congrès de Vienne – La Nouvelle Revue d'Histoire https://www.la-nrh.fr L'histoire à l'endroit Tue, 22 Aug 2017 11:56:13 +0000 fr-FR hourly 1 Jean-Pierre Bois, une nouvelle histoire militaire https://www.la-nrh.fr/2015/11/jean-pierre-bois-une-nouvelle-histoire-militaire/ https://www.la-nrh.fr/2015/11/jean-pierre-bois-une-nouvelle-histoire-militaire/#respond Sun, 01 Nov 2015 10:00:11 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=1702 La Nouvelle Revue d'Histoire
Agrégé et docteur en histoire, Jean-Pierre Bois a été professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes et est l’auteur de nombreux ouvrages.]]>
La Nouvelle Revue d'Histoire
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°81, novembre-décembre 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Agrégé et docteur en histoire, Jean-Pierre Bois a été professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes et est l’auteur de nombreux ouvrages. Outre sa thèse consacrée aux Anciens soldats dans la société française au XVIIIe siècle (Economica, 1990), on lui doit les biographies de Maurice de Saxe (Fayard, 1992), Bugeaud (Fayard, 1997), Dumouriez (Perrin, 2005), Don Juan d’Autriche (Tallandier, 2008) et, tout récemment, La Fayette (Perrin, 2015). Il a également publié Les Vieux : de Montaigne aux premières retraites (Fayard, 1989) et La Paix. Histoire politique et militaire (Perrin, 2012).

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre parcours personnel et comment s’est formée votre vocation d’historien ?

Jean-Pierre Bois : Comme pour beaucoup d’enfants ou d’adolescents, c’est un professeur que j’ai eu en classe de sixième qui a sans doute été à l’origine de mon intérêt pour l’histoire. Cet homme, Pierre Leveel, né en 1914, est, je crois, toujours vivant et je lui dois beaucoup. Un professeur à l’ancienne, au meilleur sens du terme, qui alliait à un savoir en mesure de fasciner les jeunes esprits qui lui étaient confiés, une clarté exemplaire dans l’expression et le souci de ses élèves. Après une scolarité secondaire tout à fait normale dans l’ouest de la France, je suis, comme beaucoup, « monté » à Paris pour y rejoindre l’hypokhâgne du lycée Henri-IV où j’ai eu pour condisciple Philippe Conrad, retrouvé par la suite à La Nouvelle Revue d’Histoire.

Reçu au concours de l’École normale supérieure de l’enseignement technique, puis à l’agrégation d’histoire, je suis parti enseigner en Turquie dans le cadre de la coopération, ce qui constitua pour moi une expérience d’ouverture sur l’extérieur très utile par la suite. Revenu en France, j’ai enseigné au lycée d’Angers durant la première partie de ma carrière, tout en travaillant, sous la direction d’André Corvisier, à la réalisation d’une thèse consacrée aux anciens soldats au XVIIIe siècle.

Cela m’a valu d’être ensuite retenu pour remplacer à l’université de Nantes le professeur et recteur Yves Durand qui, élève de Roland Mousnier, a été l’un de nos grands historiens modernistes des dernières décennies. Parallèlement à mon enseignement à l’université, j’ai ensuite écrit plusieurs ouvrages, des biographies de chefs militaires, des études d’histoire sociale portant sur le milieu militaire et des travaux relatifs à l’histoire des relations internationales à l’époque moderne.

NRH : André Corvisier a tenu une place éminente dans les choix qui ont été les vôtres, notamment votre intérêt pour l’histoire militaire.

J-PB : C’est tout à fait exact. J’ai fait sa connaissance alors que j’étais étudiant à l’ENSET où il enseignait. La qualité de ses cours, le charisme qui était le sien, son souci d’aller au fond des choses, sa grande humanité en faisaient un enseignant exemplaire, très apprécié de ses étudiants. C’est donc tout naturellement, après avoir passé l’agrégation et effectué mon service militaire dans la coopération, que je suis revenu vers lui pour lui demander d’être mon directeur de thèse. Il était spécialiste d’histoire militaire mais je me serais tourné vers lui et j’aurais accepté n’importe quel sujet qu’il m’aurait confié portant sur un autre domaine. C’est donc ce maître d’exception qui a décidé de l’orientation de mes recherches ultérieures. Il a été pour moi un directeur de thèse aussi exemplaire qu’exigeant, imposant à ses thésards une mise au point annuelle publique de l’état de leurs recherches et leur confiant la charge de présenter des communications dans les colloques savants.

Je fis ainsi mes débuts dans cet exercice lors du congrès des Sociétés Savantes de Metz en 1983. Il laissait par ailleurs à ses « poulains » une très grande liberté, leur apportant aussi l’assistance morale nécessaire car la thèse d’État de jadis était un exercice long et difficile qui n’était pas de tout repos. Il est pour moi devenu un ami pour qui j’éprouvais un respect quasi filial du fait de notre commun intérêt pour un domaine qui lui tenait à cœur. Son fils, Jean-Nicolas, s’est tourné pour sa part vers l’histoire de l’Antiquité dont il est devenu l’un de nos meilleurs spécialistes. Ce fut à André Corvisier et à Yves Durand que j’ai du d’être retenu pour occuper une chaire d’histoire moderne à l’université de Nantes.

NRH : Comment interprétez-vous le renouveau progressif de l’histoire militaire qui s’est progressivement affirmé à partir des années 1970 ?

J-PB : L’époque qui a vu l’hégémonie idéologique de l’école des Annales – dont les représentants privilégiaient le temps long, l’histoire économique et les structures sociales au détriment de ce qui était caricaturé comme « l’histoire-bataille » , c’est-à-dire l’histoire événementielle assimilée à une simple écume superficielle masquant les tendances lourdes permettant de comprendre en profondeur les sociétés et les civilisations – s’est de fait terminée au moment où, sous le nom de « nouvelle histoire » elle a été, au cours des années 1970, présentée au grand public cultivé.

Elle n’avait pourtant rien de « nouveau » puisque c’est durant l’entre-deux-guerres que Marc Bloch et Lucien Febvre s’étaient faits les hérauts de cette lecture nouvelle des choses, relayés après guerre par Fernand Braudel. On s’est vite rendu compte que l’histoire ne se limitait certes pas aux événements politiques et militaires, mais aussi que le seul recours à l’histoire quantitative, réduite à l’économie et à la sociologie, n’était pas non plus satisfaisant et on a redécouvert la matière propre à l’histoire militaire.

Quelques hardis pionniers, le professeur André Martel à Montpellier, André Corvisier à Paris et Jean Chagniot après lui ont redonné une pleine légitimité à cette histoire, sachant qu’il ne s’agissait plus uniquement d’étudier les seules batailles mais de considérer la guerre et les systèmes militaires comme des objets d’histoire sociale qu’il convenait d’aborder avec un regard nouveau. L’ouvrage d’André Corvisier consacré à L’Armée française de la fin du XVIIIe siècle au ministère de Choiseul. Le soldat (PUF, 1964) a, de ce point de vue, pris la valeur d’un véritable manifeste.

NRH : Qu’avez-vous cherché à montrer dans votre thèse consacrée aux anciens soldats et aux invalides ?

J-PB : Il s’agissait là d’un domaine qui restait à défricher à peu près totalement. Il y avait, bien sûr, les archives des Invalides mais une recherche vraiment originale était indispensable, d’autant que je me suis davantage intéressé aux soldats qu’aux officiers. J’ai poussé mon enquête de dépouillement d’archives dans vingt-neuf dépôts départementaux, ce qui m’a permis de découvrir ce que pouvaient être les processus de réinsertion des anciens soldats dans le monde civil.

J’ai pu montrer que l’on était ainsi passé du rejet – le soldat de la guerre de Trente Ans finit généralement clochard – à une meilleure intégration sociale. La monarchie du XVIIe siècle s’est souciée de la réhabilitation des anciens soldats, qui sont perçus comme des hommes de confiance et de courage, et j’ai pu montrer que le taux d’alphabétisation était plus élevé chez eux que dans la population moyenne. Mon enquête débute en 1670, au moment de l’installation de l’hôtel des Invalides, et pousse jusqu’à la Révolution, après que Choiseul a introduit la reconnaissance de l’invalidité et que Montbarrey, secrétaire d’État à la Guerre sous Louis XVI, a créé une pension destinée aux vétérans.

À la fin de l’Ancien Régime, les anciens soldats étaient plutôt « bien vus » et leur cas s’inscrivait dans la volonté de progrès social que l’on décèle alors dans la politique de la monarchie. Dans le même registre, Yves Durand avait montré que les fermiers généraux se préoccupaient aussi du sort de leurs employés.

NRH : Qu’a représenté en son temps Maurice de Saxe ? Dans quelle mesure apporte-t-il une vision nouvelle de la guerre ?

J-PB : Étant germaniste, j’étais bien placé pour me pencher sur le cas de Maurice de Saxe et je me suis notamment intéressé à ses Rêveries (Economica, 2002), qui constituent un moment important dans l’histoire de la pensée militaire. J’ai également étudié de près la bataille de Fontenoy. En m’efforçant d’échapper à la tentation des nombreux biographes antérieurs qui ont accordé une place, à mes yeux trop importante, à la vie sentimentale de l’intéressé et aux dimensions finalement anecdotiques de son existence.

Avec Folard, Guibert et d’autres, Maurice de Saxe est au cœur de la réflexion militaire au temps des Lumières. Il a notamment réfléchi sur la « petite guerre », plus économique en hommes et en moyens qu’a étudiée par ailleurs récemment Sandrine Picaud-Monnerat (La Petite Guerre au XVIIIe siècle, Economica, 2010). Maurice de Saxe ne livrait que les batailles qu’il était sûr de gagner et préférait « user » l’adversaire en frappant ses chaînes de ravitaillement, en jouant de la surprise contre ses unités isolées… Il présente aussi l’intérêt de s’être soucié de la condition de ses soldats, ce qui était assez nouveau à l’époque.

NRH : Vous réhabilitez dans une large mesure le « traître » Dumouriez ?

J-PB : Depuis le travail très classique d’Arthur Chuquet, qui remontait à 1905, il n’y avait pas eu de bonne biographie de Dumouriez, le vainqueur de Valmy et de Jemmapes. Il a effectué une très longue carrière, tout à fait prometteuse, au sein de l’armée royale et, après la fortification de Cherbourg, Louis XVI voyait sans doute en lui un chef susceptible de conduire un jour une opération d’envergure contre l’Angleterre. Vaincu à Neerwinden au début de 1793, il abandonne son commandement et va devenir un exilé qui ne se reconnaîtra pas dans l’émigration combattant la Révolution, même si les hommes de 1793 l’ont abusivement considéré comme un « traître ».

Alors que Napoléon, devenu Premier Consul, encourage les émigrés à rentrer pour servir le nouveau régime, ils s’opposera au retour de Dumouriez en qui il voyait sans doute un rival potentiel. Mort en 1823, Dumouriez, qui restait à beaucoup d’égards un homme de 1789, était acquis aux idées libérales et ne se reconnaissait pas vraiment dans la monarchie constitutionnelle de la Restauration.

NRH : Le personnage de Bugeaud échappe un peu à votre période de prédilection qui demeure le XVIIIe siècle. Pour quelles raisons a-t-il retenu votre intérêt ?

J-PB : Figure emblématique dans la galerie de portraits militaires que connaissaient tous les petits Français passés par l’école de la IIIe République, le « Père Bugeaud » a vu ensuite son prestige décliner au fur et à mesure que s’est développé le procès de l’expansion coloniale. Il méritait donc une enquête impartiale. Officier sous l’Empire, il a servi en Espagne sous les ordres de Suchet et là s’est familiarisé avec la « contre-guérilla », une expérience utile quand il s’agira de « pacifier » l’Algérie au moyen des ses colonnes mobiles. Une guérilla espagnole qui renvoie aux expériences de « petite guerre » du siècle précédent.

NRH : Pourquoi avoir écrit un livre sur don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante ?

J-PB : Il est toujours utile à un historien de « sortir » de son domaine de spécialité, de la période qu’il a plus particulièrement étudiée. De plus, mon séjour en Turquie m’a familiarisé avec les questions relatives à l’histoire de l’Empire ottoman. C’est donc tout naturellement que j’ai accepté de me pencher sur le demi-frère de Philippe II d’Espagne. Un personnage éminemment sympathique, trop souvent réduit à son seul rôle de commandant de la flotte catholique à Lépante, même si l’événement concerné constitue un moment clé dans l’histoire de l’Occident.

Après l’échec ottoman contre Malte en 1565, Lépante apparaît comme un coup d’arrêt incontestable à la poussée turque, même si le sultan parvient à reconstituer rapidement sa flotte et même si la Porte demeure menaçante jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

NRH : Spécialiste des relations internationales à l’époque moderne, vous vous êtes penché sur l’évolution des représentations de la paix durant cette période. Quelles conclusions avez-vous tirées de cette réflexion ?

J-PB : En 1435, se réunit à Arras une sorte de congrès des trois forces belligérantes, Anglais, Français et Bourguignons, afin de sortir de l’enlisement de la guerre de Cent Ans. Cette démarche concertée est une première en Europe. En 1878, Bismarck organise à Berlin un congrès général des puissances européennes, le dernier du genre, avant l’affrontement suicidaire des nationalismes et la mondialisation des conflits.

Durant quatre siècles et demi, les États de l’Europe ont été en guerre la majeure partie du temps, dans la perspective toujours proclamée et jamais atteinte d’établir enfin une paix durable entre eux. Mais chaque fois les instruments diplomatiques qui devaient y conduire ont été améliorés, de la paix de Vervins de 1598 au congrès de Vienne de 1815. L’idéologie de la paix a elle-même progressé, mais l’histoire de la paix est celle d’un combat toujours recommencé. La question de la paix et de son rapport avec la guerre a été posée depuis longtemps. Végèce nous prévient que « celui qui désire la paix, se prépare donc à la guerre ». Le darwinisme social du XIXe siècle, puis les travaux des polémologues et des éthologues après lui ont relativisé les espoirs bien naïfs d’un abbé de Saint-Pierre comme ceux des constituants de 1790 prompts à « déclarer la paix au monde ».

En 1435, la paix d’Arras introduit un compromis de nature nouvelle fondé sur des politiques matrimoniales dorénavant organisées. On imagine aussi assurer la paix de l’Europe en mobilisant tous ses princes contre le péril ottoman. Le pape Pie II Piccolomini reprend ce thème dans sa Cosmographie générale quand il parle de l’Europe comme de « notre patrie ». Le XVIe siècle voit s’affirmer les prétentions de paix impériale de Charles Quint, alors que l’école de Salamanque ouvre le débat sur la guerre juste. C’est le moment où la diplomatie commence à s’organiser en se dotant de personnels spécialisés. Le « grand dessein » de Sully d’une paix européenne permettant une coalition contre le Turc s’inscrit dans le même souci avant que les traités de Westphalie ne fondent l’équilibre européen et que l’historien allemand Pufendorf ne formule le « droit de la nature et des gens ».

Le cosmopolitisme des Lumières prend le relais, mais Frédéric II de Prusse apparaît alors comme le grand perturbateur. Alors que le français apparaît comme la langue de la paix européenne et que Kant publie son Projet de paix perpétuelle, la Révolution française ouvre un nouveau cycle guerrier. La politique des congrès réunis par la Sainte-Alliance après 1815 va chercher à le dépasser. Dans son exil hambourgeois, Dumouriez a rédigé son Nouveau tableau spéculatif de l’Europe

NRH : Votre dernier ouvrage, consacré à La Fayette, est paru vingt-six ans après celui d’Étienne Taillemite qui a longtemps fait autorité. Qu’apportez-vous de nouveau par rapport à sa lecture du personnage ?

J-PB : J’avoue que j’éprouve une certaine sympathie pour le personnage. Détesté des royalistes qui lui reprochent d’avoir été l’une des principales figures de la noblesse libérale et le retour à Paris d’octobre 1789, il l’est tout autant des républicains qui dénoncent sa « trahison » consécutive au 10 août 1792. Je crois qu’il a surtout souhaité, et ce jusqu’à la fin de ses jours, l’établissement d’une monarchie constitutionnelle garantissant la liberté et le respect des droits de l’homme tels qu’ils ont été formulés en août 1789. Il ne déviera pas par la suite, malgré sa captivité difficile en Autriche. Il demeurera en retrait sous l’Empire et la Restauration et c’est en 1830 que le « héros de la Liberté des Deux Mondes » jouera de nouveau un rôle de premier plan en favorisant l’accès au trône de Louis-Philippe d’Orléans devenu « roi des Français ».

Le livre d’Étienne Taillemite est riche en informations précieuses, mais je trouve qu’il valorise trop les critiques du personnage. On peut lui reprocher certains défauts de caractère mais je crois que son parcours demeure celui d’un homme attaché à la liberté et qui, auréolé de la gloire que lui avait value son aventure américaine, a cru qu’il pouvait contribuer à la naissance en France d’un régime parlementaire modéré, alors que ce projet ne disposait pas, en réalité, de la base politique et sociale nécessaire à sa réalisation.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

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Thierry Lentz, de Bonaparte à Sainte-Hélène https://www.la-nrh.fr/2013/05/thierry-lentz-de-bonaparte-a-sainte-helene/ https://www.la-nrh.fr/2013/05/thierry-lentz-de-bonaparte-a-sainte-helene/#respond Wed, 01 May 2013 10:00:31 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=648 Thierry Lentz, de Bonaparte à Sainte-Hélène
Directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz s’est imposé depuis une quinzaine d'années comme l’un des nouveaux historiens majeurs de l’époque napoléonienne. ]]>
Thierry Lentz, de Bonaparte à Sainte-Hélène
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°66, mai-juin 2013. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Depuis une quinzaine d’années, Thierry Lentz s’est imposé comme l’un des nouveaux historiens majeurs de l’époque napoléonienne. Directeur de la Fondation Napoléon depuis juillet 2000, il a enseigné le droit et l’histoire du droit à l’université de Nancy, puis à celle de Metz et au CELSA de Paris-Sorbonne. Simultanément, il poursuivait ses recherches historiques sur Napoléon et publiait des ouvrages qui sont devenus des références. On lui doit notamment Le Grand Consulat (Fayard, 1999), puis une Nouvelle Histoire du Premier Empire (2002-2010) en quatre volumes aux Éditions Fayard. Il dirige la publication de la Correspondance générale de Napoléon (14 volumes chez Fayard, dont 12 déjà parus). Il a récemment publié Le Congrès de Vienne (Perrin, 2013). Nous avons voulu savoir comment il a pu mener de front tant d’activités prenantes avec une maîtrise parfaite de la connaissance et de l’écriture historique.

La Nouvelle Revue d’Histoire : D’où est venu votre intérêt passionné pour Napoléon ? Des raisons familiales ont-elles éventuellement favorisé votre vocation d’historien de l’Empereur et de l’Empire ?

Thierry Lentz : On a toujours du mal à expliquer l’origine d’une passion. Pour ce qui me concerne, j’ai deux hypothèses. D’abord, la lecture d’un grand livre d’images, le Napoléon raconté aux enfants que beaucoup de napoléonistes de ma génération ont lu, avant de passer à l’excellent Napoléon d’André Castelot. Ensuite, j’avais dix ans au moment du bicentenaire de la naissance de Napoléon, en 1969. Ce bicentenaire avait donné lieu à une napoléonisation du pays : émissions de télévision, livres, cours particuliers en classe, et même produits de consommation. Je me rappelle avoir beaucoup vibré cette année-là.

Plus tard, grâce à mes maîtres universitaires, comme Frédéric Bluche, Stéphane Rials et Jean Tulard, j’ai canalisé cette passion dans l’étude historique. Je vibre moins, j’étudie plus, si l’on veut.

NRH : Votre parcours d’historien est atypique. Ce n’est pas celui d’un universitaire voué à l’enseignement. Comment s’est opéré votre choix de vous consacrer aux études napoléoniennes ?

TL : Je ne suis pas historien au sens où je n’ai pas suivi le cursus habituel. Tous mes diplômes sont des diplômes de droit ou d’études politiques. Après avoir enseigné le droit public, j’ai bifurqué vers le secteur industriel : j’ai passé treize années à la direction des relations extérieures d’une filiale internationale du groupe Bouygues. Pendant ces années, je continuais à lire, à étudier et à écrire sur l’époque napoléonienne, ce qui amusait beaucoup mes collègues. C’est d’ailleurs lorsque je travaillais chez Bouygues que la Fondation Napoléon (où bien sûr je n’avais alors aucune fonction) m’a décerné son grand prix, pour mon 18 Brumaire.

Si j’osais, je dirai que les études napoléoniennes ont été le fil rouge de ma vie. À la Fondation Napoléon, j’ai fait se rejoindre mon goût du management et du travail bien fait – deux vertus bouyguesques par excellence – et ma passion de l’histoire. Je reviens progressivement à l’enseignement et, pour la première fois, je donne un cours d’histoire du Premier Empire à l’Institut catholique d’études supérieures. Certains ont observé ce parcours atypique avec un œil suspicieux. Pour ce qui me concerne, je le considère comme utile et même indispensable à ce que je fais.

NRH : Depuis l’année 2000, vous êtes le directeur de la Fondation Napoléon. Pouvez-vous rappeler ce que sont l’origine et la vocation de cette institution ?

TL : La Fondation, créée en 1987, a pour mission, d’une part, d’aider au développement des études historiques sur les deux Empires français et, d’autre part, d’œuvrer pour la préservation du patrimoine napoléonien. Nous le faisons en proposant des « services » (bibliothèque, sites internet, aide aux chercheurs), en produisant nous même des études historiques ou des recueils de sources (l’exemple le plus spectaculaire est la publication de la Correspondance générale de Napoléon) ou en accordant des bourses à des doctorants, actuellement sept par ans, et des prix aux auteurs confirmés.

En matière de préservation du patrimoine, notre opération phare actuelle est celle qui va permettre, grâce à une souscription publique, de restaurer entièrement la maison de Longwood, sur l’île de Sainte-Hélène, en association avec le ministère des Affaires étrangères.

NRH : Vous avez entrepris la publication de la Correspondance générale de Napoléon Bonaparte. Cette correspondance apporte-t-elle un éclairage nouveau sur le personnage, notamment pour la période couverte par le 1er tome, 1784-1797 ?

TL : La nouvelle édition de la Correspondance comptera près de 42 000 lettres, en 14 volumes, publiés par Fayard mais entièrement préparés par l’équipe de la Fondation. Près de 35 % de « nos » lettres sont soit inédites, soit absentes des grands recueils publiés depuis la mort de l’Empereur. Ces lettres permettent de préciser bien des choses sur ses méthodes et sa force de travail, l’universalité de ses préoccupations et, pour ce qui concerne le premier volume, par exemple, sur son obsession de l’argent : pour ses besoins personnels et pour financer ses entreprises. Ainsi, pendant les premières années de la Révolution, nous l’avons surpris à spéculer avec son frère Joseph sur les biens nationaux… Mais nous l’avons vu aussi prendre conscience de ses capacités, renforcer ses opinions, asseoir son autorité, devenir un chef, civil et militaire.

NRH : À partir de quand Bonaparte a-t-il conscience que pouvait s’ouvrir à lui le destin d’un futur empereur ?

TL : C’est incontestablement pendant la première campagne d’Italie (1796-1797) que Bonaparte a pris conscience, non pas tant de ses capacités que des possibilités que lui offrait la situation politique française. Lui-même a dit plus tard qu’il se sentait «  emporté dans les airs » à ce moment-là. C’est là qu’il a convaincu l’Europe de ses capacités militaires, certes, mais aussi appris son métier d’homme d’État, en administrant la Péninsule. Dès son retour d’Italie, il avait des vues sur le pouvoir.

Son formidable sens tactique lui fit alors comprendre que « la poire n’était pas mûre », comme il disait. L’année suivante, sa campagne d’Égypte l’a confirmé dans son ambition. Et lorsque les circonstances ont été propices, il a fait preuve de la virtu du Prince de Machiavel et n’a pas laissé passer l’occasion.

NRH : Dans tous vos travaux, vous montrez que Napoléon fut avant tout un pragmatique soumis à ce qu’il appelait «  la dictature des événements ». Pourtant, en politique intérieure, dès le Consulat, n’a-t-il pas été inspiré par des idées directrices qui ont fait dire qu’il avait « achevé » la Révolution, dans les deux sens du mot, l’accomplissant dans le droit et les institutions, tout en mettant un terme à ses excès ?

TL : Le pragmatisme de Napoléon n’est pas dénué de fondements philosophiques, issus des Lumières et d’une synthèse réfléchie des apports de la Révolution et de ce qui était bon dans l’Ancien Régime. En politique intérieure, il ne s’écarte jamais de principes qu’il juge intangibles : l’égalité devant la loi, la non confessionnalité de l’État et le respect absolu de la propriété. Il est en cela l’archétype du révolutionnaire de 1789.

Au-delà, il est un dirigeant travailleur, imaginatif et, surtout, courageux. C’est ainsi qu’il réussit à bousculer les conformismes et à imposer des réformes, même lorsqu’elles déplaisent. C’est le « professeur d’énergie » que décrivait Barrès. J’ajouterai que son œuvre a été accomplie avec autorité mais pas, comme on l’entend parfois, par la dictature. Il avait autour de lui des institutions fortes, et même des pouvoirs d’empêcher. Il sut les faire fonctionner, les convaincre et au besoin les bousculer, mais sans utiliser la force brutale.

NRH : Quelle fut la politique de Napoléon à l’égard de l’ancien soulèvement de la Vendée ? Est-il parvenu à une pacification ?

TL : Dans l’Ouest, Napoléon a utilisé la carotte et le bâton. Il a très vite incité les insurgés – que l’on appelait alors les « brigands » – à déposer les armes et à accepter une sorte de « paix des braves ». Ceux qui ont répondu à son appel ont été facilement réintégrés dans la communauté nationale. Pour les autres, il a été très strict et même parfois dur, jusqu’à ce que, décapité, le mouvement s’éteigne de lui-même, notamment après l’amnistie générale des émigrés (1802).

Dans le même temps, il a mené une politique de réconciliation, grâce aux travaux publics, à la neutralité de l’administration et au choix soigneux des fonctionnaires, civils et militaires, qu’il nommait dans l’ancienne Vendée militaire. Rien ne l’insupportait plus que ceux qui soufflaient sur les braises.

NRH : La tentative de fonder une nouvelle noblesse d’Empire vous paraît-elle un succès ou un échec ?

TL : Il n’y a pas eu de « noblesse » impériale, puisqu’elle n’était pas un ordre et ne jouissait d’aucun privilège. Les titres étaient dits « décoratifs ». Il s’agissait de créer un corps intermédiaire souple, soudé par son intérêt à voir durer le régime. En cela, pour l’Empire lui-même, l’expérience fut un échec : les titrés ne se battirent pas pour le défendre mais firent tout pour sauver leurs titres… et les faire reconnaître par la Restauration.

NRH : Dans sa politique extérieure, face à l’hostilité permanente de l’Angleterre, Napoléon s’est-il laissé conduire par les événements ou a-t-il tenté de les diriger ?

TL : En politique extérieure, Napoléon a eu encore moins de doctrine établie qu’à l’intérieur. Il cherchait la prépondérance française sur le continent, comme ses prédécesseurs. L’Angleterre ne pouvait le supporter et il fit d’une victoire totale sur Albion l’alpha et l’oméga de sa politique. Ce fut une lutte à mort. La nécessité de rendre le Blocus continental hermétique le poussa, on pourrait dire « logiquement », à vouloir dominer l’Europe et à grossir la cohorte des mécontents. Ce fut son erreur majeure, d’autant qu’il ne précisa jamais ses buts de guerre, ce dont la vie internationale, qui a horreur des incertitudes, ne pouvait se passer.

On remarquera cependant que si l’Europe avait aussi massivement rejeté la « domination » napoléonienne qu’on veut bien le dire parfois, la grande coalition anti-française se serait formée dès son avènement. Or, il fallut attendre quatorze ans pour qu’elle se constitue, ce qui est bien la preuve que, jusque-là, de nombreux États entendaient profiter de la prépondérance française.

NRH : L’intervention en Espagne à partir de 1808 est unanimement considérée comme la grande faute de l’Empereur en politique étrangère. Quand, lui-même, a-t-il eu conscience de cette faute ?

TL : L’intervention en Espagne montre un Napoléon joueur de poker bien plus que stratège réfléchi. Lorsqu’il constate qu’il y a une possibilité de s’emparer de ce pays en raison des disputes dynastiques entre Charles IV et son frère Ferdinand, il ne résiste pas à se poser en arbitre pour… imposer un troisième homme en la personne de son frère Joseph. Dans cette affaire, qui aurait pu être formidable, il s’est trompé sur la nature espagnole. Il croyait – et on le lui avait confirmé – qu’il était attendu comme un messie. La résistance espagnole l’a au contraire diabolisé avec succès. Il ne pouvait plus reculer et s’est laissé entraîner dans l’engrenage fatal. Il l’a reconnu à Sainte-Hélène en disant qu’il s’agissait là d’une bien « vilaine » affaire et qu’il en avait été puni.

NRH : La politique matrimoniale de Napoléon en Europe, la distribution des trônes à ses frères ou beaux-frères n’est-elle pas en rupture complète avec les orientations de la Révolution française ? En historien qui connaît les résultats, comment appréciez-vous cette politique ?

TL : Homme des Lumières, Napoléon vivait à un carrefour de légitimité : entre les idées de la Révolution et celles de l’Ancien Régime, le choix définitif n’était pas encore fait, ni en France ni ailleurs. Il a voulu, si l’on ose dire, jouer sur les deux tableaux : exporter les Lumières et se faire reconnaître par les vieilles monarchies. Ceci étant dit, la politique matrimoniale entre des princes français (Jérôme, Eugène, Berthier, etc.) et des princesses allemandes aurait pu porter ses fruits si l’Empereur se l’était appliquée à lui-même. En tendant la main aux petits et moyens souverains allemands, qui n’attendaient que cela, il aurait sans doute réussi à diviser la masse germanique non plus entre deux pôles, l’autrichien et le prussien, mais entre trois.

En se refusant à épouser une princesse bavaroise ou saxonne, il coupa court à ce qui aurait pu être la grande politique extérieure de son règne. Un peu par vanité, il préféra entrer « dans la famille des Césars » et épouser une archiduchesse autrichienne. Il pensait ainsi parvenir à un partage de l’Europe entre les Habsbourg-Lorraine et les Bonaparte. C’était méconnaître l’adage pourtant bien connu, à Vienne comme à Paris : l’empereur d’Autriche n’a pas de fille.

NRH : Deux siècles après la grande aventure, alors que les anciennes passions sont éteintes et que se pose la question d’une future unité européenne, quelle place peut-on faire à la figure de l’Empereur à l’égard de cette question ? Ne constitue-t-elle pas un repoussoir ?

TL : La mémoire napoléonienne est vivace et paradoxale. Elle est vivace en France et dans tous les pays européens, y compris ceux avec qui il fut en guerre. Le paradoxe est que c’est en France que l’on est le moins indulgent avec lui. La pensée dominante (ce qui ne veut pas dire qu’elle est majoritaire), vous le savez, se délecte dans l’autoflagellation et ce qu’elle croit être, non une bien-pensance, mais la seule « juste-pensance ». L’histoire napoléonienne en est victime aussi. Songez que l’exposition qui a lieu en ce moment aux Invalides, « Napoléon et l’Europe », est la première de cette ampleur organisée par un musée public français depuis… 1969, et que l’on entend déjà quelques ronchons professionnels ronchonner.

Rappelez-vous que le président Chirac avait ordonné que les commémorations d’Austerlitz soient discrètes, tandis qu’il envoyait le porte-avions Charles de Gaulle à une parade navale anglaise qui avait lieu, comme par hasard, le jour du bicentenaire de Trafalgar. Pourtant, les responsables russes et autrichiens étaient prêts à commémorer avec nous cette fameuse « bataille des trois empereurs ». Les étrangers avec qui je travaille sont effarés de la façon dont les autorités françaises ont traité les bicentenaires napoléoniens. J’ai beau leur expliquer que seule la « superstructure » est responsable, qu’elle s’offre en otage aux nouveaux dictateurs de l’opinion et que les Français eux-mêmes sont intéressés par l’Empire et – pourquoi pas ? – fiers de ce passé, ils restent bouche bée.

NRH : On dit souvent que les Français vivent dans la nostalgie d’une grandeur passée. Quelle est la place de Napoléon dans ce sentiment ?

TL : L’idée de « grandeur » est à la fois désuète et très souvent mise en avant. Rappelez-vous de la levée de boucliers lorsque M. Giscard d’Estaing avait qualifié notre pays de puissance moyenne ! Il est bien évident que la « gloire » et la « grandeur » impériales appartiennent à notre histoire et non à notre présent. Cela ne doit pas empêcher d’y réfléchir et de la connaître.

Si on revient au plan intérieur, on ne doit pas oublier que l’œuvre napoléonienne constitue encore un des piliers de notre organisation juridique et politique. Elle doit être connue et étudiée. Sur le plan extérieur, s’il ne reste rien des conquêtes, ce qu’elles ont semé subsiste au moins dans une large partie ouest de l’Europe.

Et puis, comme le dit Jean-Marie Rouart, si Napoléon ne devait plus avoir qu’une seule utilité, ce serait celle de nous autoriser collectivement à nous dire que, lorsque nous le voulons, nous pouvons faire de grandes choses. La vraie question est donc de savoir si nous le voulons.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

Repères biographiques

Thierry Lentz

Directeur de la Fondation Napoléon depuis juillet 2000, Thierry Lentz a enseigné le droit et l’histoire du droit à l’université de Nancy, puis à la faculté de droit de Metz et au CELSA de Paris-Sorbonne. Simultanément, il a poursuivi ses recherches historiques sur Napoléon, publiant un grand nombre d’ouvrages, notamment Le Grand Consulat (Fayard, 1999), puis une Nouvelle Histoire du Premier Empire (2002-2010) en quatre volumes aux Éditions Fayard, Napoléon et l’Europe (Fayard, 2005), Mémoires de Napoléon (trois volumes, Tallandier, 2010-2011), La Conspiration du général Malet (Perrin, 2012), Le Congrès de Vienne (Perrin, 2013). Il dirige la publication de la Correspondance générale de Napoléon (14 volumes chez Fayard, dont 12 déjà parus). Depuis l’année 2012, il est chargé de cours en Histoire du Premier Empire à l’Institut catholique d’études supérieures de La Roche-sur-Yon.

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Emmanuel de Waresquiel : Talleyrand réhabilité https://www.la-nrh.fr/2011/03/emmanuel-de-waresquiel-talleyrand-rehabilite/ https://www.la-nrh.fr/2011/03/emmanuel-de-waresquiel-talleyrand-rehabilite/#respond Tue, 01 Mar 2011 10:00:49 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=494 Emmanuel de Waresquiel : Talleyrand réhabilité
Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Emmanuel de Waresquiel est un historien connu du grand public depuis la publication de sa biographie remarquée de Talleyrand, chez Fayard en 2003.]]>
Emmanuel de Waresquiel : Talleyrand réhabilité
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°53, mars-avril 2011. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Emmanuel de Waresquiel est un historien connu du grand public depuis la publication de sa biographie remarquée de Talleyrand, chez Fayard en 2003. Il est également l’un des acteurs de l’édition en France. Docteur en histoire, directeur d’études à l’École pratique des Hautes études (IVe section), il est un spécialiste de la France du XIXe siècle, de l’histoire des idées et de la Révolution française. Nous avons voulu en savoir plus sur son itinéraire, son œuvre et sa conception du travail de biographe.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Comment votre goût pour l’histoire est-il né ?

Emmanuel de Waresquiel : Mon intérêt pour l’histoire tient d’abord à mon esprit de curiosité et peut-être aussi à une sensibilité particulière au temps. Tout passe et rien ne s’oublie ; rien ne passe et tout s’oublie. Je me suis souvent posé cette question, exacerbée peut-être par ce que me disaient mes parents de leur vie, très loin de la mienne. J’ai avec mon père et ma mère un grand écart d’âge. Mon père est né en 1913, ma mère en 1914, et moi-même en 1957. J’ai donc été élevé par des parents qui avaient quasiment connu la Première Guerre mondiale. Ma grand-mère racontait à ma mère qu’elle entendait les canons de la bataille de la Marne le jour de sa naissance, à Paris. Si l’on ajoute à cela une culture propre à mon milieu, plus sensible qu’un autre peut-être à la continuité et à la transmission, ce très grand décalage de générations m’a fait vivre longtemps au XIXe siècle, un XIXe siècle d’ailleurs très victorien, plus anglais que français. Ceci est le terreau.

Il y a eu ensuite un lent travail de reconstruction et de compréhension. Très tôt j’ai commencé à fureter dans les livres. La bibliothèque familiale m’y a aidé. J’y ai découvert notamment des auteurs comme Alexandre Dumas, mais aussi Lenôtre. À quatorze ans, un essai de José Cabanis, Charles X roi ultra m’a profondément marqué par la profondeur de l’analyse et la distance critique et presque moqueuse de l’auteur vis-à-vis de son sujet.

NRH : Vos parents étaient-ils monarchistes ?

EdW : Nullement, en dépit d’une tradition ultramontaine et légitimiste au sein de ma famille paternelle. Mais elle a cessé avec mon père qui était républicain et gaulliste. Emprisonné à Alger en 1940, il est le premier Français à être entré au Mont Cassin fin 1943. Mon parrain, frère de ma mère, décoré de l’Étoile rouge, a été l’un des fondateurs de l’escadrille Normandie-Niemen. Je me sens personnellement plus démocrate que républicain, dans le sens d’une fiction idéale, aussi fascinante qu’indépassable. Je n’en conserve pas moins par mes attaches familiales une sensibilité au passé et à l’Ancien Régime qui n’est pas précisément nostalgique mais relève tout simplement du mimétisme et de l’habitude.

NRH : Durant vos études, avez-vous eu des professeurs qui ont particulièrement compté dans votre formation ?

EdW : Les historiens qui ont le plus compté pour moi ont été invisibles. Ils constituent une sorte de famille intellectuelle idéale à laquelle j’ai toujours rêvé d’appartenir mais que je n’ai jamais rencontré, même à l’École normale supérieure. Il y a d’abord François Furet dont le Penser la Révolution française a été il y a trente ans une révélation pour moi par l’accent mis sur l’historiographie de la période et sur la déformation de ses représentations, comme par la méthode, l’attention à ce que Furet appelle la littérature politique. Mon intérêt constant pour les images comme source à part entière de l’historien m’a fait aimer et lire attentivement Erwin Panofsky et surtout Francis Haskel. Je pourrai en citer bien d’autres à commencer par Lucien Febvre.

Mais plus près de moi, c’est le père Guillaume de Bertier de Sauvigny, alors professeur à l’institut catholique et grand spécialiste de la Restauration, qui m’a encouragé à travailler sur cette période. Je lui ai dédié par la suite mon premier livre consacré au duc de Richelieu. C’est lui qui m’a conduit à choisir au début des années 1990 mon sujet de thèse sur le bicaméralisme en France depuis 1789 jusqu’en 1831 et en particulier sur la chambre des pairs de la Restauration, à la croisée de l’histoire des idées, de l’histoire politique et de l’histoire sociale. Mon orientation vers une histoire plus culturelle, autour de la question des représentations et de la mémoire viendra plus tard.

Michèle Riot-Sarcey m’a beaucoup influencé sur ce point. C’est elle qui m’a fait connaître Walter Benjamin. L’une des propositions de ce dernier, tirée du Livre des passages, dit que l’historien « est tenu de brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire ». Elle m’a servi d’exergue et presque de titre à l’essai que j’ai récemment consacré à la mémoire de la Révolution, L’Histoire à rebrousse-poil : les élites, la restauration, la Révolution (Fayard, 2005).

NRH : Quel a été votre itinéraire universitaire après l’École normale supérieure ?

EdW : J’ai eu un parcours assez atypique. Après avoir passé le concours de l’École normale, j’ai effectué mon service militaire au Service historique de l’armée de Terre. J’y étais encore lorsque j’ai créé une première collection chez Perrin, « L’histoire en mémoire » consacrée à l’édition de mémoires historiques, qui a compté une quinzaine de titres. Le premier volume que j’ai présenté et annoté était consacré aux mémoires de Boni de Castellane. Ce fut l’une de mes rares incursions dans le XXe siècle ; la plus importante étant d’avoir imaginé et mis en œuvre chez Larousse un dictionnaire thématique consacré aux révoltes du XXe siècle : Le Siècle rebelle.

Prenant goût à l’édition, j’ai décidé de me mettre en disponibilité et j’ai postulé pour être éditeur chez Tallandier. J’y suis resté trois ans, puis j’ai travaillé ensuite huit ans chez Larousse. Mais, au bout d’un certain temps, j’ai découvert que le travail de recherche et l’activité d’éditeur étaient incompatibles. C’est pourquoi j’ai décidé tardivement de revenir dans le giron universitaire, en 2000, à l’École pratique des Hautes Études.

NRH : Parmi tous vos travaux, vous avez consacré une biographie à Talleyrand qui a retenu l’attention de la critique et du public. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce personnage très décrié ?

EdW : J’ai eu le désir de travailler sur Talleyrand car il incarne à lui tout seul cette période de transition qu’a été la première moitié du XIXe siècle, où se jouent à la fois des conflits de générations et des conflits de mémoires autour de la question de la Révolution française. C’est une période où la question du temps, celle de la mémoire du passé sont omniprésentes. Comment, par exemple, terminer la Révolution française, avec toutes les options possibles, en la niant, en l’oubliant, en la sublimant, en la déformant ? Comment reconstruire la société, l’État ? C’est une époque où des hommes de pensée ont été aussi des hommes d’actions : Chateaubriand, Guizot, Barante, Thiers etc. C’est une période qui fonde expérimentalement, politiquement et socialement, ce que la France va devenir, notamment en ce qui concerne nos mythes fondateurs, dans leurs tensions et leurs contradictions : la liberté et l’égalité, la nation et l’État, la fidélité et la trahison, etc. Talleyrand incarne, mieux que tous les autres, ces contradictions qui agitent son temps.

NRH : Quelle était la vision du monde du jeune Talleyrand à la veille de 1789 ?

EdW : Talleyrand est profondément un fils des Lumières, de la première génération des Lumières. C’est avant tout un homme du XVIIIe siècle. L’un des fils conducteurs de mon ouvrage a consisté à rappeler sans cesse que cet homme était né en 1754, sous Louis XV, peu après la bataille de Fontenoy. C’est un homme du siècle de Louis XV, un homme de l’aristocratie de cour de cette époque. Cette appartenance va le déterminer.

Contrairement à la plupart de ses précédents biographes qui le font pratiquement naître en 1789, j’ai accordé à ces années de formation une grande attention. Si l’homme est resté fidèle à quelque chose, c’est bien à son milieu d’origine, à la vision politique et internationale qui était la sienne avant 1789. Pour lui, un État n’est fort que s’il admet l’intrusion du temps dans son organisation. Il est depuis toujours partisan d’une monarchie constitutionnelle, c’est un légitimiste qui croit à la mixité de la légitimité monarchique : l’opinion, l’histoire et l’hérédité. Par ailleurs, à ses yeux, un État n’est grand, alors même qu’il est en position de force dans une négociation, que s’il est capable de ne pas humilier son adversaire.

Ces deux axiomes de politique intérieure et de politique internationale sont les siens avant 1789. S’il reste fidèle à quelque chose, c’est bien à cela. Les régimes passent mais les idées de Talleyrand demeurent.

NRH : Pourquoi cet homme a-t-il souffert d’une légende aussi noire, reprise de génération en génération ?

EdW : C’est l’une des questions principales que je me suis posé, celle de la persistance de « l’image grimaçante du mal » incarnée par Talleyrand. Je ne me sers pas de la légende, j’essaie au contraire de l’expliquer. Et je pose une méthode dans le fil même du récit biographique : croiser en permanence le temps de mon personnage avec le temps de sa mémoire. La première réponse que je donne est de dire que cette légende noire provient sans doute d’une rencontre entre deux générations qui ne se comprennent pas. Talleyrand appartient à la génération des Lumières, et il va être jugé par la génération romantique pour qui il incarne tout à la fois le cynisme, la distance et de la désinvolture, l’homme qui traverse la Révolution en bas de soie et perruque poudrée, sans paraître en être affecté. Cette distance, cette intelligence des événements, a littéralement exaspéré les romantiques pour qui la Révolution est une douleur que l’on doit porter comme un scapulaire, autour du cou. Il suffit de se souvenir de ces mots de Chateaubriand au début du Génie du Christianisme : « J’ai cru et j’ai pleuré ». Talleyrand, l’homme de la douceur de vivre, ne pleure pas. Ce qui a conduit toute la vie de Talleyrand, c’est de ne jamais perdre la face.

NRH : Au-delà du XVIIIe, n’est-il pas aussi un homme du Grand Siècle.

EdW : Sans doute. Il avait une grande admiration pour les moralistes du Grand Siècle. La Rochefoucauld et Saint-Simon faisaient partie de ses auteurs préférés. Il y a un autre élément psychologique qui est essentiel si l’on veut le comprendre, c’est son pied bot. Le fait de se sentir physiquement et moralement diminué dès l’enfance l’a certainement conduit très tôt à se protéger. La légende, qu’il invente lui-même, de l’accident et de sa jambe mal soignée, alors que son pied bot est héréditaire, vient de là.

Il y a aussi les masques, cette impassibilité, cette capacité de subir l’injure sans sourciller ; cet homme sans grimace ni sourire, comme écrivait Sainte-Beuve. Un personnage, c’est une pelote de fils emmêlés dans les replis du temps, dans le « sombre abîme du temps » (Buffon), c’est un nœud gordien qu’il ne faut pas trancher, mais qu’il faut démêler.

NRH : Quel a été le rôle de Talleyrand au moment du vote de la constitution civile du clergé du 12 juillet 1790 ?

EdW : Il est le bon élève à qui l’on en veut plus qu’aux autres. Avant 1789, l’évêque d’Autun a été un agent général du clergé exemplaire. Il a défendu les positions politiques et économiques du clergé face à la monarchie et face aux intérêts particuliers. Dès 1789, il prend des positions qui vont à contre-courant. Il a été élu évêque d’Autun l’année précédente, en 1788. Il n’en est que plus détesté. L’expression de « Diable boiteux », ne naît pas de l’imagination de Sacha Guitry, mais de celles des prêtres immigrés à Londres en 1792. La justification par Talleyrand de la vente des biens du clergé, sa position sur les juifs… « Je jouis des honneurs de l’exagération », aimera-t-il à dire. Ces deux positions sont celles qui lui vaudront les plus grandes haines.

NRH : Pressent-il l’emballement de la Révolution vers les extrêmes ?

EdW : Il aimerait que la Révolution soit une continuation, une reprise réussie des tentatives de réforme avortées auxquelles il a participé dans les années 1780. Il réalise pourtant que la Révolution est une rupture. Il participe à cette rupture et en même temps, il s’emploie comme il le dit lui-même, à ce que « la machine de l’État verse le plus doucement possible ». Il participe ainsi à l’élaboration de la Déclaration des droits de l’homme, propose la vente des biens du clergé comme biens nationaux, mais s’oppose à la politique des assignats.

Il est de ceux qui n’abdiquent jamais, quitte à suivre un fil qui ne correspond pas à ses idées. Il considère qu’il faut « en être » afin de pouvoir, à un moment donné, influer dans le bon sens sur le cours des événements politiques.

NRH : Comment va-t-il survivre à la Révolution, lui qui en était l’un des pères en quelque sorte ?

EdW : Il a l’intelligence des événements. Il quitte la France quelques jours après les massacres de Septembre. Il se fait donner une mission diplomatique très officielle par Danton qui l’envoie à Londres. Ensuite, en 1794, il part aux États-Unis où il va faire des affaires. Ce qu’il fera d’ailleurs toute sa vie. On ne comprend pas Talleyrand, si l’on ne cherche pas à savoir pourquoi cet homme a constamment mêlé la politique et les affaires. De sa passion pour les théories économiques et financières jusqu’au pur goût des affaires et de la spéculation, il y a un entremêlement permanent des deux Talleyrand. C’est cette question-là qui m’a conduit à regarder très attentivement les archives de banque. Cela m’a conduit tout droit dans la salle des archives de la banque Baring à Londres et celles de la banque Rothschild à Vienne. Si l’on ne tient pas compte de cette dimension du personnage, on ne comprend rien à ce qu’il est. S’enrichir et assurer l’avenir de la « Maison » de Talleyrand, s’était aussi pour lui, « avoir de l’esprit ».

NRH : À quel moment et pourquoi va-t-il se rallier à Bonaparte ?

EdW : Ce fut une alliance stratégique. Comme disait Sieyès, les « grands sabres » étaient nombreux dès 1797 mais, très vite, le jeune général des bottes d’Italie s’impose. Talleyrand, alors ministre des Relations extérieures du Directoire et Bonaparte se voient pour la première fois en décembre 1797 et se retrouvent en octobre 1799 après le retour de Bonaparte d’Égypte.

Ce sont deux grands prédateurs de la politique qui se rencontrent. Ils se séduisent et en même temps se méfient l’un de l’autre. Ils concluent une alliance stratégique tacite. Contrairement à ce que l’on a longtemps dit, Talleyrand s’est beaucoup impliqué dans le complot des 18 et 19 Brumaire an VIII. Cet homme de la lenteur calculée et de la mesure était aussi celui du risque et des coups d’État, lorsqu’il jugeait la situation mûre et le moment propice.

Les relations de Talleyrand et de Bonaparte relèvent d’une alliance utilement et librement consentie au moins jusqu’à la fin du Consulat. La remise en ordre de la France, l’amnistie aux émigrés, le Code civil, le Concordat, enfin toute l’œuvre consulaire, ce que Thierry Lentz appelle « le Grand Consulat », mais surtout la signature d’une bonne vingtaine de traités de paix avec les États d’Europe contre qui la République française était en guerre depuis dix ans.

Par la suite, il n’y aura pas vraiment de rupture avec Napoléon, mais une lente dégradation de leurs rapports à partir de 1805. À la veille d’Austerlitz, Talleyrand propose un plan de réorganisation de l’Europe qui n’a rien à voir avec celui qu’adoptera Napoléon. L’Empereur va devenir l’homme d’un système, avec qui il ne sera plus possible de communiquer. On ne le dit pas assez, mais les deux seuls personnages qui ont eu le courage de s’opposer à lui furent Fouché et Talleyrand.

NRH : Comment définiriez-vous la vision de Talleyrand en politique extérieure ?

EdW : L’équilibre et la respiration. Cela n’est possible à ses yeux que dans un monde de paix et d’alliances bilatérales dans un monde multipolaire, loin de l’esprit de conquête et du son du canon. Il faut, dira-t-il souvent, travailler au « perfectionnement » de ses institutions, avant de songer à s’agrandir. Il appelait les paix de Napoléon, des paix « de champ de bataille », et les voyait comme les enfants monstrueux de rapports de force par trop déséquilibrés. Talleyrand a toujours considéré que l’équilibre de l’Europe devait reposer sur l’existence ou la mise en place d’agrégats de puissances secondaires indépendantes, organisées en des sortes de corps intermédiaires, placées comme des coins sécuritaires entre les grandes puissances antagonistes de l’Europe qu’étaient à l’époque l’Autriche, la Prusse, la Russie et l’Angleterre.

Voilà pourquoi il a toujours prôné la reconquête de la puissance maritime (et coloniale) de la France face à celle de l’Angleterre ; voilà pourquoi il a toujours été attentif à des puissances secondaires comme la Pologne en 1807 ou la Saxe en 1815, considérées comme des barrières imposées aux grandes puissances antagonistes du centre de l’Europe.

Enfin Talleyrand est aussi un diplomate visionnaire. Ce qu’il dit des États-Unis dès 1795, de son alliance future et privilégiée avec l’Angleterre, est extraordinaire.

NRH : Comment, après la chute de l’Empire, au congrès de Vienne, Talleyrand parvient-il à faire prévaloir son point de vue alors qu’il représente un pays vaincu ?

EdW : Parce qu’il a du crédit, parce qu’il inspire confiance. Et dans un sens également, sa légende de prince des diplomates le précède déjà. Il est aidé par le fait qu’il n’a rien à demander comme représentant de Louis XVIII. Le traité de paix de la France avec les puissances coalisées contre Napoléon a été signé à Paris en mai 1814. La France s’en sort, grâce à lui, miraculeusement après la première abdication de Napoléon.

Étant le meilleur connaisseur de l’Europe ancienne et de l’Europe impériale, Talleyrand a tout pour conseiller la réorganisation d’une Europe à la fois traditionnelle (celle des vieilles monarchies) et nouvelle (celle du concert européen et de nouvelles formes du droit public) sur les dépouilles du grand empire. Il est en contact avec tous les cabinets diplomatiques de toute l’Europe depuis vingt ans. Encore une fois, lorsque Talleyrand arrive à Vienne en 1815, sa légende le précède. Il bénéficie d’une aura considérable. Le monde diplomatique n’est pas dupe de sa pugnacité, de ses talents de comédien, mais il sait aussi que c’est un diplomate sur lequel on peut compter.

Il est arrivé à Vienne avec des principes : le respect des légitimités et de ce qu’il appelle « le droit des gens », principes qui lui ont déjà permis de faire accepter la Restauration de Louis XVIII par la coalition des puissances alliées contre Napoléon.

NRH : Quelle place l’historiographie européenne accorde-t-elle à Talleyrand ?

EdW : Immense ! Il suffit de jeter un œil sur sa bibliographie, plus d’une centaine d’ouvrages et des milliers d’articles, dans toutes les langues.

NRH : En Europe, son image souffre-t-elle de la noire réputation qui est la sienne en France ?

EdW : Il bénéficie en Europe du prestige accordé à Napoléon, en Allemagne, en Russie et surtout en Angleterre qui s’est appropriée en quelque sorte le culte de son ancien ennemi. Talleyrand lui-même a fasciné les Anglais, surtout quand il est venu à Londres comme ambassadeur de Louis-Philippe en 1830. On l’appelait alors « the uncommon man », l’homme extraordinaire.

Talleyrand qui se méfiait des Anglais, de leur égoïsme, au point de se battre toute sa vie contre leur influence, considérait en même temps leur système politique comme le nec plus ultra de la civilisation de son époque. À Londres, il sera avec Palmerston, le père de ce qui deviendra l’Entente cordiale. Le rapprochement entre les deux pays, un rapprochement lucide et prudent est, à ses yeux, « la tige de la balance du monde ».

NRH : Dans votre travail de biographe, quelle part accordez-vous aux journaux personnels, aux mémoires ?

EdW : Les sources historiques sont très variées. Elles sont de natures différentes, elles sont complémentaires, voire contradictoires, jusqu’aux images. J’ai toujours considéré que l’historien devait accorder son attention au champ le plus large possible de ses sources. La hiérarchie que l’on peut établir entre ses sources ne dépend pas seulement de leur nature, mais du rapport de celles-ci au temps de l’événement. À qui parle Talleyrand ? Mais aussi quand parle-t-il ? Plus s’est écoulé de temps entre l’événement et la source qui le relate, plus la recomposition de celui-ci est grande. Talleyrand lui-même est tout entier l’homme de « la composition d’une vie », à travers ce qu’il a dit, à travers ses mémoires. Des précautions sont prises, des transformations opérées, pour des raisons parfois très politiques, pour des raisons de dignité aussi, face à la postérité. Ne jamais perdre la face !

Le jeu des représentations à l’œuvre dans la mémoire que l’on peut avoir d’un événement joue de façon de plus en plus efficace avec le temps qui passe. En ce qui concerne les Mémoires de Talleyrand, mémoires qu’il écrit en grande partie sous la Restauration, par bribes, il va s’efforcer de trouver un fil conducteur cohérent de l’action politique qui l’a conduit de 1789 jusqu’à la monarchie constitutionnelle de 1814, sans désaccord et sans fausse note. Cette question du temps par rapport aux sources est essentielle.

NRH : Quelle est la part du questionnement personnel du biographe ?

EdW : Dans le travail sur les sources, l’élément principal, un élément subjectif et aléatoire, est le questionnement de l’historien lui-même. Quelles questions va-t-il poser à son personnage ? Ces questions-là ne s’improvisent pas, elles apparaissent parfois douloureusement, lentement, au fur et à mesure de la macération de la pratique journalière que l’on a de son personnage. C’est à force de se frotter à son sujet que les questions viennent.

La construction biographique vient ensuite. L’histoire est une construction, elle est un récit construit dans lequel la voix du personnage que l’on a choisit est sans cesse commentée, démontée et remontée par l’historien. L’historien est un mécanicien. Il démonte les discours qui « disent le vrai de l’histoire » et les remonte en expliquant à travers la connaissance qu’il peut avoir du sujet de ces « discours », pourquoi ces derniers : lettres, correspondances, discours parlementaires, mémoires, circulaires administratives –, ne sont pas la vérité historique, mais une vérité parmi d’autres, avec ses intentions, ses contradictions, ses instrumentalisations.

C’est cela le travail de l’historien, c’est le travail de la complexité.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : enc-sorbonne.fr

Repères biographiques

 Emmanuel de Waresquiel

Né en 1957, ancien élève de l’École normale supérieure, docteur en histoire, Emmanuel de Waresquiel est directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études (IVe section, Sciences historiques et philosophie). Il a occupé des fonctions importantes dans l’édition. Il est lui-même d’auteur de plusieurs ouvrages remarqués, parmi lesquels Le Duc de Richelieu (Perrin 1991, rééd. 2010) ; Histoire de la Restauration (Perrin, 1996, en coll. Avec Benoît Yvert) ; Talleyrand, le prince immobile (Fayard, 2006) ; Cent Jours, la tentation de l’impossible (Fayard, 2008). Il vient de publier Une femme en exil. Félicie de Fauveau (1801-1886), artiste, amoureuse et rebelle (Robert Laffont, 2010).

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Metternich, le séducteur diplomate https://www.la-nrh.fr/2009/09/metternich-le-seducteur-diplomate/ https://www.la-nrh.fr/2009/09/metternich-le-seducteur-diplomate/#respond Tue, 01 Sep 2009 11:00:58 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=1137 Metternich, le séducteur diplomate
Pour le cent cinquantenaire de la mort de l’adversaire de Napoléon, une biographie majeure est consacrée au grand chancelier autrichien, artisan de l’équilibre européen.]]>
Metternich, le séducteur diplomate
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°44, septembre-octobre 2009. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Pour le cent cinquantenaire de la mort de l’adversaire de Napoléon, une biographie majeure est consacrée au grand chancelier autrichien, Européen par excellence.

Vainqueur politique de Napoléon, fondateur d’un nouvel ordre européen après 1815, le prince de Metternich (1773-1859) n’est pas un inconnu de la bibliographie française. Il fut au centre de la thèse de doctorat d’Henry Kissinger traduite en 1972 chez Denoël (Les Chemins de la paix). Guillaume de Bertier de Sauvigny lui a consacré une biographie rééditée voici dix ans (Fayard, 1998).

Sans s’écarter des travaux de ses prédécesseurs, Charles Zorgbibe, juriste et historien, professeur de droit public à Paris-I Panthéon Sorbonne, puis recteur de l’académie d’Aix-Marseille, a principalement porté son attention sur le travail diplomatique de Metternich. Il ne faut pourtant pas imaginer un ouvrage d’érudition aride. Bien au contraire, le bouillonnement de la vie est assez intense dans cette biographie, au point parfois de pousser à de larges digressions. Le lecteur qui apprécie les descriptions d’atmosphère (on pense aux incroyables saturnales du congrès de Vienne) ne s’en plaindra pas.

Metternich, le séducteur diplomate. Par Charles Zorgbibe

Metternich, le séducteur diplomate. Par Charles Zorgbibe

Rappelons aussi que Charles Zorgbibe est l’auteur d’une œuvre importante sur l’histoire des relations internationales et certains de ses acteurs, tels Wilson ou Delcassé. On lui doit également des biographies de Theodor Herzl (Tallandier, 2004) et Mirabeau (de Fallois, 2008). Son portrait de Metternich ne néglige pas l’anecdote. Celui dont Stendhal écrivait que « son regard bleu et bienveillant tromperait Dieu lui-même », fut un séducteur impénitent : trois épouses autrichiennes, trois maîtresses russes et trois autres françaises. Son talent n’a pas toujours fait illusion, son jumeau politique, Talleyrand, assurait : « Il ment toujours et ne trompe jamais », au contraire de Mazarin « qui trompait, mais ne mentait pas ». Jugement que dément quelque peu le travail de Charles Zorgbibe.

Issu d’un ancienne famille rhénane, Clément de Metternich était le fils d’un collaborateur du chancelier Kaunitz, dont il épousa la petite-fille, ce qui ne desservit ni sa carrière ni sa fortune. Entré dès 1794 au service de la diplomatie autrichienne, il fait ses premières armes lors du congrès de Rastadt (1797). Adversaire résolu de la France révolutionnaire qui a détruit l’ancien ordre européen, il est ministre des Affaires étrangères en 1809. Il comprend alors la nécessité de temporiser avec Napoléon qui a déjà envahi Vienne à deux reprises. Il se fait donc l’artisan du mariage de l’archiduchesse Marie-Louise avec l’empereur. Après 1813, il s’inquiète de la montée en puissance de la Russie. Dans une intention d’équilibre, il cherche donc à sauver Napoléon l’année suivante. Puis, au congrès de Vienne (1814-1814), il fait toute sa place à la France vaincue. Son grand dessein est de restaurer l’équilibre européen, ce qui exclut tout esprit de vengeance.

En dépit des critiques que l’on peut adresser au futur « gendarme de l’Europe » face à la montée des nationalismes, on peut lui reconnaître, avec son biographe, d’avoir innové (ainsi que l’Anglais Canning) par la pratique des conférences au sommet, qui va garantir l’équilibre européen jusqu’en 1870, sinon 1914.

Dominique Venner

À propos de

Metternich, le séducteur diplomate. Par Charles Zorgbibe, Éditions de Fallois, 550 p., 24 €

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Livres : le débat. Talleyrand, par Emmanuel de Waresquiel https://www.la-nrh.fr/2003/11/livres-le-debat-talleyrand-par-emmanuel-de-waresquiel/ https://www.la-nrh.fr/2003/11/livres-le-debat-talleyrand-par-emmanuel-de-waresquiel/#respond Sun, 02 Nov 2003 14:00:13 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=949 Livres : le débat. Talleyrand, par Emmanuel de Waresquiel
Emmanuel de Waresquiel apporte indubitablement du neuf avec son Talleyrand, le Prince immobile (Fayard, 2003, 796 p., cahiers d’illustrations, 30 €).]]>
Livres : le débat. Talleyrand, par Emmanuel de Waresquiel
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°9, novembre-décembre 2003. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Emmanuel de Waresquiel apporte indubitablement du neuf avec son Talleyrand, le Prince immobile (Fayard, 2003, 796 p., cahiers d’illustrations, 30 €). Éclairer subtilement semble avoir été la volonté première du biographe s’attaquant, après beaucoup d’autres, au « diable boiteux ».

Emmanuel de Waresquiel, ancien élève de l’École Normale Supérieure, docteur en histoire, est chercheur à l’École pratique des Hautes Études. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment Le Duc de Richelieu, un sentimental en politique (1991) et Histoire de la Restauration (1996). Anne Bernet et Jean-Joël Brégeon ont lu sa biographie de Talleyrand.

Le point de vue de… Anne Bernet

Écrivain et historien, Anne Bernet a consacré plusieurs de ses ouvrages à la période révolutionnaire, notamment Histoire générale de la Chouannerie, Perrin, 2000.

Est-il possible, alors que le personnage a suscité une centaine de biographies, des plus sérieuses aux plus légères, d’apporter du neuf au sujet de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord ?

Les six cents pages, très denses, d’Emmanuel de Waresquiel prouvent incontestablement que oui. Encore fallait-il, pour cela, laisser de côté les anecdotes rebattues et les allégations douteuses pour aller aux sources méconnues et inutilisées, qui existaient en grand nombre, puis les exploiter selon les règles de l’art. Les archives, françaises, britanniques, russes, autrichiennes, italiennes, américaines, les fonds privés ou publics, contenaient des documents précieux qui, enfin mis au jour, apportent sinon des révélations extraordinaires, du moins un éclairage nouveau et subtil du personnage.

Éclairer subtilement semble bien, au demeurant, avoir été la volonté première du biographe lorsqu’il s’est attaqué à ce monstre sacré que fut le ci-devant évêque d’Autun. Le fait est que Talleyrand fascine, même et y compris ceux auxquels il devrait répugner et qu’il n’est pas possible, une fois que l’on s’en est un peu approché, de se déprendre de cette personnalité extraordinaire. Séduction serait-il alors le maître-mot de l’homme et de la mise en scène de sa vie ?

Waresquiel analyse les stratégies de la séduction chez Talleyrand, en montre l’efficacité et en démontre les limites, car il apparaît bien vite qu’il ne fut pas plus fidèle en amour et en amitié qu’il ne le fut en politique. Il convient donc de chercher ailleurs… Et ailleurs encore…

Talleyrand, le Prince immobile

Talleyrand, le Prince immobile

Toujours ailleurs ! L’homme, sous son masque de sphinx, ou de chat, un surnom qui revient souvent sous la plume de ses proches, est entièrement en facettes multiples, voire contradictoires. C’est un perpétuel jeu de miroirs, un labyrinthe. Une telle diversité se devine volontaire, organisée afin de mieux abuser l’indiscret qui voudrait aller y voir de trop près.
Emmanuel de Waresquiel prend un plaisir manifeste à ces trompe-l’œil incessants, mais il n’en est jamais dupe.

De bout en bout, le biographe garde et communique à son lecteur la certitude que gît, derrière tous ces masques, une vérité, une constante, ce qui justifie ce sous-titre, on ne peut plus surprenant s’agissant de Talleyrand, de « prince immobile ».
Dans cette vie, dont le scénario lui a parfois échappé, ce fut le cas au début de la Terreur, lorsque la Révolution s’emballa et échappa aux Constituants dont il avait fait partie, Talleyrand a toujours poursuivi un but, et ce but, au-delà de toutes les vicissitudes, est demeuré le même : le pouvoir.

Pour lui, certes : M. de Waresquiel met fort bien en évidence les raisons familiales, les humiliations, les privations qui donnèrent à Talleyrand un besoin de revanche, de puissance et d’argent ; mais aussi pour la France. Talleyrand avait une vision politique prémonitoire en bien des cas ; ses jugements sur l’avenir de l’Amérique et son rôle futur sur la scène internationale sont, par exemple, prophétiques.

À tort quelquefois, à raison souvent, il a voulu mettre en pratique cette vision politique, pour le bien de l’État. La poursuite de cet idéal explique assez ses revirements et ses trahisons successives, puisque Talleyrand abandonnait sans remords ni scrupules les gouvernements en place, dès lors qu’ils commençaient à menacer cette vision de l’avenir qu’il jugeait la seule bonne et la seule viable.
Est-ce la clé, l’explication définitive du « diable boiteux » ? On ne saurait évidemment l’affirmer, tant, avec lui, les surprises demeurent possibles, les rebondissements et les découvertes aussi.

Restera, de toute façon, un travail de fond magistral, qui aura permis de mettre en évidence des aspects peu connus, voire inconnus, de cette longue vie et qui, sans donner jamais dans la facilité, sans complaisance non plus, ne sombre à aucun moment dans l’ennui pesant et pontifiant habituellement de mise quand un universitaire se fait biographe.

Le point de vue de… Jean-Joël Brégeon

Historien, Jean-Joël Brégeon est l’auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs biographies, Carrier et la terreur nantaise (Perrin, 1998), Le Connétable de Bourbon (Perrin, 2000), Kléber, le dieu Mars en personne (Plon, 2002).

Voilà donc la biographie de l’année. Du moins est-ce le « cri universel » qui l’accompagne. Talleyrand ? Un diplomate virtuose, un Machiavel en soutane, mais aussi un monstre de séduction, homme de goût, de style et de plaisirs. Le Diable boiteux (son pied bot) évidemment et, pour couronner le tout, « l’image scintillante du mal » (R. Calasso).

L’auteur a voulu tordre le cou à cette imagerie fantasmagorique et nous redonner le vrai Talleyrand. Spécialiste éprouvé de la Restauration, expert en histoire diplomatique, il en avait toutes les capacités.

En plus de 600 pages et près de 200 de notes et annexes, Waresquiel signe un Talleyrand d’une très fine érudition. Sa maîtrise des sources lui permet de traquer son sujet d’étude jusque dans ses encoignures les plus reculées. De la micro-histoire donc, comme une biographie « à l’américaine », du 2 février 1754, jour de la naissance et du baptême de Charles-Maurice (puisque Waresquiel l’appelle le plus souvent par son prénom) au jeudi 17 mai 1838, jour de sa mort « à trois heures trente-cinq de l’après-midi ».
Une vie déconcertante, vrai roman, pour un homme né à la fin du règne de Louis XV et qui disparaît sous Louis-Philippe. De haute noblesse, profondément imbu de la supériorité de son lignage, Talleyrand est aussi un « moderne » qui se glisse dans le jeu politique de son temps, avec une capacité hors du commun à saisir les opportunités. Il se sert d’abord et ses maîtres ensuite. Des maîtres qu’il déçoit ou qui le déçoivent, des régimes qu’il sert puis qu’il dessert : treize serments de fidélité et d’allégeance, tous reniés !

Talleyrand a été l’objet – la victime ? – d’une centaine de biographies. Presque toutes ont été écrites dans un but polémique, pour le disqualifier ou, au contraire, pour l’exalter. Mais, comme le note Waresquiel, « le but du biographe n’est pas […] d’avoir raison de son sujet mais d’essayer de le comprendre ». Dès l’avant-propos, il nous donne les clés de son travail : ne pas réduire Talleyrand à une ambition frénétique, à sa vénalité ; écarter fermement le « génie du mal », le montrer comme « un homme étrangement fidèle à lui-même et à ses idées ». Soutenance paradoxale puisque tous ceux qui l’ont approché s’accordent à dire qu’il n’était jamais autant lui-même que lorsqu’il trahissait !

Confronté à cette aporie, Waresquiel navigue au plus près. Il est éblouissant sur les trente-cinq premières années de Talleyrand, faisant la démonstration que ce dernier incarne jusqu’à la caricature les intérêts et les goûts de la haute noblesse finissante, mais avec la perspicacité en plus. L’auteur nous a semblé un peu plus juste sur la période révolutionnaire mais il est vrai que pour Talleyrand la Révolution s’arrête en septembre 1792 et que commence alors une période d’exil (en Angleterre, aux États-Unis) enrichissante dans tous les sens du mot…

Le retour en France, le choix qu’il fait de soutenir – « quitte ou double » – Bonaparte et même de l’inspirer sont trop connus pour ne pas mériter le sérieux dépoussiérage effectué par Waresquiel. On lira avec attention le ballet diplomatique mené par Talleyrand à Erfurt en 1809 ; comment il passe de Napoléon Ier au tsar Alexandre sans avoir le sentiment de trahir puisqu’il a « sauvé l’Europe ».

Mais, l’apothéose de l’évêque d’Autun, c’est le Congrès de Vienne, « la plus grande réunion mondaine de tous les temps […]. Il est parfaitement dans son élément au milieu de cette internationale aristocratique dont la langue principale est le français et dont il connaît par cœur les valeurs, les codes et les usages ».

Renvoyé par Louis XVIII, Talleyrand mène l’essentiel de son existence depuis son fastueux château de Valençay. Ce prince de la gastronomie, ce lettré et cet inépuisable causeur y déploie toutes les facettes de son art de vivre. Pour s’éteindre avec les secours d’une religion qu’il avait servie, pour le moins, avec désinvolture.

Voilà donc une excellente biographie, bien écrite, habilement exposée et qui donnera au lecteur attentif et un peu averti de la période – de vives satisfactions. Une telle réussite peut faire croire à la bonne santé du genre. Rien n’est moins sûr et nous risquons là quelques observations.

Très prisée au début du XXe siècle, la biographie est ensuite tombée en disgrâce. Les historiens qui se réclamaient de l’École des Annales s’en détournèrent ostensiblement et elle ne dut sa survie qu’à une poignée de bons et solides artisans comme Lucas-Dubreton, Chastenet, Erlanger ou encore Benoist-Méchin. Le retour en grâce se fit dans les années 1970. La conversion du très marxiste Jacques Le Goff à la biographie – il publia son Saint Louis en 1985 – fit la plus forte impression sur le Landerneau universitaire qui n’a cessé depuis de nourrir les catalogues des deux maisons spécialisées, Fayard et Perrin.

La biographie est bonne fille. Plutôt facile à lire, elle se comporte selon des règles presque téléonomiques, de la naissance à la mort… Au travers d’un héros, positif ou négatif, elle nous donne le sentiment de pénétrer une époque. En fait, elle est terriblement réductrice. Hypertrophiant presque toujours son sujet, elle aime le mettre en posture d’expliquer son temps. Toujours risquée du point de vue de l’analyse morale et de l’observation psychologique, elle pèche trop souvent par anachronisme.

Ces perversions-là sont bien connues des historiens qui ne renoncent pas pour autant. Le genre est codifié selon des règles beaucoup plus académiques que scientifiques. La plupart des biographies ne valent que par l’éclairage partiel et partial qu’elles nous fournissent dès lors que nous cherchons à étoffer une problématique. Elles viennent à point pour nourrir des travaux de synthèse qui seuls peuvent étendre nos connaissances. Seules les plus élaborées se suffisent à elles-mêmes comme pour le Napoléon de Thierry Lentz.

Depuis Paul Valéry, il reste encore de bon ton de se méfier des poisons de l’histoire, « la pire chimie de l’intellect ». C’est pourtant elle qui charge de sens nos existences. L’ignorer nous réduit au nihilisme et au désespoir. N’est-ce pas Clausewitz qui proclamait : « Je me déclare quitte de l’espoir futile en un salut par la main du hasard » ? En d’autres termes, il ne faut jamais cesser de questionner l’histoire, mais pour de bon.

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Dix ans plus tôt, les augures avaient prédit que l’on entrerait dans l’époque apaisée d’un nouvel ordre mondial. En fait, le monde se dirigeait vers les remous symbolisés par les attentats du 11 septembre 2001.]]>
Éditorial et sommaire du n°2 (septembre-octobre 2002)

Le divorce euro-américain

Dix ans plus tôt, les augures avaient prédit que l’on entrerait dans l’époque apaisée d’un nouvel ordre mondial. En fait, le monde se dirigeait vers les remous symbolisés par les attentats du 11 septembre 2001. Cette turbulence entraîne un divorce toujours plus net entre l’Europe et les États-Unis. La solidarité a fait place au désaveu. Les Européens s’offusquent du mépris affiché par les Américains pour les règles du droit international. Ils s’inquiètent de leur cynisme dans le conflit israélo-palestinien. Ils réprouvent le recours systématique aux armes, par exemple contre l’Irak. Ils découvrent que les États-Unis sont guettés par la démesure.

À la réprobation des Européens, les Américains répondent par l’impatience et le mépris. Dédaignant la langue de bois diplomatique, un ancien haut fonctionnaire du département d’État, M. Robert Kaplan, ne l’a pas envoyé dire. Pour cet expert, les divergences entre Européens et Américains reflètent tout simplement leur poids différent dans le monde. Du temps de leur puissance, dit-il, les Européens avaient toujours pratiqué la Machtpolitik (politique de force) qu’ils reprochent aujourd’hui aux Américains. Terrassés depuis la Seconde Guerre mondiale, ils voient désormais les choses avec les yeux du faible. Ils mettent donc leurs espoirs dans un monde où la force ne compterait plus, remplacée par des arbitrages. Paradoxalement, les Européens épousent ainsi la vision des choses qui était autrefois celle des Américains. Mais, maintenant que ces derniers ont pris la place occupée jadis par l’Europe, ils ne croient plus aux bienfaits du droit international, sauf quand ils le manipulent. Ils ont découvert que le monde n’est pas peuplé de moutons mais de loups. Ils ont appris que des menaces surgissent perpétuellement et doivent être affrontées virilement. Bref, ils ont échangé leur ancien idéalisme pour un réalisme qui avait été l’apanage des Européens durant toute leur histoire.

Dans l’Europe d’aujourd’hui, se félicite un diplomate britannique, « la raison d’État et l’amoralisme des théories de Machiavel sur l’art de gouverner ont été remplacés par la conscience morale ». Ironisant sur ces propos angéliques, M. Kaplan observe que les Européens ont répudié le monde de la jungle, décrit par Hobbes, pour celui de la paix perpétuelle souhaitée par Kant, un monde qui serait soumis à une loi morale universelle. M. Kaplan s’en amuse. Il a raison.

Mais les Américains ont leur part dans la dénaturation des Européens. Depuis au moins quarante ans, la nouvelle classe dirigeante européenne s’est laissé dénationaliser par imitation. L’Europe d’aujourd’hui s’est transformée en copie des États-Unis. Une copie qui aurait emprunté le pire en oubliant ce qu’il y a de bon. Le pire, c’est un matérialisme vulgaire, un cosmopolistisme de bazar, qui insultent ce que fut l’Europe. Résumons. Ce qu’elle fut, c’est un prodigieux foyer de rayonnement spirituel et de culture enracinée, incarné tour à tour par Athènes, Rome et Paris. Il suffit de comparer ce que furent ces villes avec le cauchemar triste de New York pour mesurer l’ampleur de la chute.

Après 1945, comme le dit fort justement M. Kaplan, les Européens ont cessé d’être eux-mêmes. Les horreurs des guerres passées leur apparurent comme une condamnation de leur civilisation. Il faut dire qu’Américains et Soviétiques s’ingénièrent à les en convaincre. Sans même en avoir conscience, les Européens ont vécu depuis dans l’orbite des vainqueurs, se partageant entre imitateurs du soviétisme et imitateurs de l’américanisme.

Décérébrés, ignorant leur histoire, les Européens confondirent, dans leur rejet des excès récents, ce qui relevait de la grande tradition classique de l’Europe et de sa perversion. La Realpolitik, si l’on ose dire, dont Richelieu, Metternich ou Bismarck avaient été les brillantes incarnations, n’était pas fondée sur la force, mais sur la ferme distinction entre morale et politique, sur l’appréciation des réalités géopolitiques, et sur le « droit des gens européen » qui régissait les relations entre les États en limitant l’ampleur des guerres. Après avoir été ébranlée par le cataclysme de la Révolution française, cette tradition fut rétablie au congrès de Vienne. Mais le virus n’était pas vaincu. Le messianisme révolutionnaire était porteur des passions monstrueuses qui allaient détruire l’Europe entre 1914 et 1945.

En dépit de ce qu’il y eut de critiquable dans la gestion de certaines questions brûlantes de politique intérieure, le général de Gaulle fut le dernier chef d’État à incarner la tradition européenne des relations internationales. Invoqué à tort et à travers par de faux disciples, son exemple est oublié. Mais l’époque troublée qui commence exigera d’autres réponses que le sirop des discours rassurants et des platitudes convenues.

Dominique Venner

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