Roland Mousnier – La Nouvelle Revue d'Histoire https://www.la-nrh.fr L'histoire à l'endroit Tue, 22 Aug 2017 11:56:13 +0000 fr-FR hourly 1 Le Passé ne meurt pas, de Jean de Viguerie https://www.la-nrh.fr/2016/07/le-passe-ne-meurt-pas-de-jean-de-viguerie/ https://www.la-nrh.fr/2016/07/le-passe-ne-meurt-pas-de-jean-de-viguerie/#respond Fri, 01 Jul 2016 10:25:33 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=3062 Le Passé ne meurt pas, de Jean de Viguerie
« Pii et scientes » (« pieux et savants »). Ainsi Jean de Viguerie qualifie-t-il ses professeurs du collège Saint-Théodard de Montauban, dont il fut l’élève de la classe de cinquième à celle de première. Pieux et savants « comme il était demandé dans l’ancienne France aux membres des instituts enseignants […] ». « Et pauvres », de surcroît.]]>
Le Passé ne meurt pas, de Jean de Viguerie
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°85, juillet-août 2016. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

« Pii et scientes » (« pieux et savants »). Ainsi Jean de Viguerie qualifie-t-il ses professeurs du collège Saint-Théodard de Montauban, dont il fut l’élève de la classe de cinquième à celle de première. Pieux et savants « comme il était demandé dans l’ancienne France aux membres des instituts enseignants […] ». « Et pauvres », de surcroît. Encore offertes en exemple au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – y compris dans la plupart des établissements laïcs, où l’objet de la piété était, il est vrai, différent –, ces qualités et vertus appartenaient à un monde, une civilisation qui devaient être emportés, à partir des années 1960, par le tsunami de la société de consommation. Elles qualifient tout entier Jean de Viguerie.

Le Passé ne meurt pas, de Jean de Viguerie

Le Passé ne meurt pas, de Jean de Viguerie

L’historien, bien sûr, professeur honoraire des universités, spécialiste de l’histoire religieuse aux XVIIe et XVIIIe siècles, de l’histoire de l’enseignement sous l’Ancien Régime, auteur, par ailleurs, d’un magistral ouvrage Histoire et dictionnaire du temps des Lumières (1995), de Louis XVI, le roi bienfaisant (2003), d’une émouvante biographie de Madame Élisabeth (2010), ainsi que de deux essais essentiels, décapants et novateurs, Les Deux Patries (1998 et 2003) et Histoire du citoyen (2014), qui prolonge le précédent. Mais aussi l’homme, qui publie aujourd’hui un délicieux petit volume de souvenirs intitulé Le Passé ne meurt pas.

Il ne s’agit pas de mémoires proprement dits, d’une narration continue, ni de l’histoire de son itinéraire intellectuel, mais d’« une suite d’épisodes » racontant « des choses et des gens », restituant, à la manière d’un peintre de genre, « un peu de l’atmosphère, de l’ambiance » de « temps disparus ». Épisodes d’une vie tout à la fois rangée et originale, droite et anticonformiste, dont l’engagement à contre-courant ne fut pas sans conséquence sur sa carrière universitaire. Une vie de fidélité aux siens, aux aïeux (racines languedociennes, vendéennes, ramifications baltes et, du côté de son épouse, irlandaises), à la foi et à la tradition catholiques, à la légitimité, aux maîtres, aux amis (notamment ses confrères René et Suzanne Pillorget, ou l’historien du droit Xavier Martin…). La sobriété du ton, teinté d’une pointe d’humour, est à l’unisson du propos. Plutôt que de se mettre en avant, l’auteur n’est le plus souvent, ici, qu’un faire-valoir qui, jamais, ne s’appesantit sur son propre cas. C’est que l’historien n’est jamais loin du chroniqueur.

Cet ouvrage est d’abord celui d’un héritier, qui reconnaît sa dette envers ses maîtres : ceux de Saint-Théodard (« Je leur dois infiniment. Je leur dois le goût et le respect de la vérité ») ; le philosophe thomiste Louis Jugnet, son professeur au lycée de Toulouse, dont il n’a jamais oublié la mise en garde préalable : « Si quelqu’un vous dit que l’oncle Alfred n’existe pas, ne le croyez pas », et dont l’enseignement chrétien ne lui fut jamais contesté par les inspecteurs généraux ; Roland Mousnier, « le meilleur spécialiste des institutions d’Ancien Régime », dont il fut l’assistant de recherche.

Jean de Viguerie nous fait humer l’air d’une France, celle de son enfance et de sa jeunesse, de la fin des années 1930 aux années 1950. La France avant qu’elle ne soit écrasée, comme ses voisins, par le rouleau compresseur de l’hyper-modernité. Une France charnelle, verticale et communautaire. Il est de mode, depuis quelques années, d’incriminer Mai-68. Jean de Viguerie, qui vécut de près ces journées (le séminaire de Mousnier étant le seul cours maintenu au sein de la Sorbonne occupée) rappelle que Mai-68 (« un montage », « une plaisanterie », dit-il) ne fut qu’une conséquence et non une cause. Très divers et traversé de contradictions, le mouvement fut, pour l’essentiel, le fruit de l’hédonisme marchand porté par la génération à l’origine des « Trente Glorieuses ».

À la fin des Deux patries, où il oppose la patrie traditionnelle (« la terre des pères ») à la patrie idéologique (les droits de l’homme), Jean de Viguerie notait : « Dans les années 1960 […], le courant a été coupé. Le savoir essentiel, le savoir indispensable à la vie n’a plus été transmis. De cet accident gravissime, le corps social n’est pas près de se remettre […] La patrie se trouve de ce fait exposée au péril de mort. Car toute patrie est fragile. Seules les méditations des sages peuvent l’aider à survivre ». Il est, assurément, de ceux-là.

Christian Brosio

À propos de

Jean de Viguerie, Le Passé ne meurt pas, Via Romana, 173 pages, 19 €

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Jean-Pierre Bois, une nouvelle histoire militaire https://www.la-nrh.fr/2015/11/jean-pierre-bois-une-nouvelle-histoire-militaire/ https://www.la-nrh.fr/2015/11/jean-pierre-bois-une-nouvelle-histoire-militaire/#respond Sun, 01 Nov 2015 10:00:11 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=1702 La Nouvelle Revue d'Histoire
Agrégé et docteur en histoire, Jean-Pierre Bois a été professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes et est l’auteur de nombreux ouvrages.]]>
La Nouvelle Revue d'Histoire
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°81, novembre-décembre 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Agrégé et docteur en histoire, Jean-Pierre Bois a été professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes et est l’auteur de nombreux ouvrages. Outre sa thèse consacrée aux Anciens soldats dans la société française au XVIIIe siècle (Economica, 1990), on lui doit les biographies de Maurice de Saxe (Fayard, 1992), Bugeaud (Fayard, 1997), Dumouriez (Perrin, 2005), Don Juan d’Autriche (Tallandier, 2008) et, tout récemment, La Fayette (Perrin, 2015). Il a également publié Les Vieux : de Montaigne aux premières retraites (Fayard, 1989) et La Paix. Histoire politique et militaire (Perrin, 2012).

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre parcours personnel et comment s’est formée votre vocation d’historien ?

Jean-Pierre Bois : Comme pour beaucoup d’enfants ou d’adolescents, c’est un professeur que j’ai eu en classe de sixième qui a sans doute été à l’origine de mon intérêt pour l’histoire. Cet homme, Pierre Leveel, né en 1914, est, je crois, toujours vivant et je lui dois beaucoup. Un professeur à l’ancienne, au meilleur sens du terme, qui alliait à un savoir en mesure de fasciner les jeunes esprits qui lui étaient confiés, une clarté exemplaire dans l’expression et le souci de ses élèves. Après une scolarité secondaire tout à fait normale dans l’ouest de la France, je suis, comme beaucoup, « monté » à Paris pour y rejoindre l’hypokhâgne du lycée Henri-IV où j’ai eu pour condisciple Philippe Conrad, retrouvé par la suite à La Nouvelle Revue d’Histoire.

Reçu au concours de l’École normale supérieure de l’enseignement technique, puis à l’agrégation d’histoire, je suis parti enseigner en Turquie dans le cadre de la coopération, ce qui constitua pour moi une expérience d’ouverture sur l’extérieur très utile par la suite. Revenu en France, j’ai enseigné au lycée d’Angers durant la première partie de ma carrière, tout en travaillant, sous la direction d’André Corvisier, à la réalisation d’une thèse consacrée aux anciens soldats au XVIIIe siècle.

Cela m’a valu d’être ensuite retenu pour remplacer à l’université de Nantes le professeur et recteur Yves Durand qui, élève de Roland Mousnier, a été l’un de nos grands historiens modernistes des dernières décennies. Parallèlement à mon enseignement à l’université, j’ai ensuite écrit plusieurs ouvrages, des biographies de chefs militaires, des études d’histoire sociale portant sur le milieu militaire et des travaux relatifs à l’histoire des relations internationales à l’époque moderne.

NRH : André Corvisier a tenu une place éminente dans les choix qui ont été les vôtres, notamment votre intérêt pour l’histoire militaire.

J-PB : C’est tout à fait exact. J’ai fait sa connaissance alors que j’étais étudiant à l’ENSET où il enseignait. La qualité de ses cours, le charisme qui était le sien, son souci d’aller au fond des choses, sa grande humanité en faisaient un enseignant exemplaire, très apprécié de ses étudiants. C’est donc tout naturellement, après avoir passé l’agrégation et effectué mon service militaire dans la coopération, que je suis revenu vers lui pour lui demander d’être mon directeur de thèse. Il était spécialiste d’histoire militaire mais je me serais tourné vers lui et j’aurais accepté n’importe quel sujet qu’il m’aurait confié portant sur un autre domaine. C’est donc ce maître d’exception qui a décidé de l’orientation de mes recherches ultérieures. Il a été pour moi un directeur de thèse aussi exemplaire qu’exigeant, imposant à ses thésards une mise au point annuelle publique de l’état de leurs recherches et leur confiant la charge de présenter des communications dans les colloques savants.

Je fis ainsi mes débuts dans cet exercice lors du congrès des Sociétés Savantes de Metz en 1983. Il laissait par ailleurs à ses « poulains » une très grande liberté, leur apportant aussi l’assistance morale nécessaire car la thèse d’État de jadis était un exercice long et difficile qui n’était pas de tout repos. Il est pour moi devenu un ami pour qui j’éprouvais un respect quasi filial du fait de notre commun intérêt pour un domaine qui lui tenait à cœur. Son fils, Jean-Nicolas, s’est tourné pour sa part vers l’histoire de l’Antiquité dont il est devenu l’un de nos meilleurs spécialistes. Ce fut à André Corvisier et à Yves Durand que j’ai du d’être retenu pour occuper une chaire d’histoire moderne à l’université de Nantes.

NRH : Comment interprétez-vous le renouveau progressif de l’histoire militaire qui s’est progressivement affirmé à partir des années 1970 ?

J-PB : L’époque qui a vu l’hégémonie idéologique de l’école des Annales – dont les représentants privilégiaient le temps long, l’histoire économique et les structures sociales au détriment de ce qui était caricaturé comme « l’histoire-bataille » , c’est-à-dire l’histoire événementielle assimilée à une simple écume superficielle masquant les tendances lourdes permettant de comprendre en profondeur les sociétés et les civilisations – s’est de fait terminée au moment où, sous le nom de « nouvelle histoire » elle a été, au cours des années 1970, présentée au grand public cultivé.

Elle n’avait pourtant rien de « nouveau » puisque c’est durant l’entre-deux-guerres que Marc Bloch et Lucien Febvre s’étaient faits les hérauts de cette lecture nouvelle des choses, relayés après guerre par Fernand Braudel. On s’est vite rendu compte que l’histoire ne se limitait certes pas aux événements politiques et militaires, mais aussi que le seul recours à l’histoire quantitative, réduite à l’économie et à la sociologie, n’était pas non plus satisfaisant et on a redécouvert la matière propre à l’histoire militaire.

Quelques hardis pionniers, le professeur André Martel à Montpellier, André Corvisier à Paris et Jean Chagniot après lui ont redonné une pleine légitimité à cette histoire, sachant qu’il ne s’agissait plus uniquement d’étudier les seules batailles mais de considérer la guerre et les systèmes militaires comme des objets d’histoire sociale qu’il convenait d’aborder avec un regard nouveau. L’ouvrage d’André Corvisier consacré à L’Armée française de la fin du XVIIIe siècle au ministère de Choiseul. Le soldat (PUF, 1964) a, de ce point de vue, pris la valeur d’un véritable manifeste.

NRH : Qu’avez-vous cherché à montrer dans votre thèse consacrée aux anciens soldats et aux invalides ?

J-PB : Il s’agissait là d’un domaine qui restait à défricher à peu près totalement. Il y avait, bien sûr, les archives des Invalides mais une recherche vraiment originale était indispensable, d’autant que je me suis davantage intéressé aux soldats qu’aux officiers. J’ai poussé mon enquête de dépouillement d’archives dans vingt-neuf dépôts départementaux, ce qui m’a permis de découvrir ce que pouvaient être les processus de réinsertion des anciens soldats dans le monde civil.

J’ai pu montrer que l’on était ainsi passé du rejet – le soldat de la guerre de Trente Ans finit généralement clochard – à une meilleure intégration sociale. La monarchie du XVIIe siècle s’est souciée de la réhabilitation des anciens soldats, qui sont perçus comme des hommes de confiance et de courage, et j’ai pu montrer que le taux d’alphabétisation était plus élevé chez eux que dans la population moyenne. Mon enquête débute en 1670, au moment de l’installation de l’hôtel des Invalides, et pousse jusqu’à la Révolution, après que Choiseul a introduit la reconnaissance de l’invalidité et que Montbarrey, secrétaire d’État à la Guerre sous Louis XVI, a créé une pension destinée aux vétérans.

À la fin de l’Ancien Régime, les anciens soldats étaient plutôt « bien vus » et leur cas s’inscrivait dans la volonté de progrès social que l’on décèle alors dans la politique de la monarchie. Dans le même registre, Yves Durand avait montré que les fermiers généraux se préoccupaient aussi du sort de leurs employés.

NRH : Qu’a représenté en son temps Maurice de Saxe ? Dans quelle mesure apporte-t-il une vision nouvelle de la guerre ?

J-PB : Étant germaniste, j’étais bien placé pour me pencher sur le cas de Maurice de Saxe et je me suis notamment intéressé à ses Rêveries (Economica, 2002), qui constituent un moment important dans l’histoire de la pensée militaire. J’ai également étudié de près la bataille de Fontenoy. En m’efforçant d’échapper à la tentation des nombreux biographes antérieurs qui ont accordé une place, à mes yeux trop importante, à la vie sentimentale de l’intéressé et aux dimensions finalement anecdotiques de son existence.

Avec Folard, Guibert et d’autres, Maurice de Saxe est au cœur de la réflexion militaire au temps des Lumières. Il a notamment réfléchi sur la « petite guerre », plus économique en hommes et en moyens qu’a étudiée par ailleurs récemment Sandrine Picaud-Monnerat (La Petite Guerre au XVIIIe siècle, Economica, 2010). Maurice de Saxe ne livrait que les batailles qu’il était sûr de gagner et préférait « user » l’adversaire en frappant ses chaînes de ravitaillement, en jouant de la surprise contre ses unités isolées… Il présente aussi l’intérêt de s’être soucié de la condition de ses soldats, ce qui était assez nouveau à l’époque.

NRH : Vous réhabilitez dans une large mesure le « traître » Dumouriez ?

J-PB : Depuis le travail très classique d’Arthur Chuquet, qui remontait à 1905, il n’y avait pas eu de bonne biographie de Dumouriez, le vainqueur de Valmy et de Jemmapes. Il a effectué une très longue carrière, tout à fait prometteuse, au sein de l’armée royale et, après la fortification de Cherbourg, Louis XVI voyait sans doute en lui un chef susceptible de conduire un jour une opération d’envergure contre l’Angleterre. Vaincu à Neerwinden au début de 1793, il abandonne son commandement et va devenir un exilé qui ne se reconnaîtra pas dans l’émigration combattant la Révolution, même si les hommes de 1793 l’ont abusivement considéré comme un « traître ».

Alors que Napoléon, devenu Premier Consul, encourage les émigrés à rentrer pour servir le nouveau régime, ils s’opposera au retour de Dumouriez en qui il voyait sans doute un rival potentiel. Mort en 1823, Dumouriez, qui restait à beaucoup d’égards un homme de 1789, était acquis aux idées libérales et ne se reconnaissait pas vraiment dans la monarchie constitutionnelle de la Restauration.

NRH : Le personnage de Bugeaud échappe un peu à votre période de prédilection qui demeure le XVIIIe siècle. Pour quelles raisons a-t-il retenu votre intérêt ?

J-PB : Figure emblématique dans la galerie de portraits militaires que connaissaient tous les petits Français passés par l’école de la IIIe République, le « Père Bugeaud » a vu ensuite son prestige décliner au fur et à mesure que s’est développé le procès de l’expansion coloniale. Il méritait donc une enquête impartiale. Officier sous l’Empire, il a servi en Espagne sous les ordres de Suchet et là s’est familiarisé avec la « contre-guérilla », une expérience utile quand il s’agira de « pacifier » l’Algérie au moyen des ses colonnes mobiles. Une guérilla espagnole qui renvoie aux expériences de « petite guerre » du siècle précédent.

NRH : Pourquoi avoir écrit un livre sur don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante ?

J-PB : Il est toujours utile à un historien de « sortir » de son domaine de spécialité, de la période qu’il a plus particulièrement étudiée. De plus, mon séjour en Turquie m’a familiarisé avec les questions relatives à l’histoire de l’Empire ottoman. C’est donc tout naturellement que j’ai accepté de me pencher sur le demi-frère de Philippe II d’Espagne. Un personnage éminemment sympathique, trop souvent réduit à son seul rôle de commandant de la flotte catholique à Lépante, même si l’événement concerné constitue un moment clé dans l’histoire de l’Occident.

Après l’échec ottoman contre Malte en 1565, Lépante apparaît comme un coup d’arrêt incontestable à la poussée turque, même si le sultan parvient à reconstituer rapidement sa flotte et même si la Porte demeure menaçante jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

NRH : Spécialiste des relations internationales à l’époque moderne, vous vous êtes penché sur l’évolution des représentations de la paix durant cette période. Quelles conclusions avez-vous tirées de cette réflexion ?

J-PB : En 1435, se réunit à Arras une sorte de congrès des trois forces belligérantes, Anglais, Français et Bourguignons, afin de sortir de l’enlisement de la guerre de Cent Ans. Cette démarche concertée est une première en Europe. En 1878, Bismarck organise à Berlin un congrès général des puissances européennes, le dernier du genre, avant l’affrontement suicidaire des nationalismes et la mondialisation des conflits.

Durant quatre siècles et demi, les États de l’Europe ont été en guerre la majeure partie du temps, dans la perspective toujours proclamée et jamais atteinte d’établir enfin une paix durable entre eux. Mais chaque fois les instruments diplomatiques qui devaient y conduire ont été améliorés, de la paix de Vervins de 1598 au congrès de Vienne de 1815. L’idéologie de la paix a elle-même progressé, mais l’histoire de la paix est celle d’un combat toujours recommencé. La question de la paix et de son rapport avec la guerre a été posée depuis longtemps. Végèce nous prévient que « celui qui désire la paix, se prépare donc à la guerre ». Le darwinisme social du XIXe siècle, puis les travaux des polémologues et des éthologues après lui ont relativisé les espoirs bien naïfs d’un abbé de Saint-Pierre comme ceux des constituants de 1790 prompts à « déclarer la paix au monde ».

En 1435, la paix d’Arras introduit un compromis de nature nouvelle fondé sur des politiques matrimoniales dorénavant organisées. On imagine aussi assurer la paix de l’Europe en mobilisant tous ses princes contre le péril ottoman. Le pape Pie II Piccolomini reprend ce thème dans sa Cosmographie générale quand il parle de l’Europe comme de « notre patrie ». Le XVIe siècle voit s’affirmer les prétentions de paix impériale de Charles Quint, alors que l’école de Salamanque ouvre le débat sur la guerre juste. C’est le moment où la diplomatie commence à s’organiser en se dotant de personnels spécialisés. Le « grand dessein » de Sully d’une paix européenne permettant une coalition contre le Turc s’inscrit dans le même souci avant que les traités de Westphalie ne fondent l’équilibre européen et que l’historien allemand Pufendorf ne formule le « droit de la nature et des gens ».

Le cosmopolitisme des Lumières prend le relais, mais Frédéric II de Prusse apparaît alors comme le grand perturbateur. Alors que le français apparaît comme la langue de la paix européenne et que Kant publie son Projet de paix perpétuelle, la Révolution française ouvre un nouveau cycle guerrier. La politique des congrès réunis par la Sainte-Alliance après 1815 va chercher à le dépasser. Dans son exil hambourgeois, Dumouriez a rédigé son Nouveau tableau spéculatif de l’Europe

NRH : Votre dernier ouvrage, consacré à La Fayette, est paru vingt-six ans après celui d’Étienne Taillemite qui a longtemps fait autorité. Qu’apportez-vous de nouveau par rapport à sa lecture du personnage ?

J-PB : J’avoue que j’éprouve une certaine sympathie pour le personnage. Détesté des royalistes qui lui reprochent d’avoir été l’une des principales figures de la noblesse libérale et le retour à Paris d’octobre 1789, il l’est tout autant des républicains qui dénoncent sa « trahison » consécutive au 10 août 1792. Je crois qu’il a surtout souhaité, et ce jusqu’à la fin de ses jours, l’établissement d’une monarchie constitutionnelle garantissant la liberté et le respect des droits de l’homme tels qu’ils ont été formulés en août 1789. Il ne déviera pas par la suite, malgré sa captivité difficile en Autriche. Il demeurera en retrait sous l’Empire et la Restauration et c’est en 1830 que le « héros de la Liberté des Deux Mondes » jouera de nouveau un rôle de premier plan en favorisant l’accès au trône de Louis-Philippe d’Orléans devenu « roi des Français ».

Le livre d’Étienne Taillemite est riche en informations précieuses, mais je trouve qu’il valorise trop les critiques du personnage. On peut lui reprocher certains défauts de caractère mais je crois que son parcours demeure celui d’un homme attaché à la liberté et qui, auréolé de la gloire que lui avait value son aventure américaine, a cru qu’il pouvait contribuer à la naissance en France d’un régime parlementaire modéré, alors que ce projet ne disposait pas, en réalité, de la base politique et sociale nécessaire à sa réalisation.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

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Arnaud Teyssier : comment penser l’État https://www.la-nrh.fr/2015/07/arnaud-teyssier-comment-penser-letat/ https://www.la-nrh.fr/2015/07/arnaud-teyssier-comment-penser-letat/#respond Wed, 01 Jul 2015 10:00:35 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=1689 Arnaud Teyssier : comment penser l’État
Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École nationale d’administration, Arnaud Teyssier a effectué une carrière de haut fonctionnaire, tout en se consacrant en parallèle à la recherche et à la réflexion historiques.]]>
Arnaud Teyssier : comment penser l’État
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°79, juillet-août 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École nationale d’administration, Arnaud Teyssier a effectué une carrière de haut fonctionnaire, tout en se consacrant en parallèle à la recherche et à la réflexion historiques. Il a notamment publié des biographies remarquées de Louis-Philippe, de Lyautey et de Charles Péguy et, en 2014, Richelieu. L’aigle et la colombe (Éd. Perrin).

La Nouvelle Revue d’Histoire : Comment un haut fonctionnaire en vient-il à s’intéresser à l’histoire comme vous l’avez fait. Quel a été votre itinéraire personnel ?

Arnaud Teyssier : Né en 1958, je suis un Parisien d’origine corrézienne et j’ai fait mes études secondaires au lycée Buffon avant de rejoindre la khâgne du lycée Henri IV puis l’ENS de la rue d’Ulm. Je me suis, dès cette époque, intéressé à l’histoire et c’est tout naturellement que j’ai effectué mon service militaire au Service historique de l’armée de l’air où j’ai travaillé auprès de Patrick Facon. J’ai ensuite abandonné définitivement la voie de l’enseignement pour préparer l’ENA. Une fois reçu, en 1989, ce fut pour moi l’occasion, à la faveur d’un stage, effectué à Épinal auprès de Philippe Seguin, de découvrir cet homme politique très atypique, en pleine action et au moment aussi où il achevait l’ouvrage qu’il a consacré à Napoléon III. Je me suis ensuite surtout intéressé à l’histoire politique contemporaine, notamment celle de la Ve République, avant de me tourner vers Richelieu dont j’ai édité le Testament politique, et de lui consacrer l’an dernier une biographie plus importante.

De manière plus générale, je m’interroge depuis longtemps sur le déficit d’intérêt que l’on constate en général, de manière plus surprenante encore « à droite », pour l’histoire de l’État. On s’est en effet longtemps satisfait d’une lecture « maurrassienne » qui, quel que soit son grand intérêt, manifeste aujourd’hui d’évidentes limites. C’est dans le même esprit que je travaille sur le projet d’une biographie de Philippe Seguin, qui avait incontestablement un sens aigu de l’État, combiné avec la passion de la France et de son destin.

NRH : Outre votre toute récente biographie de Richelieu, vous avez réédité en 2011 son Testament politique (Perrin) et publié, en 2007, Richelieu, la puissance de gouverner (Michalon). Quelle est l’origine de votre intérêt pour « l’homme rouge » cher à Roland Mousnier et comment interpréter « L’aigle et la colombe », le sous-titre de votre dernier ouvrage ?

AT : L’aigle et la colombe n’évoquent pas l’opposition entre la guerre et la paix comme certains ont pu le penser. Ces deux termes font référence à saint Jean et à saint Augustin et, plus précisément, au premier sermon que Richelieu, jeune évêque de Luçon, prononce à vingt-trois ans à l’occasion de la fête de la Nativité. Il cite en ouverture saint Augustin, qui distingue les aigles (les « élites », les savants, les favorisés) et les colombes (les gens simples, ceux du peuple). Il faut, pour s’adresser à eux, le faire de manière différente et prêcher l’évangile en étant compris de tous. Mais il faut s’adresser à tous, car les élites ont des devoirs essentiels qui s’imposent à elles. Dans le droit fil de ses préoccupations pastorales, c’est aussi une politique que définit déjà le jeune évêque.

NRH : Que peut-on dire, justement, de la religion de Richelieu ?

AT : Il est établi désormais qu’il a été un évêque sérieux et appliqué, soucieux de mettre en œuvre dans son diocèse la Réforme catholique. Mais la plupart des historiens considèrent qu’il a repris l’évêché familial parce que son frère aîné avait fait le choix de prendre l’habit des chartreux. Richelieu n’aurait été en fait qu’un ambitieux devenu prélat, certes un bon prélat, mais par hasard…

Je suis convaincu pour ma part qu’il était animé par une authentique vocation religieuse. Son arrivée au pouvoir sera ensuite davantage liée aux circonstances qu’à la mise en œuvre d’une ambition personnelle si construite. Il faut aussi se garder de tout anachronisme et ne pas imaginer les hommes de foi du XVIIe siècle sur le modèle du haut clergé d’aujourd’hui, parfois attaché à une conception exclusivement compassionnelle, voire lénifiante, de la religion. La foi peut être chose âpre et même la sainteté ne se confond pas toujours avec la tendresse.

NRH : On a mis en avant la fortune de Richelieu pour contester son désintéressement au service de l’État royal. Quel est votre avis sur ce point ?

AT : Vous faites allusion à l’ouvrage très érudit de Joseph Bergin Pouvoir et fortune de Richelieu (Robert Laffont, 1987) mais il est certain que, sur ce terrain, Richelieu n’est pas Mazarin et qu’il faut replacer les choses dans leur contexte. Le but de Richelieu n’est pas d’accumuler des richesses pour lui-même. Quand il entreprend le vaste projet architectural de la ville et du château de Richelieu, quand il fait construire la chapelle de la Sorbonne, il entend affirmer une puissance symbolique au service de l’État, et surtout de la foi. Son séjour à Rome, alors qu’il est jeune évêque, l’a convaincu que la richesse artistique témoigne de la présence de Dieu et concourt à la conversion des âmes. Il savait qu’il ne vivrait jamais à Richelieu, dont il voulait faire le point de départ d’une reconquête religieuse confiée à saint Vincent de Paul.

NRH : Mais ce fervent chrétien ne s’est-il pas opposé au parti dévot qui s’inscrit à l’époque dans le brillant renouveau catholique qui voit l’affirmation du « Grand Siècle des âmes » ?

AT : Il voit dans le parti dévot un parti pro-espagnol qu’il distingue bien des intérêts de l’Église et de la foi. Il entreprend ainsi de convaincre Urbain VIII – le pape Barberini qui occupe le trône pontifical de 1623 à 1644 – de séparer la cause de l’Église catholique de celle de l’Espagne dans laquelle il voit l’ennemie principale de la monarchie française. On lui a reproché, au cours de la guerre de Trente Ans, ses alliances avec des princes protestants mais il prenait soin d’obtenir en contrepartie la prise en compte des intérêts des populations catholiques.

NRH : Comment analysez-vous la journée des Dupes des 10-11 novembre 1630 ?

AT : J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une « pièce préparée ». Depuis plusieurs années, Richelieu a su gagner la confiance du roi et le préparer à ce type de circonstances. Louis XIII a subi de sa mère, Marie de Médicis, une énorme pression, il a peut-être hésité mais, au final, il a renouvelé sa confiance à Richelieu et le parti de la reine mère a été écarté.

NRH : On a beaucoup écrit ces dernières années à propos du « devoir de révolte » ou des «  conjurateurs », à propos de ces nobles rebelles hostiles au cardinal-ministre. Comment relisez-vous cet affrontement ?

AT : Richelieu a voulu assurer la prééminence absolue de l’intérêt public sur les intérêts privés. La noblesse était légitimement attachée aux valeurs d’honneur et de fidélité mais la fréquence des duels était inacceptable pour le pouvoir politique, soucieux de s’assurer le monopole de la violence. Contre les morales privées, il fallait imposer un code donnant la priorité au service de l’État royal. Le sang des nobles, contrepartie de leurs privilèges, ne devait couler que pour le bien public.

Dans ce combat, il reçoit l’appui du clergé dont l’Assemblée réunie en 1625 adjure le roi de « renverser les autels de la mansuétude » envers ceux qui, par le duel, défient Dieu et l’État. Il faut préciser qu’en 18 ans de pouvoir Richelieu n’a fait procéder qu’à vingt-huit exécutions de conjurateurs, de Chalais à Cinq-Mars en passant par Montmorency et ce, uniquement pour des crimes très graves.

NRH : Dans un ouvrage récent, Jean-Marie Constant, grand spécialiste de l’histoire de la noblesse a semblé « réhabiliter » Gaston d’Orléans (1). Comment voyez-vous le frère du roi et cette relecture vous paraît-elle justifiée ?

AT : Louis XIII, n’ayant, pendant longtemps, pas de descendant, Gaston d’Orléans peut compter sur sa mère et sur une clientèle nobiliaire hostile à Richelieu pour faire valoir d’éventuelles prétentions. Mais, à la différence de Jean-Marie Constant, je suis sceptique quant au fait que le frère de Louis XIII aurait été porteur d’un vrai projet politique alternatif, une sorte de « gouvernance » avant la lettre.

Richelieu n’est pas hostile à la noblesse dont il considère que les privilèges sont justifiés, à condition toutefois que le service du public en soit le prix. Il institue même – à Richelieu, en 1641 – une académie destinée à former les jeunes nobles aux charges de l’État. Tout cela s’inscrit dans la volonté du souverain et de son ministre de reconstruire l’unité religieuse mais aussi politique du royaume et le Traité de la perfection du chrétien est le pendant du Testament politique. Pour le cardinal-ministre, la première qualité du chrétien est la charité qui s’exerce dans la famille, dans la paroisse, puis dans le «  cercle des aigles » au service du roi. Aimer, c’est d’abord être utile aux autres, à tous les étages de la société : l’affirmation de l’État a une origine et une légitimité religieuses.

NRH : Votre dernier chapitre est intitulé « Régner après la mort ». Pourquoi ce titre ?

AT : Comme l’affirme l’Espagnol Luis Velez de Guevara au début du XVIIe siècle, le pouvoir n’a de sens que s’il s’inscrit dans la durée et Richelieu se préoccupe très tôt de cette question. Dans les Principaux points de la foi catholique qu’il expose en 1617 dans le cadre d’une controverse avec les protestants, il revient sur le sacrifice de l’Eucharistie par lequel le prêtre renouvelle les bienfaits du sacrifice de la Croix. Comme la puissance de sacrifier, la « puissance de gouverner » est une énergie presque miraculeuse. Le pouvoir n’est pas le fruit d’un équilibre, il est investi d’une véritable sacralité, ce dont les Français demeurent plus ou moins nostalgiques.

Le général De Gaulle l’a bien perçu, lui qui a fait de l’élection du président de la République au suffrage universel une sorte d’onction laïque contribuant à protéger la fonction. Après lui, quand François Mitterrand dira « croire aux forces de l’esprit », peut-être pensera-t-il, en réalité, au caractère spécifique d’un pouvoir inscrit, sous des formes diverses, dans la longue durée de notre histoire.

NRH : Cette conception de la sacralité du pouvoir politique surprend chez un admirateur de Louis-Philippe que l’on aurait plutôt attendu en « légitimiste » ?

AT : Louis-Philippe n’est pas le roi de pacotille qu’une vision caricaturale a voulu présenter. Il est porteur d’une vision réparatrice de l’histoire. Alors que les ultras de la Restauration ont échoué dans leur volonté d’inverser le cours du temps, il a cherché la synthèse entre l’héritage du passé et le legs de la Révolution et de l’Empire. C’est lui qui restaure Versailles, dont il fait l’expression artistique et historique du récit national. Maurras et Bainville eux-mêmes l’admiraient.

Dès 1790, Rivarol conseillait à Louis XVI de s’appuyer sur le peuple, de tenter une synthèse sociale. On peut, en ce sens, regretter que Louis- Philippe n’ait pas élargi assez tôt le suffrage censitaire. Avec lui cependant, l’héritage de la monarchie survit dans ce qu’il a de plus positif, à travers la permanence de l’État et de l’administration.

NRH : Vous avez aussi consacré un livre aux enfants de Louis-Philippe.

AT : Je me suis intéressé à la manière dont on a voulu former des princes au XIXe siècle, pour refonder une monarchie durable adaptée à la société nouvelle. Louis-Philippe avait connu l’expérience de la Révolution et était conscient de la fragilité de son régime. Il fut très attentif à l’éducation de ses descendants pour les préparer au mieux à affronter les responsabilités du pouvoir.

NRH : Vous-vous êtes également intéressé à Lyautey, officier monarchiste porteur d’une vision originale en matière coloniale.

AT : Enfant, j’étais fasciné par un portrait de Lyautey présent chez mon grand-père. J’ai ensuite découvert chez lui un attachement aux traditions combiné avec un solide anticonformisme. À propos de son rôle au Maroc, sa démarche paraît tout à fait originale au regard de ce qu’a été l’expansion coloniale française en d’autres territoires. Il va renforcer et établir solidement la monarchie chérifienne et faire le choix du respect des différences.

Il était alors agnostique mais, vis-à-vis des Marocains, dont il respectait ostensiblement la religion, il ne manquait jamais d’affirmer son catholicisme et de s’inscrire dans sa propre tradition : pour être respecté des autres cultures, disait-il, il faut les respecter, mais aussi se respecter soi-même…

NRH : Quels sont les traits qui vous ont séduit chez Charles Péguy, redécouvert ces vingt dernières années, d’Alain Finkielkraut à Rémi Soulié, même si Bernard-Henri Lévy en fait l’une des incarnations de «  l’idéologie française » qu’il rejette avec horreur ?

AT : Péguy ne réduit pas la France à un régime donné. Pour lui, «  la République, c’est notre royaume de France » Dans l’histoire de France, il prend tout. De même que Barrès préfère Robespierre et les soldats de l’an II aux émigrés, il considère que l’Incorruptible est plus héros que Louis XVI. Péguy a également été prophète en annonçant l’avènement du culte de l’argent, la disparition du goût du risque ou la médiocrité générale que nous connaissons aujourd’hui… D’où l’importance qu’il accordait à ses chers « hussards noirs » qui ont magnifiquement réussi, pendant quatre générations, dans leur mission d’instruction du peuple.
Socialiste dans sa jeunesse, il s’affirme ensuite attaché à l’ordre républicain (on le verra admirer Waldeck-Rousseau) car seul l’ordre crée la liberté alors que le désordre ne peut engendrer que la servitude.

Ce dreyfusard ardent se reconnaît enfin, sans nulle contradiction, dans l’armée, et l’officier de réserve d’infanterie sera, le 5 septembre 1914, à Villeroy, « couché dessus le sol à la face de Dieu ». Par-delà les siècles, il établit une étonnante continuité avec Jeanne d’Arc, la sainte de la patrie, dont il a su si bien saisir l’épopée et la portée du sacrifice.

NRH : Dans une tribune du Figaro publié en mai 2014, vous affirmiez curieusement que « le coup d’État est le dernier mot du politique ». Qu’entendiez-vous par là ?

AT : Je pense non au coup d’État moderne, mais au «  coup de majesté » de l’Ancien Régime, à ces coups d’audace ou de surprise légaux qui forment une claire affirmation de l’autorité telle qu’elle a pu s’exprimer en diverses circonstances à l’époque du général De Gaulle, quand il impose par exemple, contre toute la classe politique, réunie dans le Cartel du non, l’élection du président au suffrage universel. C’est en ce sens que François Mitterrand, alors dans l’opposition peut parler en 1964 de «  coup d’État permanent » à propos d’une pratique du pouvoir dont il s’accommodera pourtant très bien une vingtaine d’années plus tard.

NRH : Quel est votre sentiment à propos de la énième réforme du collège qui nous est proposée aujourd’hui ?

AT : La crise profonde de notre système d’enseignement vient de très loin. La capacité de résilience du système aux réformes souvent aberrantes qui lui ont été imposées depuis maintenant quarante ans (la réforme Haby instituant le collège unique date de 1975) est maintenant à bout, la méritocratie est atteinte et seules les familles bénéficiant des privilèges de la culture et de l’argent seront en mesure d’orienter leurs enfants et de leur assurer une formation convenable. Au nom de la lutte pour l’égalité, on aboutit souvent au résultat exactement inverse de celui qui était visé. La régression de la culture historique est particulièrement préoccupante.

Il est urgent de réhabiliter le « récit national ». Une nation, une démocratie, c’est une unité de destin dans l’universel et le rejet de toute conscience historique ne peut que préparer son effacement. Pas de citoyen libre sans conscience historique claire. Et pas d’intégration sociale possible, si on ne propose pas un modèle auquel on puisse, auquel on veuille s’intégrer. Le combat pour l’histoire est vital pour la démocratie. La politique, c’est, comme le disait Richelieu, l’histoire que l’on fait et celle qu’en même temps l’on raconte.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Notes

  1. Jean-Marie Constant, Gaston d’Orléans. Prince de la liberté, Perrin, 2013.

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Professeur émérite à l’Université du Maine, président des Historiens modernistes des universités de France, Jean-Marie Constant est spécialiste du XVIIe siècle. Une époque qui aurait pu voir s'épanouir une toute autre histoire de France...]]>
Entretien avec Jean-Marie Constant
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°38, septembre-octobre 2008. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Professeur émérite à l’université du Maine, président des Historiens modernistes des universités de France, Jean-Marie Constant est spécialiste du XVIIe siècle. Une époque qui aurait pu voir s’épanouir une toute autre histoire de France…

La Nouvelle Revue d’Histoire : Vous êtes un spécialiste reconnu du XVIIe siècle, auteur de plusieurs ouvrages majeurs sur les Guise, la Ligue, et récemment d’une remarquable synthèse, La Folle Liberté des baroques. Quelle fut l’origine de votre vocation d’historien ?

Jean-Marie Constant : C’est une passion. J’ai toujours adoré l’histoire, mais aussi la littérature. Quand j’ai entrepris mes études à la Sorbonne, j’ai hésité entre l’histoire et les lettres. J’ai suivi un cours d’histoire moderne et contemporaine qui pouvait servir aussi bien pour la licence de lettres que pour celle d’histoire, me disant que je choisirais plus tard. Finalement, j’ai choisi l’histoire. Mais, je n’ai jamais négligé les questions littéraires dont j’ai fait usage ultérieurement pour mon doctorat d’histoire et jusqu’à mes travaux les plus récents.

NRH : Vos parents ont-ils eu une influence sur le cours de vos études ?

JMC : Non, pas du tout. Je suis issu d’une famille très modeste. Mon père est mort à la guerre en septembre 1944, et ma mère, veuve de guerre, m’a élevé seule. J’ai fait toutes mes études en étant pupille de la nation et boursier de la République. Mon milieu familial ne comptait pas d’intellectuels, il était composé d’artisans vivant à la campagne. Cependant, ma mère était curieuse et aimait beaucoup lire.

NRH : Vous avez donc poursuivi vos études à la Sorbonne. Parmi vos maîtres, quels sont ceux qui vous ont le plus particulièrement marqué ?

JMC : Je dois beaucoup à mon directeur de thèse, Roland Mousnier, dont j’ai suivi le séminaire dix ans. Il m’a beaucoup influencé. Parallèlement, je participais au séminaire de Denis Richet, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). J’ai donc profité de deux éclairages. Avec Roland Mousnier, dont j’ai été l’assistant à la Sorbonne pendant près de dix ans, j’ai bénéficié d’un enseignement d’histoire moderne avec une initiation à la sociologie et à l’histoire sociale. En même temps j’allais à l’École des hautes études en sciences sociales, où j’ai connu la « nouvelle histoire », celle de l’école des Annales. J’ai également été influencé par Pierre Chaunu dont j’ai suivi le séminaire de recherche à la Sorbonne. Lui aussi, élève de Lucien Febvre et de Fernand Braudel, sortait de l’école des Annales. J’ai donc été marqué par l’histoire enseignée à la Sorbonne dans les années 1970, tout en ayant d’autres approches, notamment celles de l’EHESS.

NRH : Sur quel sujet portait votre thèse d’État, soutenue en 1978 ?

JMC : Le sujet était : Nobles et paysans beaucerons aux XVIe et XVIIe siècles. Comme j’étais très influencé par les travaux de l’EHESS, je souhaitais, à la suite de Pierre Goubert et d’Emmanuel Le Roy Ladurie, faire une thèse agraire, sujet à la mode dans les années 1960. Mais, en réfléchissant, j’ai craint de recommencer ce qui avait déjà été fait. J’ai eu la chance de trouver une documentation nouvelle sur la petite noblesse de campagne et, à la Bibliothèque nationale, des cahiers de doléances paysans du baillage de Chartres, originaux de 1576. Je m’orientais désormais vers une histoire anthropologique, qui comparait les structures nobiliaires et paysannes.

NRH : Qu’avez-vous appris sur ces paysans ?

JMC : J’ai constaté que les paysans de Beauce, à la fin du XVIe siècle, étaient très au fait des questions politiques et religieuses du moment. Ils protestaient, par exemple, contre la présence excessive des femmes en politique et des Italiens proches du pouvoir (allusion à Catherine de Médicis, femme et Florentine,NDLR).

NRH : Savaient-ils lire ?

JMC : Certains lisaient. Lorsque j’ai effectué des analyses de l’alphabétisation à partir des signatures, j’ai pu constater que beaucoup de laboureurs beaucerons signaient de leur nom. Ils étaient des notables de village. Cela ne signifie pas qu’ils lisaient tous couramment, mais beaucoup devaient le faire. J’ai trouvé vers 1550, dans des inventaires après décès, la mention de fils de laboureurs beaucerons ayant étudié à l’université de Paris. Les notables paysans étaient facilement au courant des affaires de la capitale. Peut-être même lisaient-ils, lors des veillées, des pamphlets apportés par les colporteurs. Certains d’entre eux, qui se déplaçaient en ville pour vendre leurs grains, rapportaient ce qu’ils avaient vu ou entendu, à Paris, à Orléans, à Chartres ou à Blois.

NRH : Vous vous êtes également intéressé à la petite noblesse des campagnes.

JMC : En 1978, j’ai soutenu en Sorbonne la première thèse consacrée aux petits gentilshommes de campagne du XVIe siècle, à partir de l’exemple de la Beauce. Cette petite noblesse était moquée et raillée par la littérature. Montfleury, à l’époque de Louis XIV, s’était amusé à dépeindre dans une pièce satirique les amours d’un gentilhomme de campagne fiancé à une Célimène coquette et dispendieuse. Ce hobereau aisé, qui n’avait qu’un souhait, rester vivre à la campagne parmi ses dindons, était horrifié par la vie de cour. Cette pièce réaliste, mais écrite hélas ! sans le génie de Molière, révélait le mode de vie d’une certaine noblesse rurale attachée à une vie simple. J’ai travaillé sur les structures sociales de la noblesse en m’inspirant des travaux des historiens anglais, notamment Lawrence Stone.

NRH : Quelles étaient les caractéristiques de cette noblesse française du XVIe siècle ?

JMC : Elle était particulièrement ouverte et accessible. J’ai souvent dit à mes étudiants que l’on entrait dans la noblesse française du XVIe siècle comme dans un moulin. On en sortait aussi très rapidement. Après la guerre de Cent Ans, seulement 20 % de la noblesse pouvaient s’enorgueillir d’ancêtres nobles sur plus de cent ans. À la fin du XVe et au début du XVIe siècle, le renouvellement de cette gentilhommerie a été considérable. Je disais en plaisantant que, vers 1550, derrière chaque buisson de Beauce, on pouvait trouver un gentilhomme.

NRH : Cela signifie-t-il que l’on passait aisément de la condition de laboureur à celle de noble ? Quelles étaient les procédures d’accession à la noblesse ?

JMC : Il existait les voies classiques de l’anoblissement comme le service du roi et celui des armes. Mais l’agrégation par la terre a joué un rôle jusqu’ici insoupçonné. Des paysans, ou d’autres, partaient pour les guerres d’Italie et s’enrichissaient par le pillage. À leur retour, ils achetaient une terre, s’installaient en se donnant un nom noble, celui de leur seigneurie. Il existe aussi des cas où des laboureurs riches, n’ayant jamais été à la guerre, s’anoblissaient d’eux-mêmes et prenaient le nom de leur terre, entrant ainsi dans la noblesse. Comme il existait peu de contrôles, à l’époque, cela ne soulevait pas d’opposition particulière. Je ne dis pas qu’il en était ainsi dans toutes les provinces. Ce modèle est valable pour le Bassin parisien et s’explique par le caractère particulier des coutumes de Paris, d’Orléans et de Chartres, qui étaient d’une grande souplesse. Je me suis rendu compte que, dans l’Ouest, ce n’était pas du tout le cas.

NRH : Les grands du royaume ne faisaient-ils pas obstacle à ces nouveaux venus ?

JMC : Nullement. L’anoblissement se réalisant sur trois ou quatre générations (un siècle), l’intégration se faisait progressivement. De même, des notables urbains achetaient des terres et s’anoblissaient de la même façon. On peut dire de façon un peu irrévérencieuse, que c’est le même phénomène de vieillissement que celui du vin qui se bonifie avec le temps. Il faut comprendre aussi que les conditions de vie matérielle des laboureurs aisés et des gentilshommes campagnards, en Beauce, étaient assez proches. Henri III se plaignait d’ailleurs amèrement que les gentilshommes de la Beauce préfèrent piquer l’avoine plutôt que le suivre à la guerre.

NRH : Il s’agissait en quelque sorte de gentlemen farmers avant la lettre.

JMC : En effet. La plupart dirigeaient eux-mêmes leurs exploitations et leurs fermes, comme les laboureurs, et se comportaient comme des chefs d’entreprise.

NRH : Vous avez consacré une large part de vos travaux aux guerres de Religion. Parmi la noblesse française de cette époque, quelle était la proportion de protestants ?

JMC : Dans la région de Châteaudun, 40 % des gentilshommes étaient protestants. Dans l’ensemble de la Beauce, ils étaient 25 %. Ailleurs, la variation va de moins de 1 % à près de 60 %. Faute de sources, on n’a peu d’information pour beaucoup de provinces.

NRH : Quel était le rôle des pasteurs protestants, des prêtres catholiques et des nobles dans les villages ?

JMC : Ils jouaient un rôle politique et moral important, ce que confirment les cahiers de doléances. Ils avaient un grand sens de la liberté. Au sein de la noblesse campagnarde et militaire, j’ai été frappé par le nombre de jeunes gens qui refusaient le choix du père et se mariaient librement. Cette situation est très différente de celle de la noblesse de robe du XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, sur le plan administratif et militaire, le noble était l’intermédiaire naturel entre le roi et la population, comme en Angleterre. À partir de Louis XIV, l’administration royale exerça son pouvoir par le biais des intendants et la noblesse vit son rôle diminuer progressivement.

NRH : Vous insistez de façon très intéressante sur l’influence protestante dans la naissance d’une pensée prédémocratique.

JMC : L’Église catholique était organisée de façon hiérarchique. Dans le calvinisme à la française, à la base, il y avait des consistoires, des assemblées réunissant les anciens, qui choisissaient eux-mêmes le pasteur. Même si cela ne ressemble pas à la démocratie d’aujourd’hui, les institutions protestantes sont électives et elles sont beaucoup moins soumises à un pouvoir hiérarchique. Ce type d’organisation a façonné les partis protestants pendant les guerres de Religion. Jeannine Garrisson a bien montré que le cœur de l’organisation protestante était la ville représentée par ses notables, qui ne s’en laissaient pas conter par la noblesse.

NRH : La situation que vous décrivez n’est-elle pas assez proche de celle de l’aristocratie anglaise ?

JMC : Effectivement, j’ai fait cette comparaison dans une étude entre la petite noblesse française de campagne et la gentry anglaise.

NRH : La noblesse anglaise n’a jamais perdu le contact avec les populations rurales, contrairement à la noblesse française qui, progressivement, va s’en éloigner.

JMC : C’est exact. Cette différence est certainement due à la création en France d’un État administratif, alors qu’en Angleterre l’évolution moderne ne s’est pas faite de la même manière.

NRH : La modernité anglaise n’a pas pris le même chemin que la française. Pourtant, on ne peut pas dire que l’Angleterre n’ait pas été moderne.

JMC : Loin de là. Les Anglais étaient en effet très modernes en toutes choses, mais les nobles n’ont jamais abdiqué leurs fonctions coutumières. Ils continuaient de jouer un rôle local essentiel. Ils administraient, étaient juges de paix, levaient les impôts. La gentry était une classe politique présente à la Chambre des communes. L’aîné siégeait le plus souvent à la Chambre des lords et le cadet aux Communes.

En France, il n’y avait l’équivalent ni des Communes ni des Lords, mais une administration royale qui, à partir de Richelieu, devint de plus en plus envahissante. Ce furnt dès lors les agents du roi qui exercèrent le pouvoir. Se méfiant de la noblesse, le roi souhaitait en effet limiter ses pouvoirs.

NRH : Vous décrivez une noblesse française libre et frondeuse à l’époque du baroque, fin XVIe, début XVIIe. Au même moment, la noblesse anglaise connaît-elle de semblables aspirations ?

JMC : En Angleterre, à l’époque d’Henri VIII et d’Élisabeth Ire, il y eut des mouvements de révolte. Par la suite, eut lieu la première révolution anglaise, conduite par la noblesse protestante et les villes. Son leader, Cromwell, était un parfait représentant de la gentry. À la lecture de certains portraits dressés par les témoins de son temps, j’ai souvent eu l’impression de retrouver un gentilhomme français du XVIe siècle. Cromwell s’adressait aux Communes de la même façon, l���épée au côté, habillé grossièrement par son tailleur de village. En France, c’est un monde identique jusqu’en 1661. Cette année-là est une vraie coupure. La France bascule peu à peu, dans une autre société, avec l’accession au pouvoir du jeune Louis XIV.

NRH : Dans son livre La Naissance dramatique de l’absolutisme (1), Yves-Marie Bercé note que cette évolution aurait pu ne pas se faire.

JMC : Je partage totalement ce point de vue. Si la France n’a pas évolué vers une monarchie tempérée par des pouvoirs intermédiaires ou des assemblées, c’est que s’est imposée progressivement l’idée que tout le pouvoir relevait du roi. En 1614, dernière convocation des états généraux, une limitation du pouvoir royal aurait pu être imposée. Mais les trois ordres ne purent s’accorder, révélant leurs divergences et leur impuissance.

NRH : Dans votre récent ouvrage, La Folle Liberté des baroques, vous étudiez les révoltes nobiliaires contre la centralisation accentuée du pouvoir royal sous Mazarin et Richelieu. Parmi les nombreux exemples que vous analysez, duels ou levées d’armes, il en est un que vous avez emprunté à la littérature, le Don Juan de Molière. Pourquoi ?

JMC : Le Don Juan de Molière est, à bien des égards, l’expression du refus des règles nouvelles imposées par l’État et contraires à la culture nobiliaire traditionnelle. Le personnage de don Juan incarne le type du grand seigneur, insoumis aux lois comme aux règles de la société civile. Il pousse la liberté individuelle jusqu’à l’extrême. Quand on l’étudie, on doit accepter d’autres analyses que celles qui sont étroitement littéraires, en y voyant aussi un document d’histoire et d’anthropologie.

NRH : Dans votre livre, vous proposez une interprétation politique inhabituelle de l’Astrée, le célèbre roman d’Honoré d’Urfé. Comment en êtes-vous venu à cette lecture originale ?

JMC : J’ai lu l’Astrée avec un œil historique, politique et anthropologique. On trouve en effet dans ce roman la manifestation du désir d’un pouvoir de proximité. Ce roman fut l’un des grands succès littéraires du XVIIe siècle, pour des raisons littéraires et psychologiques. Je pense aussi que c’est pour des raisons politiques masquées.

Dans l’Astrée, la reine exerce une autorité fort légère et les femmes se succèdent dans un système matrilinéaire. L’organisation décrite est un modèle rêvé par les gens de cette époque. Il ne faut pas oublier qu’Honoré d’Urfé a été ligueur. Or, les ligueurs avaient repris à leur compte le type d’organisation fédérale et décentralisée des protestants.

Si l’on ajoute protestants et ligueurs, on s’aperçoit que le pourcentage de la population française qui aspire à ce type de gouvernement est majoritaire. D’où, d’ailleurs, la difficulté pour Henri IV de s’imposer.

NRH : Vous montrez que l’Histoire, loin d’être linéaire, est faite d’évolutions multiples et inattendues.

JMC : Personnellement, je suis plus intéressé par une lecture anthropologique de l’Histoire que par une lecture idéologique. J’ai toujours essayé d’analyser les phénomènes historiques du point de vue de leurs structures, y compris celles des changements, des évolutions et des transformations. C’est pour cela que mes époques favorites d’étude sont les guerres de Religion, l’époque baroque et la Fronde, grandes périodes de mutation.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

Notes

  1. Yves-Marie Bercé, La Naissance dramatique de l’absolutisme, 1598-1661, Le Seuil, « Points Histoire », 1992.

Repères biographiques

Jean-Marie Constant

Historien, spécialiste du XVIIe siècle, professeur émérite à l’université du Maine, Jean-Marie Constant est président des Historiens modernistes des universités de France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Les Guise (Hachette, 1984), La Noblesse française aux XVIe et XVIIe siècles (Hachette Littérature, 1994), La Ligue (Fayard, 1996), La Naissance des États modernes (Belin, 2000), Les Français pendant les guerres de Religion (Hachette, 2002), La Noblesse en liberté (PU de Rennes, 2004) et La Folle Liberté des baroques, 1600-1661 (Perrin, 2007).

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Entretien avec Yves-Marie Bercé https://www.la-nrh.fr/2007/05/entretien-avec-yves-marie-berce/ https://www.la-nrh.fr/2007/05/entretien-avec-yves-marie-berce/#respond Wed, 02 May 2007 20:50:04 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=206 Entretien avec Yves-Marie Bercé
Chartiste, membre de l'Institut, spécialiste des révoltes populaires de l'époque moderne et de l'avènement de l'absolutisme, Yves-Marie Bercé nous rappelle que "l’histoire est la mère de toutes les sciences humaines".]]>
Entretien avec Yves-Marie Bercé
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°30, mai-juin 2007. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Chartiste, membre de l’Institut, spécialiste des révoltes populaires de l’époque moderne et de l’avènement de l’absolutisme, Yves-Marie Bercé nous rappelle que “l’histoire est la mère de toutes les sciences humaines”.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Votre famille a-t-elle joué un rôle dans la naissance de votre vocation d’historien ?

Yves-Marie Bercé : Oui, certainement. Ma mère était passionnée d’histoire et les contes qu’elle en tirait me faisaient rêver. Vers l’âge de dix-douze ans, je dévorais des fictions historiques, notamment des romans de cape et d’épée. Ce sont eux qui ont arrêté mon choix sur les siècles dits modernes. Je me souviens encore de mon enchantement à la lecture des romans de Paul Féval ou d’Amédée Achard.

NRH : Après vos études secondaires comment et pourquoi vous êtes-vous orienté vers l’École nationale des chartes ?

YMB : Il se trouve que des professeurs du lycée Pierre-Loti de Rochefort-sur-Mer, où j’ai fait mon cursus secondaire, connaissaient de réputation cette école savante. Comme j’étais bon en histoire, et que je recevais chaque année le prix du meilleur élève en cette matière offert par La Ligue maritime et coloniale, ils m’ont incité à préparer le concours d’entrée de l’École des chartes. Pendant deux ans, je fus donc interne au lycée Henri IV avant d’être effectivement reçu d’emblée à ce concours en 1955.

NRH : Pendant vos études universitaires, certains professeurs ont-ils joué un rôle particulier dans votre formation et vos orientations futures ?

YMB : À la fin des années cinquante, lors de mes études à l’École des chartes, j’ai suivi le séminaire de Pierre Goubert dont les travaux me fascinaient. C’était l’époque où il explorait l’histoire économique et sociale du XVIIe siècle et surtout l’histoire de la population. Goubert fut le premier à évoquer devant moi les problèmes de la démographie historique. Grâce à lui, je comprenais que l’historien pouvait s’évader des récits des événements politiques ou militaires et avoir prise sur des phénomènes que l’on pourrait presque qualifier de biologiques. Nous accédions ainsi à des faits comme l’âge moyen du mariage, les variations de l’espérance de vie, les âges des maternités, la fécondité, la chasteté ou la stérilité. Jamais je n’aurais pu imaginer, avant d’écouter Pierre Goubert, que de tels thèmes pouvaient être étudiés à travers les époques et que c’étaient les historiens qui pouvaient donner les réponses statistiques.

NRH : En dehors de Pierre Goubert, d’autres professeurs vous ont-ils marqué ?

YMB : Oui, en premier lieu Roland Mousnier, dont j’ai suivi le séminaire à la Sorbonne. J’y ai énormément appris, notamment dans le domaine de la recherche socio-institutionnelle, je veux dire celui des liens qui peuvent exister entre les idées et les institutions, les institutions influençant à leur tour les comportements des individus et la pratique venant enfin transformer le jeu de l’institution. Mousnier m’a initié à ces perspectives et m’a transmis des règles de méthode et de discipline. Il était exigeant et critique avec ses disciples, bien qu’à vrai dire il ait été toujours bienveillant à mon égard. Il sut véritablement créer autour de lui une école de pensée.

NRH : Dans quelles circonstances avez-vous entrepris votre thèse de doctorat ?

YMB : Au début des années soixante, après le diplôme de l’École des chartes, j’ai eu la chance de bénéficier d’un séjour de deux ans à l’École française de Rome. Il me fallut ensuite accomplir un service militaire assez long en Algérie, exactement en Oranie et dans les hauts plateaux. À la fin de mon temps, je fus nommé en 1963 conservateur aux Archives nationales, au service des renseignements. C’est à ce moment que j’ai pris la décision d’entreprendre une thèse sur les soulèvements populaires au XVIIe siècle, dans le sud-ouest de la France. Je ressentais le besoin de sortir de l’histoire événementielle et positiviste que l’on nous avait enseignée. Tout en respectant ces démarches, je souhaitais découvrir d’autres champs intellectuels dans le domaine des sciences humaines.

NRH : En quoi ces nouveaux champs d’étude ont-ils modifié votre regard historique ?

YMB : À partir d’un premier timide regard sur la démographie historique, je suis passé de l’histoire traditionnelle à la lecture de la sociologie, de la psychologie ou de l’anthropologie, tout en sachant qu’il s’agit toujours d’une seule et même discipline. Du moins, l’ai-je de mieux en mieux compris avec les années. Entre l’histoire et l’anthropologie, il n’y a pas de barrière. S’il y en a, elles ne sont que corporatistes.

En fait, c’est l’histoire qui est la mère de toutes les sciences humaines et toutes les autres disciplines sont des auxiliaires de l’histoire, elles ne servent qu’à mieux la comprendre. Le terme de science auxiliaire est habituellement employé pour la diplomatique, la paléographie et l’épigraphie qui sont des connaissances pratiques servant à faire avancer la recherche. Je pense que c’est de la même façon qu’il faut envisager toutes les sciences humaines.

NRH : Certains auteurs ont-ils contribué à votre interprétation nouvelle des sciences humaines ?

YMB : J’ai découvert quelques-uns de ces horizons nouveaux grâce au livre d’un historien dont je ne partageais pas les opinions politiques, mais dont je trouvais stimulants tous les travaux, c’est Robert Mandrou. Son Introduction à la France moderne (1560-1640) portait sur la manière dont on se comportait aux XVIe et XVIIe siècles, examinant aussi bien la parole, les gestes, les costumes ou les regards sur le monde. J’ai lu ce livre alors que j’étais en Algérie dans le Djebel Amour. Pendant les heures où je n’étais pas de garde, je me plongeais dans cet ouvrage qui me paraissait pionnier tant il différait de la version chronologique classique de l’histoire.

Par la suite, une autre lecture m’a influencé, celle de La Sociologie des maladies mentales de Roger Bastide. Je trouvais sa démarche extraordinairement novatrice. On y apprenait entre autres que l’on n’était pas fou de la même manière au Japon, aux États-Unis, ou encore à différentes époques. Il montrait qu’il y a des modèles culturels selon les civilisations ou les époques, qu’ils engendrent des normes et des attitudes et que les vies individuelles en subissent les influences. À l’époque, on appelait cela l’histoire des mentalités. Aujourd’hui, nous disons histoire culturelle, mais il me semble que c’est la même chose.

NRH : En quoi votre thèse sur les révoltes populaires a-t-elle pris place dans cette histoire des mentalités ?

YMB : Quand j’ai commencé à travailler sur les révoltes paysannes, l’idée conventionnelle était qu’elles résultaient de la pauvreté des campagnes. Les historiens s’accordaient pour dire qu’il y avait eu un maximum de troubles et de violences politiques populaires aux XVIe et XVIIe siècles. Pourquoi ? En raison, disait-on, des crises économiques, de la montée de la misère, de la mortalité, des épidémies et des disettes. Les recherches me firent faire un premier constat, qui invalidait cette interprétation. Les dates des révoltes ne coïncidaient absolument pas avec la chronologie des crises et des maladies. De plus, l’observation enseigne que les situations d’extrême dénuement n’entraînent pas de révolte. Pourtant un automatisme de pensée associe misère et révolte, c’est le terme de « révoltes de la misère » que les manuels de Lavisse ont retenu.

En fait, il ne s’agissait pas de simples émeutes d’ordre économique, mais de réactions de communautés d’habitants se croyant menacées de perdre des biens et des droits. Ces groupes sociaux n’étaient pas misérables, ils possédaient même le modeste niveau d’aisance de biens tenants ou de gens de métier. En étudiant les révoltes populaires des siècles modernes, je devinais donc qu’elles n’étaient pas liées à une conjoncture économique précise, mais plutôt à des mouvements d’opinion, c’est-à-dire à des représentations, à l’idée que l’on se faisait d’une menace de malheur politique. La subjectivité des opinions est un fait que l’on observe tous les jours. Je m’en suis rendu compte à la fin de ma recherche, ma thèse était moins un travail d’histoire sociale, qu’une contribution à l’histoire de la pensée politique, à l’histoire des opinions et représentations populaires.

NRH : Quel fut le rôle politique des révoltes paysannes des XVIe et XVIIe siècles ?

YMB : J’avais compris que les révoltes populaires ou paysannes n’avaient eu aucune incidence sur le cours de la grande histoire scandée par les traités entre les puissances ou par la succession des trônes. Pour cette raison, elles étaient méprisées par les contemporains comme sans conséquences politiques majeures. En revanche, leur répétition, leur banalité devaient les faire regarder comme une forme d’expression sociale relativement courante dans l’ancien monde agraire. C’était un fait divers culturel et politique. Ainsi, aux XVIe et XVIIe siècles, il a bel et bien existé en France une expression politique paysanne, mais fort éloignée de la lecture marxisante de l’histoire, qui croit partout reconnaître des déterminismes économiques.

NRH : Les révoltes populaires et nobiliaires ont-elles eu une influence sur le cours des grands événements ?

YMB : Rarement si l’on s’en tient au rapport entre les États. Pourtant les grandes révoltes populaires des années 1630 aboutiront à la crise majeure de la Fronde. Celle-ci résultait de l’extension à l’ensemble de la société des mécontentements accompagnés de prises d’armes, qui s’étaient multipliés durant les décennies précédentes. Si l’on raisonne sur une très longue durée, on observe que la portée ou le sens de ces mouvements ne furent pas perçus à l’époque ni même aujourd’hui par les historiens.

L’on présente généralement la Fronde comme un accident que Mazarin et Louis XIV surent résorber, alors que ce fut une secousse politique essentielle qui aurait pu orienter le destin de la France tout à fait différemment. Ce fut une manifestation du rejet de la centralisation doctrinaire et plus ou moins brutale menée jusque-là par Richelieu et avant lui par Sully.

NRH : Dans votre livre fondamental, La Naissance dramatique de l’absolutisme, vous faites remarquer que lors des états généraux de 1614, rien n’était écrit, que l’avenir du royaume était encore ouvert et qu’il aurait pu être très différent.

YMB : Tout à fait. Il y eut entre sept et huit convocations des états généraux pendant l’époque de la Fronde, et de nombreux cahiers de doléances furent alors rédigés. Mais chaque fois, en raison de la guerre civile, de l’opposition du Parlement qui ne voulait pas avoir de concurrence institutionnelle et de l’habileté de Mazarin, ils ne furent jamais réunis. On écrit communément que 1614 marque la fin des états généraux. Ce n’est pas exact, l’institution demeura très vivante et très réclamée. Sans faire de l’histoire fiction, on peut fort bien imaginer que Louis XIV aurait pu, en 1661, quand il prit personnellement les rênes du pouvoir, réunir les états généraux. C’est ce qui avait été fait autrefois au début des règnes de Charles IX puis de Henri III dans des circonstances comparables. Mais, en raison du style de gouvernement choisi à l’époque de Louis XIV et de sa personnalité, l’évolution politique a été orientée autrement.

NRH : Dans le premier XVIIe siècle, y a-t-il eu des moments particuliers où une bifurcation aurait été possible vers une autre forme de monarchie, comme une monarchie mixte ?

YMB : Oui, constamment avant 1661. On trouve alors, de façon très vivante selon l’avis de certains juristes et selon une opinion répandue dans une grande partie de la noblesse et même dans toute la société, l’idée que le roi ne pouvait pas lever d’impôt sans l’assentiment des états généraux et aussi que ces derniers devaient être périodiquement réunis. Ce n’était pas un anachronisme.

L’Angleterre, les monarchies scandinaves et de nombreux autres royaumes européens connaissaient ce type de « monarchie mixte ». Il suffit de songer à la monarchie espagnole, dont chaque couronne avait ses assemblées d’États, représentant surtout la noblesse et les grandes villes. Depuis les guerres de Religion jusqu’au règne personnel de Louis XIV, c’est-à-dire de 1561 à 1661, cette possibilité fut vraiment en France encore ouverte et vivante.

NRH : Richelieu ou Mazarin sont souvent représentés comme des politiques aux conceptions parfaitement dessinées. Or, à l’encontre de cette idée courante, vous montrez qu’ils gouvernaient au jour le jour de façon purement empirique.

YMB : Richelieu et Mazarin ne s’intéressaient pas vraiment au gouvernement intérieur du royaume. Ce qui les motivait principalement et les passionnait, c’était la suprématie de la couronne de France en Europe. Toutes leurs énergies y étaient consacrées. Les affaires intérieures de la France étaient déléguées à des personnages beaucoup moins élevés dans la hiérarchie des pouvoirs. Sous Richelieu, au début de son ministère, c’est Marillac qui avait en charge les affaires internes du royaume.

On a l’habitude d’opposer leurs politiques de guerre ou de paix avec l’Espagne. Mais, sur le mode de gouvernement des provinces, leurs conceptions ne différaient pas. Marillac et Richelieu suivaient la même trajectoire, ils devaient leur ascension politique à la reine mère Marie de Médicis. Comme Richelieu, ou même plus encore que lui, Marillac était partisan d’une monarchie centralisée. Il représentait la version réformatrice, étatiste de la monarchie, qui s’exprimait en 1628 dans son œuvre législative, dite le code Michaud. Ce code Michaud ne sera repris qu’après 1661, durant les années de paix de Colbert. Il postulait tout un plan de réorganisation du royaume dans un sens autoritaire et centralisateur qui fut momentanément éclipsé par la conduite de la guerre de Trente Ans, mais qui sera réactualisé par la génération louis-quatorzienne.

NRH : Pour quelles raisons ?

YMB : En France, la tendance centralisatrice était très ancienne. Elle remontait à Philippe le Bel et même à Saint Louis. Il y avait une manière de raisonner constamment étatiste.

NRH : Ne peut-on dire que la régence si décriée de Marie de Médicis fut pourtant une tentative assez réussie de « monarchie mixte » ?

YMB : On accuse souvent Marie de Médicis d’avoir dilapidé l’héritage de Sully. Ce jugement est mal venu. Contre vents et marées, la veuve d’Henri IV parvint à maintenir le royaume en paix. Du fait de son statut de régente et d’étrangère, un grand nombre de princes comme Condé et Rohan jugeaient que leurs naissance et rang leur conféraient le droit de participer au Conseil et d’orienter les choix du jeune Louis XIII mineur. Détenteurs de grands domaines ou de gouvernements de provinces, se jugeant exclus du gouvernement, se croyant menacés dans leurs pouvoirs, ils pouvaient procéder à des mises en scène de leurs forces. En face de ces princes, dont les prétentions étaient légitimes et vérifiées par les ordonnances, il s’agissait pour Marie de Médicis de savoir sans cesse maintenir des équilibres.

NRH : Vous semblez dire que pour maintenir leur puissance, les princes étaient contraints à des démonstrations de force.

YMB : C’est un peu cela. Les prises d’armes des princes n’étaient pas insurrectionnelles. Elles ne visaient pas la subversion de l’État. Elles se proposaient seulement de peser sur les décisions du Conseil. Elles voulaient prouver la détermination de leurs chefs, l’ampleur de leurs clientèles, le nombre de leurs partisans et leurs forces dans le royaume. Ce jeu dangereux revenait à faire sentir leur emprise dans la société, leur capacité de mobilisation, leurs droits dans le gouvernement.

Pour comprendre le sens de ces prises d’armes, on peut les comparer dans une certaine mesure aux manifestations des syndicats d’aujourd’hui lorsqu’ils mènent une discussion difficile avec un gouvernement. C’est une manière de faire pression, sans pour autant prétendre assumer le pouvoir. Les prises d’armes de la noblesse jouaient un rôle analogue dans la France du premier XVIIe siècle.

NRH : Durant la soixantaine d’années qui séparent la victoire d’Henri IV et l’arrivée au pouvoir de Louis XIV, est-il possible de repérer un moment précis du passage à l’absolutisme ?

YMB : Ce moment est celui de l’avènement du règne personnel de Louis XIV en 1661. La possibilité d’une monarchie mixte était encore ouverte à la fin des années 1650. L’absolutisme fut un choix exceptionnel et délibéré de Louis XIV, mais aussi de toute sa génération. Cette dernière rejetait ce qu’avaient fait ses parents et grands-parents, acteurs des guerres de Religion et de la Fronde.

Tous les gens qui étaient jeunes en 1661 aspiraient à l’ordre. Le royaume de France se voyait alors doté d’un monarque légitime qui se trouvait être lui-même jeune et plein d’avenir. Ces conditions exceptionnelles permettent de mieux comprendre le ralliement d’une grande partie de l’opinion au projet politique du roi. Ce dernier était en phase avec son époque. Il était porté par les espoirs de toute une génération qui pensait comme lui.

NRH : En vous attachant au premier XVIIe siècle, vous avez étudié une période complexe où les interprétations sont multiples. Dans votre livre La Naissance dramatique de l’absolutisme, par une série de synthèses, vous parvenez à rendre intelligible une série d’événements qui le sont rarement. Alors que l’historien est submergé par une masse de faits, comment procède-t-il pour les mettre en ordre, leur donner un sens et en tirer des interprétations ?

YMB : Il faut avoir hésité sur la mention d’une bataille ou d’un édit, sur leur aptitude à exprimer une tendance historique pour mesurer le poids des faits et des individus au sein d’une époque. L’histoire politique ne se limite pas à la chronique des gouvernements, de leur succession, de leurs réussites ou mécomptes. Elle doit aussi embrasser la diversité des opinions, la réalité des institutions et pouvoirs autres qu’étatiques, les influences d’autres instances collectives, Églises, familles, cités, mais aussi les attentes, utopies, espérances, les mille manières d’échapper à l’emprise de la politique, de vivre en dehors de l’histoire officielle, de ses déterminismes et de ses conventions.

Il me paraît important de ne pas séparer les disciplines historiques et d’être attentif à ce qu’elles peuvent apporter. Il est souhaitable de ne pas être dupe des grands événements et des grands textes qui sont sacralisés a posteriori. On doit au contraire étudier comment ils ont été modelés et instrumentalisés par la suite. Le législateur élabore un texte, mais, ensuite, les magistrats qui l’utilisent le font évoluer.

On doit donc être attentif à la vie des institutions, non pas à travers leurs définitions juridiques, mais par le biais de leur évolution sociale et de leur application. L’historien sera plus fidèle à l’instant étudié s’il essaie de dessiner des futurs inachevés, les hypothèses d’autres destins envisagés par les contemporains.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

Repères biographiques

Yves-Marie Bercé

Diplômé de l’École des chartes, ancien membre de l’École française de Rome, Yves-Marie Bercé fut conservateur aux Archives nationales à partir de 1963. En 1975, il devint professeur à l’université de Limoges puis à celle de Reims. Élu à la Sorbonne (Paris IV) en 1989, il enseigna aussi comme professeur invité aux universités de Neuchâtel (Suisse) et de Minneapolis (Minnesota, États-Unis). De 1993 à 2001, il exerça la charge de directeur de l’École nationale des chartes.
Ses recherches et enseignements ont surtout porté sur l’histoire des comportements (révoltes, fêtes, institutions, imaginaire politique, etc.) aux XVIe et XVIIe siècles. Les territoires qu’il a le plus souvent étudiés sont, en France, les provinces du Sud-Ouest, et en Italie, les régions centrales, Latium, Ombrie et Marches. Il a aussi abordé l’histoire de l’environnement (maladies, paysages, etc.) du XVIe au XIXe siècle. Il travaille actuellement sur la cité sanctuaire italienne de Lorette au XVIIe siècle.
Sa thèse, Histoire des Croquants (Genève, Droz, 2 vol., 1974) a été republiée en abrégé au Seuil en 1986. Parmi une abondante bibliographie, on peut lire Le Roi caché (Fayard, 1990), Croquants et Nu-pieds (Gallimard-Folio, 1991), La Naissance dramatique de l’absolutisme (Seuil-Points, t. 3, 1992), Les Monarchies (PUF, 1997), ainsi que À la découverte des trésors cachés du XVIe siècle à nos jours (Perrin, 2004) et Fête et révolte (Hachette-Pluriel, rééd. 2006).

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Entretien avec André Corvisier https://www.la-nrh.fr/2003/07/entretien-avec-andre-corvisier/ https://www.la-nrh.fr/2003/07/entretien-avec-andre-corvisier/#respond Tue, 01 Jul 2003 10:00:05 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=144 Entretien avec André Corvisier
Avec André Corvisier, l’histoire des armées introduit à celle des sociétés, de leurs ruptures et de leurs évolutions.]]>
Entretien avec André Corvisier
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°7, juillet-août 2003. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Avec André Corvisier, l’histoire des armées introduit à celle des sociétés, de leurs ruptures et de leurs évolutions.

À deux pas de la Cité universitaire, André Corvisier me reçoit dans son bureau ensoleillé qui montre, par l’ampleur de la documentation en cours de consultation, que ni la retraite ni l’âge n’ont freiné les ardeurs du chercheur. La bibliothèque, elle aussi, porte témoignage des multiples pistes explorées au cours d’une vie dédiée à la science historique dans des dimensions nombreuses et variées, même si c’est l’historien militaire qui est aujourd’hui le plus connu du grand public. Avant même d’aborder l’itinéraire spirituel de notre auteur, je commence donc par une question qui m’intrigue.

Nouvelle Revue d’Histoire : Votre génération est née au lendemain de ce qui est sans doute la coupure la plus importante dans l’histoire de l’Europe, de la France et du peuple français.

André Corvisier : Oui, sans aucun doute. C’est peut-être de là que vient l’intérêt que j’ai porté à l’histoire militaire. Je suis né le 18 septembre 1918 et toute mon enfance s’est passée entre des anciens combattants : mon père, le voisin, le curé, le pharmacien, le docteur, tous étaient des anciens combattants.

Aussi bien par les souvenirs du côté paternel, lorrain, que par ceux du côté maternel, chartrain, je pouvais découvrir directement les problèmes les plus humains, ceux qui n’ont rien à voir avec la stratégie ni avec la tactique, celui des veuves de guerre remariées, par exemple, dont mon enfance a été en quelque sorte bercée.

NRH : Au-delà du cursus d’un très bon élève, quel a été votre cheminement vers l’histoire et plus particulièrement l’histoire militaire ?

AC : Cela a été vraiment très long ! Je suis né dans un milieu très modeste et je rends hommage à mes parents qui ont fait des sacrifices considérables pour que je puisse faire des études secondaires. Au lycée, j’ai eu la chance d’avoir un excellent professeur d’histoire, Robert Dauvergne. Il a compris que j’avais un goût naturel pour l’histoire. Ce goût, je l’avais toujours eu, mais je ne savais pas qu’il y eût une carrière et un métier d’historien. Lui a su me le dire et diriger mes premiers pas. C’est lui aussi qui m’a signalé, en 1949, tout à fait par hasard, qu’au service historique de l’armée de terre, à Vincennes, les archives dites administratives venaient d’être ouvertes au public. Ces archives, c’étaient les contrôles de troupes qui jusqu’alors étaient interdites d’accès, même pour l’époque de Louis XIV.

Je suis allé voir ce fonds et j’ai été émerveillé : deux millions de noms et de signalements, avec des renseignements qu’on n’a pas pour les civils, car les militaires étant jugés par leur hiérarchie des déserteurs en puissance, on s’assurait de leur état civil ! Aux yeux des historiens, ces réprouvés sont donc des privilégiés. Uniquement les simples soldats, bien sûr, parce que les officiers étant hommes d’honneur, on ne devait pas leur imposer de signalement. Cela explique qu’en ce qui concerne bien des questions d’état civil, on connaisse aujourd’hui beaucoup mieux les simples soldats.

Je suis alors parti d’un truisme (mais c’est là parfois que réside la vérité) : les militaires étant recrutés dans le civil, peut-être les renseignements glanés sur ces privilégiés étaient-ils généralisables à une partie au moins de la société, aux gens du même milieu et du même statut social. Étudier le civil à partir du militaire appartenant à la même catégorie sociale, voilà quelle était mon idée. J’ai donc fait une histoire des militaires et non pas une histoire militaire.

NRH : Comment votre thèse a-t-elle été reçue ?

AC : Plutôt mal. Des collègues universitaires, en ces temps d’hostilité généralisée à la guerre et à la chose militaire, se demandaient quel faux frère j’étais, tandis que les militaires eux-mêmes se demandaient qui était ce civil se mêlant de choses qui ne le regardaient pas.

Petit à petit, les choses se sont arrangées. D’une part j’ai fait le « commis voyageur » de l’histoire militaire auprès de mes collègues universitaires dans les colloques, d’autre part l’armée a modifié son point de vue : le général Gambiez, président de la Commission française d’histoire militaire (et par la suite président de la Commission internationale) avait compris que si l’histoire des militaires n’était pas une histoire militaire, elle était utile à l’histoire militaire.

NRH : Durant plusieurs années, vous-même avez présidé la Commission internationale d’histoire militaire (CIHM), tâche sans doute délicate à l’époque de la guerre froide ?

AC : Délicate mais passionnante. Je m’étais toujours efforcé de ne pas enfermer l’historiographie militaire dans un cadre exclusivement français. Mais cela n’allait pas de soi. En 1984, l’invitation faite par la Commission israélienne d’histoire militaire, à la veille des massacres de Sabra et Chatila, de tenir un colloque international à Tel-Aviv, suscita bien des difficultés. Durant l’hiver 83-84, il m’a fallu faire assaut de diplomatie entre les Américains et les Soviétiques. Quand les uns disaient « yes » à mes propositions, les autres répondaient « niet », et réciproquement. Finalement, le colloque a pu se dérouler. L’année suivante, au cours d’un entretien entre les vice-présidents américain et soviétique de la CIHM et moi-même, le vice-président américain m’a dit en riant : « La Commission est le seul endroit au monde où des officiers américains et soviétiques peuvent se parler librement ». Ce qu’a approuvé bruyamment son collègue soviétique.

NRH : Le choix de votre période d’élection traduit-il un goût particulier ou est-il dû à une inflexion cruciale de la chose militaire à cette époque ?

AC : Je n’en suis pas totalement responsable. À l’université, la division traditionnelle de l’histoire avait fait de moi un « généraliste en histoire moderne ». Mon maître Roland Mousnier m’a incité à m’élargir et m’a confié, dans la série de quatre ouvrages (un par période historique) publiés par les PUF, la rédaction du Précis d’histoire moderne, traduit dans bien des langues et dont il est aujourd’hui question de faire une édition chinoise.

Je suis parti du XVIIIe siècle qui n’était pas mon siècle de préférence (c’est plutôt le XVIIe), parce que j’avais les sources et l’occasion. Je pensais que je pourrais alors faire, comme le souhaitait Marc Bloch, de l’histoire « régressive » : en partant du connu qui était plus récent, remonter progressivement au plus ancien.

NRH : Vous avez traité à la fois des sujets très vastes et des monographies, que ces dernières soient consacrées à un événement important, comme la bataille de Malplaquet, ou à ce personnage central de l’histoire de la guerre au XVIIe siècle que fut Louvois. La démarche est-elle la même ?

AC : Dans ma thèse, j’ai utilisé deux démarches, quantitative et qualitative. La démarche quantitative s’imposait puisque j’avais à ma disposition deux millions de signalements. Ce fonds se trouvait dans un désordre indescriptible. J’y ai relevé au total 90 000 signalements. Chacun étant assez bref, j’ai distribué d’autorité à mes soldats du XVIIe siècle des numéros inspirés de ceux de la Sécurité sociale (nous étions en 1949). J’avais tout codé : de même que nos automobiles ont des numéros par départements, j’avais donné des numéros aux Intendances ou aux Généralités. Cette approche quantitative a produit des cartes, des distributions statistiques, etc.

Cela, c’est l’une des démarches seulement. L’autre, la démarche qualitative, est indispensable. On ne peut pas faire du quantitatif brut. Il faut envisager l’individu dans tous les domaines.

NRH : Pendant une cinquantaine d’années, la dogmatique marxiste et certaines modes historiques ont semblé avoir tué toute une histoire plus séduisante et plus compréhensive…

AC : Eh oui ! J’étais donc parti sur une histoire sociale de l’armée. Mais le métier des armes a quelque chose de tout à fait spécifique et l’on ne peut pas faire une histoire des militaires sans parler de la guerre elle-même. Je me suis alors occupé des autres aspects de l’histoire militaire, mais en conservant toujours ce point d’ancrage des hommes et du soldat. Peut-être parce que je viens d’un milieu très humble, j’ai une prédilection pour l’homme de troupe, grand oublié de l’histoire militaire.

NRH : Pouvez-vous caractériser l’évolution de l’esprit militaire, au début des armées réglées, quand on passe du chevalier à l’officier ?

AC : Ce passage est dû à deux raisons. Sur le plan technique, au XVIe siècle, les effectifs décuplent et on est obligé de recourir aux mercenaires, ce qui change complètement le caractère de l’armée : l’esprit chevaleresque a beaucoup moins de place, sauf dans des cas très individuels.

Par ailleurs, dès l’instant où l’on dépasse 100 000 hommes (c’est un véritable seuil), il faut penser la guerre d’une autre manière et cette pensée dépasse la chevalerie. Or, sous Louis XIV, plus d’un demi-million de gens ont à un moment ou à un autre porté les armes (ce qui ne veut pas dire qu’on avait un demi-million d’hommes en armes en permanence).

NRH : La notion d’obéissance change-t-elle à ce moment-là ?

AC : Ce problème ne se pose pas seulement dans l’armée, mais dans l’ensemble de la société et notamment dans l’administration. Jusqu’à la veille de la Révolution (qui n’y est pour rien, elle en est plutôt la conséquence) les relations de subordination restent plutôt des relations d’homme à homme : on s’engage vis-à-vis de quelqu’un, c’est un contrat oral. Si l’une des parties ne remplit pas son rôle, en particulier si le soldat n’est pas payé régulièrement, il se sent libéré et il peut déserter.

Dans l’administration, c’est la même chose. Il n’y a pas de ministères fixes. On dit bien « le Secrétariat d’État de la Guerre », mais c’est le Secrétariat d’État de M. Le Tellier ou de M. de Louvois. C’est l’homme qui compte plus que l’organe. Avec l’évolution des esprits, et notamment avec la multiplication des effectifs dans l’armée et des services dans l’administration, l’organe prend une place de plus en plus grande et s’impose à l’homme.

NRH : La notion d’obéissance a-t-elle changé quand on est passé du roi à la nation ?

AC : Sous Louis XIV, c’était déjà l’obéissance à la Nation. Le langage n’était pas le même, voilà tout. Prenez l’appel de Louis XIV à son peuple à l’occasion de Malplaquet : son langage nous semble lointain parce qu’il dit « Mon État, Mon peuple… », mais retirez la 1re personne, obligée à l’époque, la pensée de cet appel (l’appel du 12 juin 1709 !) est très moderne.

NRH : Vous avez consacré un livre entier à cette bataille assez mythique de notre histoire.

AC : Il y aurait beaucoup à en dire. En seulement six heures, plus de 30 000 hommes (dont un tiers de Français) sont restés sur le terrain et cela avec les armes de l’époque, les fusils qu’il fallait recharger lentement…
J’ai appliqué à Malplaquet une idée qui m’était venue en étudiant les invalides : savoir où se placent les blessures donne une bonne idée de la tenue au feu des troupes : dans l’infanterie, du fait de la prise du fusil, les blessures se trouvent du côté gauche, dans la cavalerie au contraire, du côté droit, tenue du sabre lors d’une charge oblige. Quand les blessures sont réparties également entre les deux côtés, cela ne veut pas nécessairement dire que la troupe a flotté, mais ça ne veut pas dire non plus qu’elle se tenait en bon état, parce que même quand on ne tire pas, les rangs restent alignés et les soldats attendent en croisant la baïonnette, le côté gauche face à l’ennemi. Et quand ils chargent…

NRH : Votre essai sur la guerre montre donc que celle-ci est particulièrement révélatrice des identités et des civilisations.

AC : Je le pense tout à fait. Mais ce livre a eu plus d’écho à l’étranger qu’ici. Nul n’est prophète en son pays !

NRH : N’exagérons rien ! Vous savez bien qu’on dit « le Corvisier » pour l’Histoire militaire de la France comme on dit « le Bréhier » pour l’histoire de la philosophie ! Ils sont d’ailleurs publiés dans la même collection de référence.

AC : Ce gros ouvrage ne se limite pas à une histoire de l’armée française. Il se veut une histoire globale du fait militaire, en temps de guerre bien sûr, mais aussi en temps de paix. Je n’ai pas voulu l’intituler « Histoire militaire du peuple français » parce que beaucoup d’étrangers ont combattu pour la France, la Légion étrangère ou les troupes coloniales, par exemple, et que la France c’est à mes yeux un sujet beaucoup plus vaste.

J’ai, dans cet ouvrage, beaucoup laissé la bride sur le cou à mes directeurs de tomes dont les méthodes d’approche étaient parfois très différentes, mais il fait partie de ce que j’appellerais « ma trilogie » avec le Dictionnaire d’Art et d’Histoire militaire et La Guerre. Oui, ces trois livres comptent à mes yeux.

NRH : Vous venez de publier un livre étonnant d’histoire comparée sur les régences. C’est là un point de vue très original.

AC : C’est une question qui m’a « turlupiné » depuis très longtemps. Quand j’étais encore professeur de lycée, je disais à mes élèves : « Louis XVI n’a pas eu de chance. Ce naïf a dit “nous régnons trop jeune”. Mais non ; il a régné trop vieux ! S’il était devenu roi à cinq ans comme ses prédécesseurs, un régent aurait essuyé toute l’impopularité du règne de Louis XV et lui, comme Louis XIV devenu majeur, serait peut-être arrivé comme une fleur une fois le contentieux épuisé. »

De 1561 à 1774, les rois de France n’ont pas pris le pouvoir en montant sur le trône (sauf Henri IV, mais lui a eu l’obligation de conquérir son royaume…). Il y a toujours eu une régence.

Il y a ici une très intéressante comparaison à faire avec l’Angleterre. La France, pays réputé « machiste », a eu des régentes. L’Angleterre, réputée plus « féministe », a eu deux régentes impopulaires et qui n’ont pas réussi mais surtout des régents avec de grandes difficultés parce que, si le roi qui meurt laisse en général une veuve, il laisse aussi plusieurs frères qui se battent pour savoir lequel sera régent.

Ce qui m’a intéressé, c’est donc ici le problème de la disparition des souverains. Certains meurent de leur belle mort : rien à dire ! Mais d’autres disparaissent prématurément, soit de maladie, soit d’une autre manière. Parmi ces disparitions, il y en a qui dépendent de la volonté des hommes : il y a des souverains qui sont assassinés, et ceux qui se font tuer à la guerre y sont quand même un peu pour quelque chose ! Mais il y a des cas qui ne dépendent pas de la volonté des hommes : la folie, d’abord, et les morts prématurées, comme la cascade de morts qu’on voit s’abattre auprès du vieux Louis XIV. Qu’est-ce qui dépend alors de la volonté des hommes ? Ce n’est pas de faire qu’untel est l’aîné et qu’il héritera et que son frère cadet qui est beaucoup plus intelligent n’héritera pas. Alors…

Ce qui m’a aiguillonné et qui n’est pas sans rapport avec une « histoire de l’accident » dont je rêve, c’est qu’il y a bien des faits qui dépendent de la volonté des hommes, ce que Bossuet appelait les « causes secondes », mais qu’il y a aussi des faits qui n’en dépendent pas, ce que Bossuet appelait les « causes premières » dans lesquelles il voyait la volonté de Dieu…

NRH : Comment voyez-vous les développements actuels de la forme des conflits ?

AC : Je dis souvent à mes camarades historiens militaires : « plutôt que d’étudier l’armée de Napoléon qui est à tous égards une armée exceptionnelle, ou les guerres de l’Empire, étudiez la guerre de Trente Ans ! » parce que nous voici ramenés, à l’heure actuelle, à bien des aspects humains (ou plutôt inhumains) de la guerre de Trente Ans.

À cette époque la distinction entre le civil et le militaire n’existe pas. Le roi donne ordre à ses sujets, en cas d’invasion, de « courir sus à l’envahisseur ». Qu’est cela sinon une résistance armée ? Inversement le militaire n’est pas tenu de respecter les civils dans ces conditions. On se trouve exactement dans le cas de figure que nous avons vu en Yougoslavie, que nous connaissons en fait depuis la Seconde Guerre mondiale.

NRH : La distinction du civil et du militaire n’aurait donc été qu’une petite parenthèse de deux siècles et demi se terminant avec la stratégie anti-cités des Anglo-Saxons lors de la Seconde Guerre mondiale ? Et la Convention de Genève ?…

AC : Il n’y avait pas de Convention de Genève à l’époque de la Guerre de Trente Ans, mais il y avait au moins toute la réflexion plus ou moins politique du clergé et des théologiens sur la « guerre juste », de saint Augustin à saint Thomas d’Aquin et à saint Antonin.

NRH : Mais aujourd’hui, aussi bien George W. Bush que Tony Blair semblent des esprits aussi profondément religieux que les musulmans qu’ils combattent !

AC : Oui, tout à fait. Les choses se passent, semble-t-il, comme si on était en présence de deux fanatismes, ce qui nous ramène aux guerres de religion.

Propos recueillis par Patrick Jansen

Crédit photo : DR

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