civilisations – La Nouvelle Revue d'Histoire https://www.la-nrh.fr L'histoire à l'endroit Tue, 22 Aug 2017 11:56:13 +0000 fr-FR hourly 1 Nous les dieux. Essai sur le sens de l’histoire, de Nicolas Saudray https://www.la-nrh.fr/2016/07/nous-les-dieux-essai-sur-le-sens-de-lhistoire-de-nicolas-saudray/ https://www.la-nrh.fr/2016/07/nous-les-dieux-essai-sur-le-sens-de-lhistoire-de-nicolas-saudray/#respond Fri, 01 Jul 2016 10:00:32 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=3004 Nous les dieux. Essai sur le sens de l’histoire, de Nicolas Saudray
Sens de l’histoire ou volonté des hommes ? « Ils ont vécu, ils ont souffert, ils sont morts. » Il n’y a pas d’autre sens de l’histoire que celle de la volonté des hommes, de leur destin tragique.]]>
Nous les dieux. Essai sur le sens de l’histoire, de Nicolas Saudray
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°85, juillet-août 2016. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Sens de l’histoire ou volonté des hommes ? « Ils ont vécu, ils ont souffert, ils sont morts. » Il n’y a pas d’autre sens de l’histoire que celle de la volonté des hommes, de leur destin tragique.

Nous les dieux. Essai sur le sens de l’histoire, de Nicolas Saudray

Nous les dieux. Essai sur le sens de l’histoire, de Nicolas Saudray

C’est ce que démontre Nicolas Saudray dans cette très riche et stimulante étude, dont la partie la plus intéressante est un portrait comparé des onze civilisations humaines connues. Il en déduit que « les principaux produits de l’esprit humain – langues, techniques agricoles ou artistiques, religions, civilisations – sont l’œuvre de groupes distincts, qui ne se connaissaient pas ou guère. Ces créations diffèrent d’une région à une autre, mais elles ont des traits communs, la présence de dieux, l’existence d’une écriture ».

L’auteur en déduit surtout quatre grands principes moteurs de l’histoire : celui de l’expansion (au sens des gaz qui se répandent dans la nature), de la complexité croissante (une « progression aveugle » qui « se poursuit quel que soit le dessein »), de la « superposition des strates » et des « formations parallèles » (à rebours de la théorie de la « sélection naturelle », il y a moins disparition des espèces que lente sédimentation de notre être et donc de notre devenir dans le temps long).

Quelles sont les lois de l’histoire ? « Des civilisations sont nées partout où les conditions physiques le permettaient, et elles ont abouti à des empires. Sauf la nôtre. Ce sont elles qui ont façonné les groupes sociaux, et non l’inverse. »

Il en demeure un défi qui nous est propre : « Contrairement aux hommes des autres civilisations, qui sont restés assez prudents, ceux de l’Occident se sont mis à la place de Dieu. Mais ils ne parviennent plus à assumer ce rôle ». L’impasse est aujourd’hui patente.

À propos de

Nicolas Saudray, Nous les dieux. Essai sur le sens de l’histoire, éditions Michel de Maule, 920 p., 27 €

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Henry Laurens, l’Orient vu d’Occident https://www.la-nrh.fr/2010/09/henry-laurens-lorient-vu-doccident/ https://www.la-nrh.fr/2010/09/henry-laurens-lorient-vu-doccident/#respond Wed, 01 Sep 2010 10:00:59 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=466 Henry Laurens, l’Orient vu d’Occident
Dans cet entretien qui s’écarte des gloses obscures de la philosophie et de la théologie, Henry Laurens aborde en historien, de façon chronologique, la question de l’altérité fondamentale de l’Orient et de l’Occident.]]>
Henry Laurens, l’Orient vu d’Occident
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°50, septembre-octobre 2010. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Qu’est-ce que l’Orient, qu’est-ce que l’Asie ? Répondre à cette question, c’est aussi définir l’Occident, autrement dit l’Europe. Dans cet entretien qui s’écarte des gloses obscures de la philosophie et de la théologie, Henry Laurens aborde en historien, de façon chronologique, la question de l’altérité fondamentale de l’Orient et de l’Occident. Celle aussi des influences réciproques et parfois perverses de l’un sur l’autre. Grâce à ce regard historique, tout s’éclaire soudain. Nos propres cheminements et ceux des autres. Une démonstration éclatante de la richesse illimitée de la pensée historique.

La Nouvelle Revue d’histoire : Votre intérêt pour l’histoire a-t-il été précoce ?

Henry Laurens : Fondamentalement, je suis un historien. Ma passion pour l’histoire a commencé, je crois, en classe de sixième. Dès ce moment-là, j’ai su qu’un jour je serai un historien, sans savoir comment, bien entendu. C’était une vocation au sens propre du mot. À partir de l’âge de dix ans, je suis devenu un grand lecteur, je dévorais de nombreux ouvrages savants sans pour autant prétendre les comprendre. C’est ainsi que j’ai lu l’intégralité de la collection L’Évolution de l’humanité. Mais aussi Taine, Bloch et beaucoup d’autres.

NRH : À partir de quand vous êtes-vous intéressé à l’Orient et au monde arabe ?

HL : Après être entré au lycée Louis-le-Grand en classe préparatoire, la question s’est posée à moi à la fin de mon année de khâgne du choix d’une spécialisation en vue d’une maîtrise. L’arabe était enseigné au lycée Louis-le-Grand. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’y intéresser. Ensuite, j’ai poursuivi mes études à la Sorbonne Paris IV. L’un de mes professeurs m’a suggéré comme sujet de maîtrise une étude sur une encyclopédie de l’Islam datant du XVIIe siècle. Ce fut une grande chance, car cela m’a permis de débuter mon travail en amont, au lieu de me fixer trop tôt sur l’époque contemporaine. Simultanément, je poursuivais mes études d’arabe à l’École des Langues Orientales.

À la fin de mon année de maîtrise, il m’a fallu accomplir mon service national, que j’ai eu la chance d’effectuer dans la coopération au Koweït pendant deux ans. Ce séjour m’a permis de découvrir plus amplement le monde arabe. J’ai pu rayonner en Irak, en Syrie, en Jordanie et en Égypte. À l’issue de ce cycle, mon intérêt pour le monde arabe avait grandi. À la fin de ce premier séjour au Moyen-Orient, je suis rentré en France pour passer l’agrégation d’histoire et entreprendre ma thèse de troisième cycle. En 1981 j’ai obtenu une bourse d’études pour un séjour de recherche à l’Institut français d’Études arabes de Damas. L’année suivante, je suis devenu lecteur de français à l’université du Caire.

NRH : Quelle est la spécificité de ces instituts français de recherche ?

HL : Aucun pays ne possède un réseau aussi dense d’instituts de recherche. Ils dépendent du ministère des Affaires étrangères. L’un des plus importants est celui de Damas, ainsi que le grand Institut d’études archéologiques du Caire qui ajoute à sa vocation égyptologique une branche islamologique. Ces instituts constituent un vivier exceptionnel de chercheurs. On y côtoie en permanence des archéologues, des linguistes, des historiens, des géographes, des économistes, des sociologues, des politologues, des anthropologues. Lorsque l’on travaille dans le cadre de ces instituts, notamment lors des colloques et des séminaires, on rencontre de nombreux spécialistes de la même aire géographique. Cela permet de nombreux échanges et une approche pluridisciplinaire.

NRH : Avez-vous eu un maître qui ait particulièrement compté pour vous ?

HL : Dès mon troisième cycle, j’ai travaillé sous la direction de Dominique Chevallier. Il dirigeait à Paris IV un séminaire d’une qualité exceptionnelle. En 1983, à mon retour du Moyen-Orient, je suis devenu son assistant et collaborateur pendant huit ans. En raison de sa personnalité, mais aussi des intervenants du monde entier qu’il invitait, son séminaire était un lieu de formation d’une grande richesse qui permettait de côtoyer aussi bien des journalistes, des historiens, des linguistes, que des économistes. Tout ce qui pouvait compter à l’époque dans la réflexion sur le monde arabe s’y rencontrait.

NRH : Vous avez publié trois volumes sous le titre général Orientales (1). Pourtant le concept d’Orient est parfois critiqué dans le monde universitaire. Vous comprendrez donc ma question, qu’est-ce que l’Orient ?

HL : Le terme est en effet parfois contesté. Il est néanmoins difficile de s’en passer. Il existe une définition maximale qui est utilisée par exemple à l’INALCO selon quoi est « oriental » tout ce qui n’était pas présent au congrès de Vienne de 1815. Cela exaspère énormément les Tchèques, les Hongrois et les Polonais, dont les langues sont enseignées à l’INALCO, d’être assimilé au monde indien, chinois ou arabe…

NRH : Le monde oriental englobe-t-il tout à la fois le Proche-Orient et l’Asie ?

HL : Le terme d’Orient a une histoire complexe. Il fut utilisé dès la fin de l’époque romaine puisque l’on parlait d’empire d’Occident et d’empire d’Orient. Le terme d’Orient se retrouvera au Moyen Âge assimilé à l’idée d’origine en référence bien sûr à la Bible « Oriens est origo ». Au XVIIe siècle, l’Orient renvoie en priorité au monde de l’Islam. Lorsque l’on parle des langues orientales, il s’agit alors du Turc, de l’Arabe et du Persan. À la fin du XVIIe siècle par extension, le monde chinois est également associé à l’Orient. Un peu plus tard, dans la pensée européenne du XVIIIe siècle, le monde est divisé en trois ensembles : l’Europe autrement dit l’Occident, l’Orient qui implique l’idée d’anciennes civilisations, et le monde des primitifs. Les primitifs ce sont, entre autres, les Indiens d’Amérique et les population d’Océanie que vient de découvrir Boulainvilliers.

NRH : Dans cette tripartition, en dehors des primitifs et de l’Orient des grandes civilisations, quelle est au juste la place de l’Europe ?

HL : Là aussi, les choses n’ont pas cessé d’évoluer. À l’époque de la Renaissance et après la redécouverte de la littérature antique, grecque et latine, il n’existait d’opposition qu’entre anciens et modernes. À partir du XVIIe siècle, on prend en compte les Orientaux et leurs littératures. Dès cette période s’élabore un premier projet de littérature universelle contemporain de la traduction des Mille et une Nuits. À partir de cette traduction, la notion de littérature intègre les grands textes du monde musulman. Par la suite, grâce aux missionnaires jésuites, on accède à la connaissance de la culture chinoise. Enfin, dans la seconde partie du XVIIIe siècle, on découvrira le monde indien grâce à de nombreuses traductions.

Pour comprendre ces évolutions de l’idée d’Orient, il est nécessaire de prendre en compte les dynamiques du temps. Le XVIIe siècle s’est efforcé de créer la notion de littérature universelle. Tandis que le XVIIIe siècle inventait la notion d’histoire universelle.

NRH : La découverte de ces réalités différenciées incite-t-elle les écrivains et les philosophes à s’interroger sur leur propre société et leur histoire ?

HL : La notion d’histoire universelle introduit celle du comparatisme. L’Orient va avoir une double fonction. D’abord une fonction polémique interne que l’on trouve chez Montesquieu avec sa description du despotisme oriental. Il vise en réalité l’absolutisme de Louis XIV. De son côté Voltaire, en critiquant l’Islam, a pour cible l’Église. Parallèlement à cet usage polémique, se développe chez les intellectuels une grande admiration pour la Chine, on peut parler de « sinomanie ». On admire le système des concours pour le recrutement des mandarins. De même admirera-t-on en France la méritocratie et l’absence d’aristocratie héréditaire dans l’empire ottoman.

Vers 1750, se produit aussi une véritable révolution intellectuelle. C’est à cette époque qu’apparaît l’idée de progrès qui coïncide avec l’émergence d’une hyper puissance européenne. L’idée de progrès repose sur la comparaison faite entre le passé européen et celui des autres cultures. Dans l’interprétation de l’époque, les Européens sont considérés comme des tard-venus qui ont fini par dépasser les autres. C’est l’analyse de Voltaire dans son Essai sur les mœurs.

NRH : Qu’entendait-on par cette notion de « tard-venus » pour les Européens ?

HL : L’un des problèmes que posait la connaissance de l’Orient était celui des chronologies. Au XVIIIe siècle, les Européens s’en rapportaient à la chronologie biblique. Selon la Bible, la création du monde datait de quatre mille ans avant notre ère. Mais les chronologies indiennes et chinoises faisaient remonter l’origine du monde bien avant ces quatre mille ans. Se développe donc une querelle des chronologies qui s’étendra jusqu’au début du XIXe siècle. Elle fera s’affronter aussi bien les esprits religieux que leurs adversaires. Les chronologies chinoises nouvellement découvertes sont utilisées pour discréditer la chronologie biblique. Mais cela ne modifie pourtant pas l’idée présente dans la culture européenne que l’Europe est tard-venue et que l’Orient est l’origine « oriens est origo ».

Dès 1750, l’idée s’impose que, tout en étant plus récents, nous sommes néanmoins plus développés. C’est la constatation d’un état de fait : les jonques chinoises ne sont pas arrivées dans le port de Londres… Les Européens dominent les mers et les armées européennes s’imposent partout dans le monde. Aucune force indigène ne tient en face d’une troupe européenne ou de contingents indigènes encadrés par des Européens. En termes de puissance, la supériorité européenne est écrasante.

NRH : Comment se concilie à l’époque la constatation de cette puissance européenne et l’admiration pour l’Orient ?

HL : Tous les philosophes n’ont pas la même interprétation. Pour Rousseau, la modernité est synonyme de corruption, c’est pourquoi il admire les musulmans qui, étant moins modernes, sont de ce fait moins corrompus. Voltaire a une position plus nuancée. Mais, pour la dernière génération des philosophes du XVIIIe siècle, celle dite des « idéologues », dont Condorcet est l’illustration, l’Europe est l’aboutissement de l’histoire et l’Orient le début.

Pour Condorcet, l’histoire et les débuts de la civilisation commencent en Égypte sous la forme de la sagesse. De l’Égypte, on passe chez les Grecs et les Romains, puis chez les Arabes. C’est à partir de cette époque que s’éveille l’idée que les sciences modernes viennent des Arabes. Le passage de relais, vers l’Europe, selon Condorcet, se situerait au XIIIe siècle. Viendra ensuite la Révolution française qui revalorisera la Grèce et Rome qui ont inventé l’idée de citoyenneté. Mais, de nouveau, l’on repartira chercher en Égypte la sagesse, d’où l’expédition de Bonaparte. Cette interprétation cyclique qui commence en Égypte a été enseignée en France par l’école tout au long du XIXe siècle et encore récemment.

NRH : Dans l’Europe du XVIIIe siècle, les différents types d’Orient sont-ils correctement perçus ?

HL : La perception de l’Orient est tout à fait différente entre culture populaire et culture savante. Pour l’opinion courante, il y a peu de différence entre un Chinois et un Arabe, en revanche les savants distinguent parfaitement le monde ottoman, du monde perse ou du monde chinois.

NRH : Dans le monde des érudits, observe-t-on une évolution des perceptions entre le XVIIIe et le XIXe siècle ?

HL : Deux questions essentielles, qui peuvent nous paraître incongrues, vont se poser simultanément au XIXe siècle. Pourquoi sommes-nous aussi puissants ? Dieu existe-t-il ou non ? Et quelle est son histoire ?

Les orientalistes du XIXe siècle vont tenter de répondre aux deux questions à la fois. La première généalogie sur laquelle ils s’appuient était chrétienne. Mais les érudits s’efforcent d’établir une seconde généalogie scientifique et profane. Or est intervenue à la fin du XVIIIe siècle une découverte majeure. En 1796, devant la Royal Asiatic Society de Calcutta, Sir William Jones a présenté une communication établissant une parenté linguistique entre le sanscrit, l’ancienne langue de culture de l’Inde, le grec et le latin. Cette découverte des similarités entre les langues qu’on appellera bientôt indo-européennes, produit une véritable révolution intellectuelle qui pose un nouveau problème. Comment expliquer que les Européens dont l’héritage est gréco-romain puissent avoir une parenté avec l’Inde ? De la réponse naîtra l’idée qu’il y avait un peuple originel que l’on appellera indo-germanique puis indo-européen ou aryen. C’est l’origine du mythe aryen qui s’élabore au cours du XIXe siècle.

Voici donc que se dessine un nouvel itinéraire généalogique. L’Europe n’aurait pas ses origines dans l’Orient biblique mais quelque part en Asie centrale au début de l’âge du fer. Ce qui expliquerait la maîtrise des techniques par les Européens. Cela revient à dire que l’Europe viendrait toujours de l’Orient mais plus du même.

NRH : N’est-ce pas à ce moment qu’apparaît l’idée de civilisation ?

HL : L’idée de civilisation est l’effet de strates successives. Tout commence avec l’inventaire critique universel que tente la pensée des Lumières. On observe les sociétés, les mœurs, les coutumes en s’efforçant d’établir une classification. La notion de civilisation en tant que progrès apparaît ainsi vers 1790 en France. Elle implique par opposition l’idée d’arriération. Ainsi, à partir de 1808, Napoléon pense apporter la civilisation dans une Espagne arriérée.

En France, toujours, vers 1820, sous l’influence de Guizot et de son Histoire des Civilisations, la notion de civilisation évolue par l’effet de comparaisons. De l’idée de progrès en action on passe à celle d’ères culturelles différentes. On parlera d’une civilisation européenne, musulmane, indienne, chinoise. Il faut donc faire une distinction entre la civilisation en tant que processus, progrès, et la civilisation en tant qu’aire culturelle.

NRH : Par rapport à cette nouvelle idée de civilisation, comment se place désormais la perception de l’Orient ?

HL : La question de l’Orient ne cessera d’être toujours très complexe. De la fin du XVIIIe jusqu’à la fin du siècle suivant, elle continue d’évoluer. À l’époque des Lumières, l’Orient nous renvoie l’image de notre passé, autrement dit l’Orient est le passé dans le présent. Mais, en raison de ses progrès, l’Europe est également perçue comme le futur de l’Orient…

Une nouveauté capitale interviendra peu après le milieu du XIXe siècle en raison de l’évolution de l’Eglise catholique. Celle-ci adopte une position contradictoire. D’une part elle condamne ce qu’elle appellera les erreurs de la civilisation moderne, ce sera le Syllabus de 1864. Mais, simultanément, elle effectue une captation de l’idée de civilisation, concept qui lui est étranger. Partout dans le monde, les missionnaires catholiques seront ainsi les représentants de la civilisation européenne. Ils font d’ailleurs un travail d’éducation considérable.

Toute l’ambiguïté vient du fait que les missionnaires catholiques apportent le progrès tout en voulant refonder un christianisme qui n’existe plus en Europe du fait même de ce progrès. Leur intention est de créer au sein de populations épargnées par le progrès une société chrétienne intégrale et homogène qui n’existe plus en Europe. Mais, simultanément, ils y introduisent le progrès… C’est tout le paradoxe.

NRH : Comment l’idée d’Orient va-t-elle évoluer au XXe siècle ?

HL : L’orientalisme classique a connu son apogée au XIXe siècle après les découvertes de Champollion en Égypte et le décryptage de l’écriture cunéiforme. C’est aussi l’époque de la découverte des grandes civilisations orientales anciennes ce qui aura une conséquence inattendue. Les Européens révèlent aux Orientaux le passé oublié de leurs civilisations. En Inde, les Britanniques font redécouvrir le sanskrit aux Brahmanes qui vont s’en prévaloir. Les Français agiront de même au Cambodge en révélant aux Khmers les splendeurs oubliées d’Angkor. De grands savants, comme Maspero pour la Chine, ou Sylvain Lévi pour l’Inde, accompliront des travaux immenses sur les langues et les cultures. De cette façon, par leurs découvertes des grandeurs passées oubliées, les orientalistes vont jeter les bases des futurs nationalismes.

NRH : Comment les nationalistes des pays orientaux vont-ils réagir à la supériorité moderne des Européens ?

HL : Ils vont se poser la question de leurs retards et de la façon d’y remédier. À cela, il y aura plusieurs réponses, celles par exemple des fondamentalistes comme Gandhi. Ceux-là répondront en prétendant être supérieurs et même en avance sur un autre plan, celui de la sagesse. D’autres au contraire voudront imiter la modernité de l’Occident. Ce sera le cas des Japonais. Leurs victoires maritimes et militaires en 1905 sur une Russie assimilée à l’Occident aura l’effet d’un séisme. Elles réveillent un peu partout l’espérance d’une revanche, et le Japon devient un modèle.

NRH : En nous limitant au monde musulman, comment est né l’islamisme ?

HL : L’islamisme est un phénomène complexe qui a des causes multiples. Néanmoins, on peut retenir quelques étapes majeures, à commencer par la disparition de l’empire ottoman à la fin de 1918. L’empire ottoman se confondait avec l’idée musulmane de califat, c’est-à-dire celle d’une autorité suprême pour tous les croyants. Après 1918, il n’y a plus de califat. Face à ce vide, interviendront plusieurs réponses.

Par imitation de l’Europe, les souverains arabes abandonneront leur ancien titre de sultan pour celui de « roi », ainsi y aura-t-il un roi d’Égypte, un roi d’Arabie, un roi d’Irak, etc. Simultanément, se manifeste un phénomène de compensation narcissique. Grâce aux travaux des savants orientalistes, l’Islam deviendra pour les musulmans un objet d’admiration. Dans tout cela, les Occidentaux jouent un rôle pervers. En effet, les Orientaux sont soumis à un constant bombardement d’occidentalisme. Tous les quinze ans, nous créons de nouvelles normes, libéralisme, féminisme, homosexualité… Et nous demandons aux autres de les suivre. Il n’est pas étonnant que ces sociétés résistent.

Mais il faut tenir compte d’un nouveau transfert au-delà de 1980. Antérieurement, en tout cas après 1945, l’accès à la modernité passait par le politique et l’économique. On pensait qu’il suffisait d’additionner de la modernité et de l’argent pour que le décollage soit assuré. Le fait nouveau est que le religieux, en dehors du christianisme, est devenu dans nos sociétés occidentales un produit compétitif. On assiste à une sorte de marché du religieux avec différents produits en compétition, par exemple le bouddhisme. L’Islam y tient sa place sous différentes formes. Le soufisme s’adresse aux intellectuels, alors que l’islamisme s’adresse aux gamins des banlieues qui pensent y trouver un appui pour s’en sortir.

NRH : Comment cette montée de l’Islam est-elle perçue par les orientalistes ?

HL : Les orientalistes sont enchantés du retour à l’Islam. C’est un retour à ce qu’ils aiment.

NRH : De quelle façon les pays orientaux soumis à l’influence de l’Occident pendant trois siècles, conçoivent-ils aujourd’hui leur propre histoire ?

HL : Le problème c’est de savoir s’il existe une pensée mondiale ou des pensées particulières. Le mode de pensée occidentale structure tout. Et vous le retrouvez partout, tout simplement parce que, dans la pensée occidentale, vous avez tout et le contraire de tout. Par exemple, quand des individus ou des peuples d’origine orientale parlent du retour à leur authenticité, ils utilisent une catégorie occidentale, celle de l’authentique qui est né en Allemagne par réaction aux Lumières.

Aujourd’hui, nous avons une pensée mondialisée structurée par les catégories intellectuelles de l’Occident ce qui fait que les penseurs du refus de l’Occident travaillent à partir d’une catégorie occidentale. Refuser l’universel au nom du particulier, c’est encore une idée issue de l’Europe.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : TheSupermat via Wikimedia (cc)

Repères biographiques

Henry Laurens

Arabisant, agrégé d’histoire, titulaire d’un doctorat d’État sur La Révolution française et l’Islam (1989), Henry Laurens a été élu en 2003 à la chaire « Histoire contemporaine du monde arabe » au Collège de France. Il est l’auteur de nombreux travaux, notamment L’Expédition d’Égypte (Armand Colin, 1989), Lawrence en Arabie (Gallimard-Découvertes, 1992), et les trois premiers volumes de La Question de Palestine, I. La Terre Sainte (Fayard, 1999). II. Une Mission sacrée de civilisation (Fayard, 2002). III. L’Accomplissement des prophéties (Fayard, 2007). Ce dernier ouvrage couvre la période 1947-1967. En 2007, il a fait paraître Orientales (CNRS Éditions), une fresque limpide de deux siècles d’histoire. Henry Laurens vient de publier Le Rêve méditerranéen : grandeurs et avatars (CNRS Éditions, 2010).

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Dominique Venner : “La NRH, une revue pas comme les autres” https://www.la-nrh.fr/2010/09/dominique-venner-la-nrh-une-revue-pas-comme-les-autres/ https://www.la-nrh.fr/2010/09/dominique-venner-la-nrh-une-revue-pas-comme-les-autres/#respond Wed, 01 Sep 2010 10:00:32 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=463 Dominique Venner : "La NRH, une revue pas comme les autres"
Entretien avec Dominique Venner, directeur et fondateur de La Nouvelle Revue d'Histoire, à l'occasion de la publication du 50e numéro d'une "revue pas comme les autres".]]>
Dominique Venner : "La NRH, une revue pas comme les autres"
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°50, septembre-octobre 2010. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Entretien avec Dominique Venner, directeur et fondateur de La Nouvelle Revue d’Histoire, à l’occasion de la publication du 50e numéro d’une “revue pas comme les autres”.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Dominique Venner, vous êtes écrivain et historien, auteur de nombreux livres (1). Vous êtes le fondateur de La Nouvelle Revue d’Histoire, dont le premier numéro a été publié en juillet 2002. Elle en est déjà à son 50e numéro. C’est l’occasion de revenir sur l’aventure intellectuelle de cette revue différente, attrayante et esthétique. Une première question : À quel groupe de presse appartient La Nouvelle Revue d’Histoire ?

Dominique Venner : À aucun groupe. La Nouvelle Revue d’Histoire n’appartient qu’à ses lecteurs. J’avais déjà l’expérience intéressante mais contraignante d’une autre revue, Enquête sur l’histoire, réalisée de 1990 à 1999. Je disposais d’une entière liberté intellectuelle, mais j’étais dépendant d’un éditeur extérieur qui a cessé soudain son activité. J’ai souhaité poursuivre l’ancienne expérience, en mieux, et surtout en créant les conditions d’une totale indépendance financière. Avec le soutien de fidèles lecteurs et de plusieurs amis historiens (2), nous y sommes parvenus.

La NRH : Quelles étaient vos intentions en créant cette revue différente ?

DV : Notre ambition était grande. Il ne dépendait pas de nous de changer le monde. En revanche, il dépendait de nous d’exprimer une autre vision du monde et de l’histoire, un idéal de beauté porteur de sens. Telle était l’intension fondatrice. Pour dire les choses autrement, nous voulions fonder une revue qui en finisse avec les interprétations partiales et partielles de l’histoire, qui dessine une autre vision du passé et de l’avenir. Une revue qui aspire à une renaissance européenne. Nous la voulions moderne et belle. Notre charte implicite impliquait le respect de la diversité philosophique des collaborateurs, mais un même attachement à l’honnêteté historique sans préjugés, un souci enfin de nous exprimer de façon vivante, élégante et claire à destination d’un public non spécialisé.

La NRH : Vous avez parlé d’une autre vision de l’histoire et de l’avenir. Qu’est-ce que cela signifie ?

DV : La tendance lourde de l’interprétation historique actuelle est moralisatrice et manichéenne. Nous devons ce travers à l’influence biblique américaine. L’histoire et le monde sont divisés entre “Bons” et “Méchants”. C’est infantile. Cela rend idiot et interdit d’examiner la réalité historique qui est complexe, ambiguë, changeante, passionnante…

La NRH : Pouvez-vous donner des exemples d’une autre façon d’aborder l’histoire ?

DV : Un seul exemple, celui de l’interprétation du XXe siècle. Elle se résume aujourd’hui à une sorte de combat cosmique entre la démocratie et le totalitarisme, les « Bons » et les « Méchants ». C’est la vision américaine des choses. Une vision idéologique et simplificatrice, qui s’est imposée après la Seconde Guerre mondiale et plus encore après la disparition du deuxième vainqueur de la guerre, l’URSS. Il faut rappeler qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, face à l’Allemagne, le principal allié des États-Unis et de la Grande-Bretagne était la Russie stalinienne. L’URSS de Staline était-elle une démocratie ? Ce n’est pas l’opinion des Européens de l’Est et des Baltes, soumis à sa sanglante tyrannie jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989. Les causes de la Seconde Guerre mondiale, comme celles de la Première, tenaient à des conflits de puissances et d’intérêts qui avaient bien d’autres enjeux que la démocratie. La NRH en a fait plusieurs fois l’historique, notamment dans le dossier du n°42 intitulé « 1919-1939. De l’espoir au désastre ». Pour en rester à l’interprétation démocratie/totalitarisme, en quoi cette opposition binaire permet-elle de comprendre la décolonisation ou la renaissance des grandes civilisations d’Orient et d’Asie ?

La NRH : Si l’on consulte la collection des cinquante numéros de la revue, on remarque une grande attention pour l’histoire des autres nations et des autres civilisations. Est-ce délibéré ?

DV : C’est intentionnel. Sans négliger l’histoire française, il nous semblait nécessaire et stimulant de sortir d’une histoire franco-centrée. Notre intention était de favoriser la connaissance des autres peuples européens et des autres civilisations, Chine, Japon, Turquie, Amérique, Islam… Notre intention était aussi de favoriser une histoire comparée. Cela ouvre les méninges. Un bon exemple de comparatisme est celui de la révolution anglaise de 1688 et de la révolution française de 1789. La première fut de type aristocratique et restauratrice, alors que la seconde fut égalitariste, pratiquant une table rase destructrice. Cela introduit à la question du « pourquoi » ? Nous ne négligeons pas pour autant l’histoire des rois, des reines et des grands personnages de la vie politique artistique ou scientifique. L’histoire est aussi celle de ses acteurs et de leurs passions.

La NRH : La Nouvelle Revue d’Histoire est différente des autres grandes revues historiques. Différence de ton, de contenu et de forme. Comment concevez-vous ces différences ?

DV : Notre but est de divertir et d’informer. Mais, au-delà, nous souhaitons offrir des réponses aux questions que pose le présent. Seule l’histoire permet de comprendre sa complexité et ses causes. Aux questions actuelles, nos dossiers répondent par la profondeur de l’histoire, qu’il s’agisse de la guerre en Afghanistan, de l’éventuel déclin des États-Unis, du réveil de la Russie, des tourments de l’Allemagne, de l’Espagne ou de l’Afrique, de l’islamisme, du choc des civilisations, des rapports entre religion et politique, de ceux des femmes et du pouvoir, ou encore de la guerre d’Algérie, des grands conflits ou des grands personnages. Mais nous abordons chaque question sous un angle original. Ainsi, 200 ans après l’apogée de Napoléon en 1810, nous avons consacré en 2010 un dossier à son Empire, mais vu par les autres pays d’Europe, et non par la France, ce que tout le monde fait.

La NRH : Quel lien établissez-vous entre l’histoire et la mémoire ?

DV : Certains font un usage abusif du mot mémoire. Ce n’est pas une raison pour l’évacuer. L’histoire est la connaissance du passé, mais elle fonde aussi la mémoire des peuples. Elle est la source de leur identité. Elle est créatrice de sens. De ce point de vue, les Européens souffrent d’un terrible déficit. On leur répète qu’ils n’ont pas de racines, pas de substance propre. On les persuade qu’ils ne sont rien. Ils sont pourtant les héritiers d’une très ancienne civilisation dont la première expression admirable est contenue dans les poèmes homériques. Une part importante de nos efforts est de répondre à ce déficit européen de sens. J’y vois en effet la cause principale des autres maux plus visibles dont nous souffrons.

La NRH : L’un des attraits de La Nouvelle Revue d’histoire, depuis son premier numéro, ce sont de grands entretiens avec des historiens de haut niveau. Quels sont vos critères de choix ?

DV : Tout d’abord, notre intention était de faire découvrir la personnalité, l’itinéraire et la pensée de grands historiens. Suivant notre formule, nous en attendons des réponses pour le présent. Nous avons voulu offrir aussi à nos lecteurs les portraits d’historiens très célèbres, tels Jacqueline de Romilly, Jean Favier, Alain Decaux, René Rémond, Hélène Carrère d’Encausse, Mona Ozouf, Max Gallo… Mais nous avons fait de même avec de grands savants qui sont parfois moins connus du grand public, alors que l’apport de leurs travaux est essentiel. Je pense à Venceslas Kruta, Pierre Hadot, François Chamoux, Christian Goudineau, Philippe Contamine, Jacques Heers, Lucien Jerphagnon, Yves-Marie Bercé, Yann Le Bohec, Jean-Louis Brunaux, Philippe Walter, Julien Hervier et beaucoup d’autres.

La NRH : Qu’est-ce que l’histoire apporte à la formation de l’esprit ?

DV : Notre époque est submergée de gloses contradictoires issues des sciences humaines, philosophie, psychologie, sociologie… Leurs concepts prétendent contenir le réel. Ce ne sont pourtant que des abstractions qui en effacent la complexité. Seule la connaissance historique sans préjugés peut la rétablir. Ainsi en est-il pour les idées, dont l’influence est parfois grande dans l’histoire. Mais les idées ont elles-mêmes une histoire. Elles ne s’expliquent même que par leur histoire. Pas plus que les Idées de Platon, les Lumières ne sont issues du néant, d’un maléfice ou d’un miracle. Avant d’être des causes, Montesquieu, Voltaire ou Condorcet sont les effets d’une évolution intellectuelle, scientifique et historique qui les a précédés et les expliquent. Les idées n’ont pas d’existence autonome. Elles ont une origine, une évolution et souvent un trépas. Et si l’on ne veut pas être dupe, mieux vaut le savoir.

La NRH : Question plus personnelle : On vous a fait une réputation d’optimisme. Qu’en pensez-vous ?

DV : Je pense d’abord que l’espoir mène plus loin que les idées noires. Mais je sais surtout que rien n’est écrit, que rien n’est inéluctable. Il s’est écoulé huit siècles entre le début de la conquête arabe de l’Espagne et la fin de la Reconquista. L’histoire est toujours le lieu de l’inattendu. En 1910, personne n’aurait imaginé l’explosion de 1914 et ses incroyables conséquences sur la longue durée. Il n’y a que deux véritables constantes dans l’histoire : la géographie et ce que Braudel appelait les civilisations, c’est-à-dire une permanence ethnique et spirituelle qui survit aux accidents historiques et donne un sens à la vie de chacun. Les hommes n’existent que par ce qui les distingue, clans, peuples, nations, cultures, civilisations, et non par leur animalité qui est universelle. C’est pourquoi l’un des enjeux de l’histoire sera toujours l’âme des peuples.

Propos recueillis par Laure Destrée

Crédit photo : DR

Notes

  1. Parmi les ouvrages de Dominique Venner, on peut citer Le Cœur rebelle (Belles lettres, 1994), Histoire critique de la Résistance (Pygmalion, 1995/2002), Histoire d’un fascisme allemand 1918-1934 (Pygmalion, 1996/2002), Les Blancs et les Rouges. Histoire de la guerre civile russe (1997, réédition Le Rocher, 2007), Dictionnaire amoureux de la chasse (Plon, 2000), Histoire et Dictionnaire de la Collaboration (Pygmalion, 2000/2002), Histoire et tradition des Européens (Le Rocher, 2002/2004), De Gaulle, la grandeur et le néant (Le Rocher, 2004), Le Siècle de 1914 (Pygmalion, 2006), Ernst Jünger. Un autre destin européen (Le Rocher, 2009).
  2. L’appel initial pour la fondation d’une nouvelle revue d’histoire (qui ne portait pas encore ce nom) fut lancé à Paris le 9 décembre 1999 par Philippe Conrad, François-Georges Dreyfus, Bernard Lugan, Philippe Masson et Dominique Venner.

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Sous nos yeux, le monde a cessé d’être immobile. Le déroulement de la guerre d’Irak a montré que les choses peuvent même changer d’un jour à l’autre. On ne répètera jamais assez que l’histoire est le lieu de l’inattendu.]]>
Éditorial et sommaire du n°6 (mai-juin 2003)

Réflexions sur une guerre

Sous nos yeux, le monde a cessé d’être immobile. Le déroulement de la guerre d’Irak a montré que les choses peuvent même changer d’un jour à l’autre. On ne répètera jamais assez que l’histoire est le lieu de l’inattendu. Elle se fait sous nos yeux, accumulant les imprévus en cascade. Les Européens en sont ébahis. Bercés par les promesses de l’hédonisme mou, ils avaient fini par croire que rien ne bougerait plus.

Bien que l’Irak n’ait été pour rien dans l’attentat du 11 septembre, la guerre qui lui a été faite est la conséquence de cet événement. Touchés au vif dans leur orgueil par un adversaire insaisissable, les États-Unis ont réagi sans considération pour la mesure. Et ce n’est certainement qu’un début. La griserie que procure le sentiment de la puissance illimitée fait mauvais ménage avec la raison.

Voici peu, un conseiller du gouvernement américain, Michael Ledeen, déclarait : « Qui aurait pu imaginer que la France et l’Allemagne puissent être nos ennemis stratégiques [il a dit ennemis] et se comportent comme tels ? » (1) En effet, elle était tout à fait imprévisible cette indépendance affichée par la France et l’Allemagne à l’égard de l’hyperpuissance. Inutile de s’attarder pour le moment sur ses causes. Retenons le fait, en prévoyant que les conséquences ne seront pas effacées de sitôt. La grande puissance a la rancune tenace et la riposte rapide. On l’a vu quand la « lettre des Huit » du 30 janvier 2003, opposa ses inconditionnels aux velléités d’autonomie des nations de la « vieille Europe », suivant le mot du secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld. Initiative qui a provoqué une fracture sans précédent au sein de l’Union européenne, prouvant la capacité d’intervention de la puissance impériale pour briser dans l’œuf toute tentative d’émancipation.

Des changements, il en est d’autres. La guerre d’Irak a également mis en miettes les institutions internationales auxquelles on était requis de croire. Finie l’ONU ce « moulin à paroles installé sur l’East River ». C’est Richard Pearle, bras droit de Rumsfeld, qui en a fait le constat dans ces termes (2), concédant que l’on maintiendra peut-être, pour la galerie, les « bonnes œuvres », lutte contre la faim ou le sida. L’ironie méprisante du propos montre en quelle estime Washington tient l’humanitaire, ce hochet jeté en pâture à la crédulité des foules.

Oui, cette époque est rafraîchissante et son pouvoir pédagogique est grand. Sur tous les tons, on nous avait enseigné que le monde, à l’exemple des États-Unis, s’était désormais affranchi de l’amoralisme d’antan, des rapports dictés par la force et l’égoïsme des nations, pour entrer dans l’ère de la conscience morale, du droit international garanti par l’ONU, institution inventée et voulue par les Américains. Et voilà que les inventeurs de la morale internationale passent aux aveux. Tout ce théâtre n’était que frime. La seule réalité, comme toujours et depuis le premier matin du monde, disent-ils, c’est la force, la force qui prime le droit et en dicte les règles. On s’en doutait un peu. Mais maintenant l’imposture est levée par le gouvernement américain lui-même : « Nous nous moquons bien du Conseil de sécurité et de l’ONU, nous avons fait la guerre à l’Irak parce que tel était notre bon plaisir et notre intérêt ». Quel choc ! Un peu comme si le pape en personne déclarait que Dieu est une foutaise.

Les répercussions n’ont pas fini de se faire sentir. La démocratie américaine était justifiée par sa prétention à incarner la morale, le Bien contre le Mal. Mais que penser de la morale quand elle sert à couvrir une guerre d’agression contre un petit pays exsangue qui ne menaçait en rien les États-Unis ? Certes, on a « libéré » les Irakiens d’un « tyran ». C’est une chanson qui a déjà beaucoup servi. L’ennemi de la puissance morale est toujours un tyran. Pourtant, au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie centrale, en Chine et ailleurs, de nombreux tyrans prospèrent dans l’indifférence générale et avec la bénédiction de la « grande démocratie ». À croire donc, que le renversement du « tyran », jadis armé et choyé par les Américains eux-mêmes, répondait à d’autres motifs, moins avouables et beaucoup plus réalistes que la morale et que la libération des Irakiens à coups de bombes.

On pourrait poursuivre ces réflexions métahistoriques (3). Elles incitent à ne pas être dupe, à discerner les impostures, à se libérer du discours moral appliqué à la politique. La fonction de ce discours est de donner à ses auteurs un pouvoir absolu sur l’esprit de ceux qui écoutent. Si l’on ne retenait que cela de la guerre contre l’Irak, on aurait déjà fait un pas immense sur le chemin de la liberté et de la responsabilité.

Dominique Venner

Crédit photo : Canon via Flickr (cc)

Notes

  1. Propos rapportés par Le Monde du 27 mars 2003.
  2. Dans Le Figaro du 11 avril 2003.
  3. Concept développé dans Histoire et Tradition des Européens.

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Réflexions sur une guerre. Par Dominique Venner

Portrait/Entretien

Ernst Nolte : L’histoire européenne du XXe siècle. Entretien avec Dominique Venner

Découvertes
  • Les pièges de la guerre américaine. Par Philippe Conrad
  • Rome entre païens et chrétiens. Par Jean Mabire
  • Anne de France, dame de Beaujeu. Par Emma Demeester
  • Le procès Carrier. Par Jacques Dupâquier
  • Fustel de Coulanges. Par Régis Constans
  • Wagner à Venise. Par François de Crécy
  • Salvador Dali, la lucidité du fou. Par Arnaud Guyot-Jeannin
  • Jeu : Anne de Beaujeu et son temps. Par Emma Demeester
Dossier : La naissance du fascisme
  • L’énigme du XXe siècle
  • Qu’est-ce que le fascisme ? Entretien avec Emilio Gentile. Propos recueillis par Dominique Venner et traduits de l’italien par Philippe Baillet
  • Du Risorgimento à l’interventionnisme. Par Philippe Conrad
  • Les origines intellectuelles du fascisme. Par Michel Ostenc
  • D’Annunzio, poète, tribun et condottiere. Par Charles Vaugeois
  • Le grand pirate de Fiume. Par Pietro Cedomi
  • Le squadrisme et la genèse du fascisme. Par Dominique Venner
  • Itinéraires squadristes
  • La Marche sur Rome. Par Mario Sabati
  • Bibliographie du fascisme
  • Chronologie du fascisme
  • Margherita Sarfatti, l’inspiratrice oubliée. Par Pauline Lecomte
  • Portrait du dictateur. Par Domenico Russo
  • Churchill et le Duce
  • L’affaire Matteotti. Par Xavier Rihoit
  • La jeunesse au pouvoir. Par Henri Béraud
Livres

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Voici plusieurs années, dans une situation beaucoup moins dégradée, parlant de l’immigration, le président Giscard d’Estaing avait défini celle-ci comme une invasion.]]>
Éditorial et sommaire du n°4 (janvier-février 2003)

Le défi des civilisations

Que la souffrance soit le passage obligé pour devenir ce que l’on est, voilà peut-être une des pensées les plus fécondes de Nietzsche. Elle s’applique aux individus comme aux peuples, particulièrement aux Européens d’aujourd’hui.

Voici plusieurs années, dans une situation beaucoup moins dégradée, parlant de l’immigration, le président Giscard d’Estaing avait défini celle-ci comme une invasion. Tout récemment, évoquant l’hypothèse d’une admission de la Turquie, il déclarait que ce serait la fin de l’Union européenne, pour cette raison que la Turquie est foncièrement étrangère à la civilisation européenne.

Ce sont des signes à prendre au sérieux. Il y en a d’autres. Qu’aient été traînés devant les tribunaux sous l’accusation de « racisme », parce qu’ils avaient critiqué l’islam, l’écrivain Michel Houellebecq, coqueluche de la gauche parisienne, ou la célèbre journaliste antifasciste Oriana Fallaci, voilà qui prouve que les anciens repères ont sauté. Cela montre aussi que l’islam est ressenti par des Européens de tous horizons comme un péril gravissime.

Mais un péril pour quoi et pour qui, sinon pour notre civilisation ?

Celle-ci ne peut se confondre avec la société transitoire dans laquelle nous vivons provisoirement. Le système américanomorphe est un produit du déclin européen, de la guerre froide et du capitalisme de marché. Il ne s’identifie en rien à notre civilisation. Celle-ci doit être cherchée ailleurs, dans le meilleur de ce qu’elle nous a légué.

Suivant le mot de René Marchand, les grandes civilisations ne sont pas des régions sur une planète, ce sont des planètes différentes. Comme les autres civilisations, celle de la Chine, de l’Inde ou de l’Orient sémitique, la nôtre est d’origine immémoriale. Elle plonge loin dans la Préhistoire (1). Elle repose sur une tradition spécifique qui traverse le temps sous des apparences changeantes. Elle est faite de valeurs spirituelles qui structurent nos comportements et nourrissent nos représentations. Si, par exemple, la simple sexualité est universelle au même titre que l’action de se nourrir, l’amour, lui, est différent dans chaque civilisation, comme est différente la représentation de la féminité, l’art pictural ou la musique. Ce sont les reflets d’une certaine morphologie spirituelle, transmise sans doute par atavisme autant que par acquis. Ces spécificités nous font ce que nous sommes, à nuls autres pareils. Elles constituent notre tradition pérenne, une façon unique d’être des femmes et des hommes devant la vie, la mort, l’amour, l’histoire, le destin. Il faut donc renverser la proposition de Descartes : « C’est parce que je suis de quelque part que je pense ainsi. »

Notre tradition survit dans notre inconscient alors que nous l’avons en partie oubliée, sous l’effet de très anciennes fractures qui ont brisé notre mémoire. Sous l’effet aussi de la croyance dans notre vocation universelle. Héritée du messianisme chrétien et de celui des Lumières, cette croyance a deux défauts majeurs. Elle est fausse et elle est dangereuse.

Cette croyance est fausse car elle nie les autres cultures et les autres civilisations qu’elle voudrait anéantir au profit d’une pseudo-culture mondiale de la consommation. Celle-ci soulève contre elle la révolte de peuples qui la récusent à juste titre, à commencer par ceux de l’Islam.

Cette croyance est dangereuse parce qu’elle enferme les Européens dans un ethnocentrisme négateur des autres cultures. Elle leur interdit de reconnaître que les autres hommes ne sentent pas, ne pensent pas, ne vivent pas comme eux, et que ces particularismes sont légitimes, pour autant qu’on ne veuille pas nous les imposer. Elle est dangereuse parce qu’elle est destructrice de toutes les identités, à commencer par la nôtre. C’est ainsi qu’après avoir colonisé les autres peuples au nom de l’universel, les Européens, spécialement les Français, sont maintenant en voie d’être colonisés au nom du même principe contre lequel ils ne savent pas se défendre.

C’est pourquoi nous commençons à souffrir sans comprendre. Ce n’est qu’un début. Mais de cette souffrance pourront surgir conscience et renaissance.

Dominique Venner

Notes

  1. Dominique Venner, Histoire et tradition des Européens. 30 000 ans d’identité, Le Rocher, 2002.
Courrier des lecteurs

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Éditorial

Le défi des civilisations. Par Dominique Venner

Portrait/Entretien

Emmanuel Le Roy Ladurie : les confidences d’un historien. Propos recueillis par Patrick Jansen

Découvertes
  • Un roi dans la tourmente. Par Emma Demeester
  • James Bond, un mythe inaltérable. Par Norbert Multeau
  • L’enjeu irakien. Par Régis Constans
  • Une amazone royaliste. Par Anne Bernet
  • Nietzsche invente Zarathoustra. Par Frédéric Chambard
  • Paul Sérant, l’indépendance faite homme. Par Jean Mabire
Jeu

Charles IX et son temps

Dossier. Islam et islamisme
  • Au commencement était Mahomet. Par René Marchand
  • Une conquête fulgurante. Par Annie Laurent
  • De Mahomet à l’islamisme contemporain. Par Philippe Conrad
  • Le Coran au crible de la critique. Entretien avec Dominique Urvoy. Propos recueillis par Annie Laurent
  • Islam et violence. Par Antoine Moussali
  • Islam et christianisme. Par Ram Swarup
  • Ces écrivains attirés par l’Orient. Par Arnaud Guyot-Jeannin
  • Réflexions sur le sort de la femme musulmane. Par Pauline Lecomte
  • Culpabilité autochtone et immigration musulmane. Par Hadrien Dekorte
  • Les Européens, ces ennemis. Par René Marchand
  • Géopolitique de l’Islam. Par Aymeric Chauprade
  • La Turquie, cheval de Troie de l’islamisme. Par Xavier Pauly et Laurent Latruwe
  • Le djihad algérien. Par Péroncel-Hugoz
  • Islamisme et terrorisme. Par Charles Vaugeois
Livres

Le débat : La République est-elle condamnée ? Charles Vaugeois, Louis Sorel et Pierre de Meuse

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