phénomème, longtemps occulté, dans la mesure où il risquait de remettre en cause la légitimité exclusive des gaullistes et des communistes dans la résistance. De la même manière, un homme tel que le colonel de La Rocque, longtemps présenté à tort comme un « fasciste », s’est révélé avoir été en réalité un républicain patriote.

Mon père devint après la guerre un notable local, élu à deux reprises député sous l’étiquette du Centre national des indépendants et paysans (CNIP), mais la « malédiction de Vichy » lui interdit de prétendre à des responsabilités plus importantes.

NRH : Comme beaucoup de jeunes intellectuels de votre génération, vous avez subi la séduction du communisme avant de vous en éloigner au milieu des années cinquante.

ELRL : C’est en khâgne, au lycée Lakanal de Sceaux, puis à l’École normale supérieure que mes professeurs, dont Jean Bruhat, m’ont fait découvrir le communisme, à une époque où, investi du prestige que lui avait valu son rôle, d’ailleurs démesurément exagéré dans la Résistance, il avait réussi à imposer une véritable hégémonie intellectuelle. Comme beaucoup de mes camarades – Alain Besançon, François Furet entre autres – je me suis éloigné du communisme après la mort de Staline, et l’insurrection de Budapest de 1956 m’a fait passer dans le camp des anticommunistes.

Je constate que le PCF, par sa docilité à l’égard de Moscou et par la langue de bois qu’il a longtemps imposée, a bien mal utilisé l’adhésion qu’il avait suscitée chez beaucoup au lendemain de la guerre. À l’inverse, il me semble que le parti communiste italien a su peser davantage sur la société et la vie culturelle au-delà des Alpes. Cette époque est devenue lointaine et je la regarde désormais avec beaucoup de distance.

NRH : Mai 68 a-t-il constitué pour vous une rupture importante ?

ELRL : Tenu à distance de l’armée pendant la guerre d’Algérie en raison de mon passé communiste, j’étais plutôt favorable à la décolonisation, y compris en Algérie. Mais je me suis inquiété rapidement des projets qui étaient ceux du FLN pour le lendemain de l’indépendance. Durant ces années-là, je me suis surtout consacré à ma fonction de professeur d’histoire à Montpellier et à mes recherches consacrées aux paysans du Languedoc au XVIIe siècle.

Les événements de mai 1968 me sont apparus comme une régression sans précédent, avec leur mot d’ordre de « destruction de l’Université », une institution dans laquelle j’étais en train de prendre ma place et dont les défauts ou les insuffisances ne pouvaient justifier cette rage destructrice. Elle ne s’est malheureusement jamais vraiment remise de cette crise.

NRH : Outre vos travaux universitaires, vous avez contribué à diffuser dans le grand public les acquis de la recherche historique qui était en train de se faire.

ELRL : Je me suis en effet consacré au « journalisme historique » au profit de magazines de premier plan tels que le Nouvel Observateur et l’Express, qui ont beaucoup fait, à l’époque, pour informer le grand public des résultats alors obtenus par la nouvelle histoire et les sciences humaines en général. Ces différents textes ont été réunis en 1983 dans Parmi les historiens publié chez Gallimard. Ils constituent un panorama à peu près complet de l’état de la science historique au cours de ces années-là.

NRH : Au long d’un parcours qui vous a conduit du communisme à la droite libérale, vous semblez manifester un intérêt particulier pour la figure de l’homme politique François Guizot.

ELRL : Ce protestant cévenol, devenu député du Calvados, avait de quoi retenir l’intérêt d’un historien normand longtemps spécialisé dans l’étude du monde occitan. À vrai dire, il passait, quand j’étais étudiant, pour un « réactionnaire ». Mais j’ai découvert l’intérêt que présentait cet homme politique libéral à travers les lectures qu’en ont données François Furet et Pierre Rosanvallon. C’est Guizot qui a inventé le terme de « Révolution d’Angleterre » et qui sut s’écarter d’une histoire politique trop superficielle.

NRH : On est frappé par la diversité qui caractérise votre œuvre. Venu de l’école des Annales, vous allez être un pionnier de l’histoire du climat, mais vous retrouverez l’histoire de France avec L’État royal (1460-1610) et L’Ancien Régime (1610-1770) publiés chez Hachette. Vous vous intéresserez aussi bien aux conscrits du XIXe siècle qu’au Montaillou médiéval et, en même temps, vous serez un observateur privilégié de toute la production historique et de ses évolutions pendant cinquante ans. Vous semblez échapper à la périodisation appliquée généralement à l’histoire.

ELRL : Je suis avant tout un historien moderniste, spécialiste du XVIIe siècle, mais il est bien difficile de fixer aux diverses périodes qui divisent le temps historique des limites indiscutables. Pour ce qui concerne la mienne, il y a les tenants de 1453, qui voit la fin de l’Empire romain d’Orient, et ceux de 1492, une date marquée par la fin de la Reconquête ibérique et par la découverte, prélude à sa conquête, du nouveau monde américain, à l’origine d’une première « mondialisation ». Jacques Le Goff, qui reste un médiéviste, prolongeait sa période bien au-delà de ces limites et j’aurais tendance, pour ma part, à faire commencer la mienne dès le XIVe siècle, au début du XVIe si l’on privilégie l’histoire du climat.

NRH : L’actualité a remis au premier plan l’histoire du climat, dont vous avez été le pionnier, avec l’ouvrage portant ce titre paru chez Flammarion dès 1967.

ELRL : Il faut distinguer deux choses : les sources dont nous disposons pour connaître l’évolution du climat et l’impact de la météorologie sur l’histoire. Sur le premier point, l’étude des dates des vendanges, celle du recul des glaciers alpins, l’analyse des premières séries thermométriques établies dès 1658 en France se sont révélées précieuses. Si l’on considère l’impact des situations météorologiques sur l’histoire, nous avons quelques cas exemplaires. La France prospère des années 1780 est touchée par les sécheresses de 1787 et 1788 et les mauvaises récoltes créent les conditions des émeutes de 1789. La canicule de 1794 explique largement la flambée des prix qui engendre, au printemps 1795, les ultimes émeutes parisiennes de germinal et de prairial. Plus près de nous, les mauvaises récoltes dues à la canicule de 1947 ont entraîné un envol des prix qui a pu jouer un rôle dans la crise politique et sociale de l’automne 1947.

NRH : En 1973, vous écriviez dans votre livre, Le Territoire de l’historien, que « l’historien de demain sera programmeur ou ne sera pas ». Comment jugez vous aujourd’hui cette formule ?

ELRL : Je reconnais aujourd’hui qu’elle était tout à fait excessive. Cela dit, les outils existent et il ne faut pas renoncer à l’histoire quantitative, qui correspond à un travail de recherche très ingrat. Pionnier en la matière, André Zysberg, auteur d’une thèse fameuse sur les galériens, a mis près de deux ans à se former à l’informatique pour exploiter les archives qu’il utilisait. On a plutôt tendance aujourd’hui à privilégier l’histoire des mentalités et l’histoire culturelle.

NRH : Comment expliquer le succès spectaculaire rencontré par votre livre Montaillou, village occitan publié chez Gallimard en 1975 ?

ELRL : Ce fut pour tout le monde une immense surprise. Pierre Nora, qui était mon éditeur, m’assurait que je n’en vendrais pas plus de deux mille exemplaires. Le chiffre a été de 250 000, rien qu’en France, auquel il faut ajouter ceux des nombreuses traductions, y compris en japonais et en chinois… Le rôle de Bernard Pivot et de son émission Apostrophes a été décisif.

À l’origine de cette aventure, il y a la découverte du livre de Jean Duvernoy intitulé Inquisition à Pamiers (Privat, 1995). L’auteur était un protestant qui s’était attiré les foudres du clergé catholique et des médiévistes institutionnels qui me reprochèrent aussi de venir sur leur territoire alors que j’étais un « moderniste ». C’était oublier que ma formation de khâgneux avait fait de moi un très bon latiniste et que j’étais, de plus, un spécialiste du Midi occitan. Couronnant deux ans de travail consacré à un village perdu des Hautes-Pyrénées ariègeoises, le succès rencontré fut une très grande surprise.

NRH : Vous vous êtes intéressé ensuite, à travers l’étude de l’œuvre de Saint-Simon, au système de la Cour. Qu’apportiez-vous de nouveau dans le regard porté alors sur cette société particulière ?

ELRL : Loin des paysans du Languedoc, je me suis intéressé à la cour de Versailles en m’inspirant des travaux remarquables effectués par l’anthropologue Louis Dumont à propos de la société indienne traditionnelle et du système des castes (Homo hierarchicus, Gallimard, 1979). La description que nous donne de la cour de France le célèbre mémorialiste permet de distinguer les différents partis qui s’y organisent, les « cabales de la Cour ». Autour du roi, du Grand Dauphin, du duc de Bourgogne… sans oublier la place longtemps négligée que tenaient les femmes.

NRH : Parmi les grandes figures de l’école historique française que vous avez côtoyées pendant un demi-siècle, quelles sont celles qui vous apparaissent comme les plus marquantes ?

ELRL : J’ai éprouvé beaucoup d’admiration pour Fernand Braudel, qui a dominé le champ de la « nouvelle histoire » pendant une trentaine d’années. Pierre Chaunu, auteur d’une thèse monumentale sur Séville et l’Atlantique, qui demeure un modèle de la grande histoire quantitative de l’époque, était doté d’une puissance intellectuelle exceptionnelle. Les grandes synthèses qu’il a réalisées pour la collection Arthaud consacrée aux « Grandes Civilisations » et qui ont porté sur L’Europe classique et L’Europe des Lumières demeurent des chefs-d’œuvre d’histoire totale. Son ouvrage, La Mort à Paris (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles) (Fayard, 1978) faisait écho aux travaux de Philippe Ariès qui ont été, eux aussi, pionniers en matière d’histoire des mentalités et des représentations. Autour de la Révolution française, Albert Soboul et Michel Vovelle sont demeurés prisonniers d’une vision réductrice et datée de l’épisode, mais leurs travaux respectifs sur le mouvement sans-culotte et sur les mentalités en Provence demeurent des plus précieux. Je connaissais François Furet depuis notre courte expérience communiste. Avec son beau-frère Denis Richet, disparu très jeune, il a proposé une vision, à l’époque hétérodoxe, de la Révolution, confirmée ultérieurement dans les travaux réalisés avec Mona Ozouf. Ami comme moi de Pierre Nora, il était d’une intelligence supérieure. Dans le domaine médiéval, Jacques Le Goff, récemment disparu, fut aussi une figure de premier plan.

NRH : Normand d’origine, mais spécialiste du Languedoc, vous avez contribué à la promotion de l’histoire régionale. Quel est le bilan des recherches effectuées en ce domaine ? Que peuvent-elles nous apporter dans la perspective des redécoupages régionaux en cours ?

ELRL : Nous avons eu de grandes monographies : Pierre Goubert pour le Beauvaisis, René Baehrel pour la Provence, Jean Meyer pour la noblesse bretonne, Jean Jacquart ou Jean-Marc Moriceau pour l’Île-de-France. Mes Paysans du Languedoc s’inscrivaient dans le même courant, dynamisé par les discours régionalistes qui ont contesté, après Mai 68, le primat accordé à une histoire nationale conçue comme une construction idéologique. Cette approche est un peu retombée depuis, mais toute cette production initiée par l’ouvrage fondateur de Philippe Wolff sur le commerce toulousain aux XIVe et XVe siècles et continuée par la collection d’histoire régionale des éditions Privat n’en laisse pas moins un bilan très positif.

Avec les grands ensembles prévus par la réforme territoriale, certaines réalités ressurgissent, ainsi le pays d’oc qui s’est étendu un temps jusqu’au Poitou, alors que l’ancien espace « franco-provençal » – distinct de l’aire « provençale » proprement dite – se retrouve aujourd’hui dans la région Rhône-Alpes, distincte de « l’Oïlie » de la France du nord…

NRH : Comment évaluer aujourd’hui l’apport de la démographie historique ?

ELRL : Il a été considérable et les Français ont pris une part majeure dans le développement de cette discipline. Il faut notamment rendre hommage au travail considérable réalisé par Jacques Dupâquier, poursuivi aujourd’hui par Gérard-François Dumont. Faut-il rappeler que, dès 1972, dans La Peste blanche, Pierre Chaunu annonçait le vieillissement des sociétés occidentales et le non-remplacement des générations ?

NRH : Comment jugez-vous le regain d’intérêt pour la biographie qui s’est manifesté, peut-être en réaction contre la « nouvelle histoire », depuis les années 1980 ?

ELRL : Il y a de bonnes biographies mais je n’en vois pas qui aurait constitué un tournant important dans l’évolution de la science historique. Celles de Louis XIII par Pierre Chevallier, de Louis XIV par François Bluche, de Louis XV par Michel Antoine, de Franco par Bartolomé Bennassar sont toutefois excellentes, et l’école anglaise s’est révélée brillante en ce domaine. Pour ce qui me concerne, mes trois volumes consacrés aux Platter constituent une « biographie familiale » étendue sur deux générations.

NRH : L’un des grands débats d’aujourd’hui réside dans la relation entre Histoire et Mémoire. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

ELRL : Il faut évidemment distinguer les deux et conserver à l’histoire son caractère scientifique. On a vu ainsi Olivier Pétré-Grenouilleau être accusé de « racisme » pour avoir décrit les traites esclavagistes autres que la traite atlantique, ce qui a heureusement suscité une saine réaction de la communauté historienne.

NRH : Que penser de la perte des repères religieux au cours du dernier demi-siècle ?

ELRL : Si Jacques Le Goff, que sa sensibilité politique situait à gauche, a insisté sur la réalité des « racines chrétiennes de l’Europe », c’est sans doute que cette notion revêt une importance majeure.

NRH : Nous avons connu, avec votre génération, un âge d’or de la recherche historique française. Qu’en est-il aujourd’hui ?

ELRL : Il y a toujours de bons historiens qui effectuent des travaux pionniers. Je pense ainsi à ceux de Patrick Boucheron, qui est l’un des représentants français de « l’histoire globale » en construction. En revanche, j’ai le sentiment que l’intérêt porté par les médias à l’histoire scientifique est moindre qu’avant. Il faut aussi tenir compte de la crise que traverse notre système éducatif, qui compromet dangereusement la transmission des savoirs historiques. On constate en même temps la persistance d’un intérêt sur lequel pourra se fonder une renaissance.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : enc-sorbonne.fr

Repères biographiques

Emmanuel Le Roy Ladurie

Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, titulaire de la chaire d’histoire de la civilisation moderne au Collège de France et disciple de Fernand Braudel, Emmanuel Le Roy Ladurie s’est imposé comme l’un des maîtres de l’histoire quantitative introduite par l’école des Annales. Né en 1929, il a été mêlé aux grands événements du XXe siècle et a révélé au grand public cultivé les nouveaux champs de la recherche historique.
Parmi ses nombreux ouvrages on peut citer Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 (Gallimard, 1975, 2000), Le Territoire de l’historien (Gallimard, 1973, 1978), L’État royal, 1460-1610 (Hachette, 1987), L’Ancien Régime, 1610-1770 (Hachette, 1991), Le Siècle des Platter (Fayard, 1991, 2000, 2006), Saint-Simon ou le système de la Cour (Fayard, 1997), Histoire du Languedoc (PUF, 2000), Histoire de France des régions (Seuil, 2008), Histoire des paysans français : de la peste noire à la Révolution (Points, 2006), Histoire humaine et comparée du climat (Fayard, 2004, 2006, 2009).

À lire

Emmanuel Le Roy Ladurie, Une vie avec l’histoire. Mémoires, Tallandier, 256 p., 19,90 €

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