bolchevisme – La Nouvelle Revue d'Histoire https://www.la-nrh.fr L'histoire à l'endroit Thu, 05 Oct 2017 02:44:34 +0000 fr-FR hourly 1 Éditorial et sommaire du n°89 (mars-avril 2017) https://www.la-nrh.fr/2017/03/editorial-et-sommaire-du-n89-mars-avril-2017/ https://www.la-nrh.fr/2017/03/editorial-et-sommaire-du-n89-mars-avril-2017/#respond Wed, 15 Mar 2017 09:00:27 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=3592 Éditorial et sommaire du n°89 (mars-avril 2017)
Dans les dernières semaines de l’année 1917, personne n’était en mesure d’évaluer en occident les conséquences du coup d’État accompli à Petrograd par ceux que la presse parisienne désignait alors sous le nom de « maximalistes ».]]>
Éditorial et sommaire du n°89 (mars-avril 2017)

Octobre 1917 et l’histoire du XXe siècle. Éditorial de Philippe Conrad (NRH n°89. Dossier : 1917, la Russie en Révolutions)

Dans les dernières semaines de l’année 1917, personne n’était en mesure d’évaluer en occident les conséquences du coup d’État accompli à Petrograd par ceux que la presse parisienne désignait alors sous le nom de « maximalistes ».

Cette « minorité agissante », qui mettait en œuvre la stratégie imaginée par Lénine, ne semblait pas en mesure de se maintenir durablement au pouvoir, tant les masses paysannes russes demeuraient étrangères au discours ouvriériste des bolcheviques. L’habileté de Lénine consista à laisser entendre l’imminence d’un partage des terres attendu depuis si longtemps, condition nécessaire pour rallier au nouveau gouvernement provisoire un monde rural dont les éléments les plus avancés se reconnaissaient dans les socialistes révolutionnaires, méthodiquement liquidés à partir de l’été 1918.

NRH n°89

NRH n°89. Dossier : 1917, la Russie en Révolutions

Conduisant comme une guerre la conquête du pouvoir, les vainqueurs d’octobre furent ensuite en mesure, contre toute attente, de vaincre leurs adversaires dispersés et d’engager la mise en oeuvre d’une expérience « soviétique » appelée à durer. s’ouvrait alors le chantier qui devait voir la « construction de l’homme nouveau », dans une « patrie du prolétariat » propre à faire rêver une bonne partie des masses ouvrières européennes que la guerre avait écartées du socialisme démocratique et réformateur qui était en train de s’imposer à la veille de 1914.

Héritière de l’empire des tsars, l’union des républiques socialistes soviétiques, dont le nom officiel ne mentionnait même plus la Russie, se prétendait porteuse de « lendemains enchantés ». Mais les illusions se dissipèrent très vite et, si certains, en occident, s’accrochèrent au mythe de la révolution ouvrière inscrite dans la continuité des promesses progressistes issues des Lumières et de la Révolution française, les procès de Moscou et le Retour d’URSS d’André Gide (André Gide, Retour d’URSS, Gallimard, 1936, rééd. Folio, 2009) vinrent rappeler ce qu’était la réalité d’un régime dictatorial usant pour s’imposer de la terreur de masse.

Les immenses sacrifices consentis par l’union soviétique dans la lutte contre l’Allemagne hitlérienne lui valurent une certaine forme de réhabilitation, bientôt remise en cause par la révélation des crimes de Staline. Les performances économiques du pays, largement exagérées par la propagande, et les succès obtenus au tournant des années 1960 dans la conquête spatiale masquèrent encore pour quelque temps les échecs enregistrés dans l’accès du plus grand nombre au bien-être et le caractère hégémonique de la tutelle exercée sur les « peuples frères » des « démocraties populaires ». si les occidentaux demeuraient jusqu’aux années 1980 impressionnés par la puissance militaire du bloc de l’est, la « stratocratie » analysée avec inquiétude par le philosophe grec Cornelius Castoriadis, il nous apparaît pourtant aujourd’hui que son effondrement était largement prévisible. Ce qui l’était moins, en revanche, c’est l’étonnante capacité de résilience dont a su faire preuve la Russie à l’issue de la décennie 1990, qui a correspondu, pour reprendre une formule familière, « aux heures les plus sombres de son histoire » si l’on retient l’effondrement de puissance qu’elle connut durant cette période. une fois de plus, « intellectuels », « spécialistes » et « experts » ne manquèrent pas l’occasion de se tromper en imaginant que le pays pouvait faire table rase de son histoire, en s’inscrivant docilement dans le rôle de puissance secondaire qui lui était désormais réservé par le nouvel ordre mondial. L’aveuglement qui avait prévalu chez beaucoup, quand ils imaginaient l’URSS porteuse de tous les espoirs de justice et de progrès, ne cessa pas après 1991. depuis vingt ans déjà, la révélation du goulag par Alexandre Soljenitsyne et les actions des dissidents avaient pourtant fragilisé un système en sursis, mais la prise de conscience avait été pour beaucoup bien tardive.

La vision aujourd’hui convenue de la nouvelle Russie, telle que l’incarne un Vladimir Poutine, risque tout autant de faire sourire les historiens et les observateurs de l’avenir. La diabolisation de la « démocrature » poutinienne, pour reprendre un néologisme à la mode, et la confusion entretenue avec le temps de la guerre froide n’aident guère à l’analyse des choses. Les donneurs de leçons d’aujourd’hui feraient bien de méditer les mensonges et les erreurs de leurs prédécesseurs d’hier. L’intelligence des véritables ressorts de la révolution d’octobre peut contribuer à cette entreprise salutaire.

Philippe Conrad

Boutique. Voir l’intégralité des numéros : cliquez ici

Abonnements

  • La Nouvelle Revue d'Histoire

    Abonnement 1 an 6 numéros

    Abonnement 1 an à La NRH
    6 numéros

  • La Nouvelle Revue d'Histoire

    Abonnement 1 an 6 num.+2 HS

    Abonnement 1 an à La NRH
    6 numéros + 2 hs

  • La Nouvelle Revue d'Histoire

    Abonnement 2 ans 12 numéros

    Abonnement 2 ans à La NRH
    12 numéros

  • La Nouvelle Revue d'Histoire

    Abonnement 2 ans 12 num.+4 HS

    Abonnement 2 ans à La NRH
    12 numéros + 4 hs

]]>
https://www.la-nrh.fr/2017/03/editorial-et-sommaire-du-n89-mars-avril-2017/feed/ 0
Docteur Jivago, nouvelle version https://www.la-nrh.fr/2011/07/docteur-jivago-nouvelle-version/ https://www.la-nrh.fr/2011/07/docteur-jivago-nouvelle-version/#respond Fri, 01 Jul 2011 15:00:41 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=1316 Docteur Jivago, nouvelle version
Une nouvelle adaptation du roman de Boris Pasternak, réalisée par la télévision britannique, vient de sortir en DVD.]]>
Docteur Jivago, nouvelle version
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°55, juillet-août 2011. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Une nouvelle adaptation du roman de Boris Pasternak, réalisée par la télévision britannique, vient de sortir en DVD.

Élevé par son oncle, le jeune Yuri Jivago (Hans Matheson) consacre son temps à la médecine et à la poésie. Il épouse Tonya, sa cousine (Alexandra Maria Lara), mais reste secrètement amoureux de la belle Lara (Keira Knightley). Leur vie sera broyée par la révolution.

Cette version de 4 heures accentue la critique du bolchevisme : privations, exécutions deviennent le lot de tous. Les deux femmes de la vie de Jivago finiront ainsi leurs jours au Goulag.

À propos de

Docteur Jivago, 2 DVD, Elephant films, 14,99 €

Boutique. Voir l’intégralité des numéros : cliquez ici

]]>
https://www.la-nrh.fr/2011/07/docteur-jivago-nouvelle-version/feed/ 0
Entretien avec Georges Nivat https://www.la-nrh.fr/2008/03/entretien-avec-georges-nivat/ https://www.la-nrh.fr/2008/03/entretien-avec-georges-nivat/#respond Sat, 01 Mar 2008 08:13:27 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=244 Entretien avec Georges Nivat
Slaviste de réputation mondiale, professeur honoraire à l’université de Genève, Georges Nivat fut étroitement lié à Boris Pasternak et à sa famille. Traducteur de Soljenitsyne, il a une connaissance exceptionnelle du monde russe, de son histoire et de son évolution actuelle. Il répond à nos questions sur son itinéraire personnel et sur la Russie d’aujourd’hui.]]>
Entretien avec Georges Nivat
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°35, mars-avril 2008. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Slaviste de réputation mondiale, professeur honoraire à l’université de Genève, Georges Nivat fut étroitement lié à Boris Pasternak et à sa famille. Traducteur de Soljenitsyne, il a une connaissance exceptionnelle du monde russe, de son histoire et de son évolution actuelle. Il répond à nos questions sur son itinéraire personnel et sur la Russie d’aujourd’hui.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Qu’est ce qui vous prédisposait à vous passionner pour la Russie et sa culture ?

Georges Nivat : Rien. Absolument rien. Je suis né à Clermont-Ferrand. Mes parents étaient tous deux professeurs, ma mère enseignait les mathématiques et mon père les lettres classiques. L’anglais qui était ma première langue étrangère fut ma première passion. C’est ma rencontre avec un homme généreux et charmant qui me fit entrer dans le monde russe. Il s’appelait Georges Nikitine. C’était un Russe blanc. À l’époque, je n’étais pas encore conscient de ce que signifiaient ces deux mots. Il était relieur en chambre dans une vieille maison médiévale du vieux Clermont-Ferrand. Par le plus grand des hasards, sa femme avait été une élève de ma grand-mère en mathéleme.

Ma rencontre avec ce relieur fut ma première approche de « l’âme slave ». Je découvris qu’elle avait une manière moins rationnelle et plus généreuse d’envisager l’existence. Ce Georges Nikitine éveilla ma sympathie. Avec lui, j’ai lu des petits contes de Tolstoï et j’ai acquis mes premières notions de russe. Sa prononciation, je m’en rendis compte plus tard, était « entachée » par ses origines méridionales. Cet homme n’avait pas été volontaire dans les armées blanches, mais mobilisé par celles-ci, vraisemblablement en 1919. Il a vécu la terrible déroute des troupes de Denikine et leur exode vers la Turquie. Il s’est retrouvé à Istanbul démuni de tout, en haillons, sans rien. Sa chemise et son pantalon étaient tout son bien. Il réussit à se faire engager sur un cargo. Débarquant à Marseille, il lui fut conseillé d’aller à Clermont où il y avait une demande de main-d’œuvre dans les usines Michelin. Après divers métiers, il devint relieur en chambre. Il était entouré de livres. Son monde me fascinait.

NRH : Plus tard vous avez fait une seconde rencontre importante avec un homme que vous considérez comme un maître, le grand slaviste Pierre Pascal.

GN : À l’automne 1955, alors que j’étais élève à Normale Supérieure, je terminai une licence d’anglais. J’adorai l’énergie et la poésie violente de la littérature élisabéthaine, pas seulement Shakespeare, mais les enseignants me décevaient. Curieux de rencontrer d’autres professeurs, je suis allé écouter des cours à l’annexe de la Sorbonne. Et c’est là que j’ai découvert Pierre Pascal qui enseignait la civilisation russe.

NRH : Qu’est-ce qui vous a séduit dans la personnalité de cet homme au parcours atypique ?

GN : J’ai été intrigué, puis subjugué par sa personnalité. Pierre Pascal était très français et même très auvergnat comme moi. Mais il était aussi le fruit de l’alliance franco-russe. Quand Nicolas II est venu en visite officielle à Paris en 1896, un petit effort a été fait pour enseigner le russe. Au lycée Janson de Sailly où était le jeune Pierre, une classe de russe fut ainsi ouverte. Mais elle fut fermée au bout d’un an, faute d’élèves. Nicolas II étant reparti, il n’était plus nécessaire de prouver que l’on aimait la Russie.

Mais la graine était semée. Pierre Pascal a continué d’apprendre le russe, puis il est entré à Normale Supérieure. En 1911, il a fait un premier voyage en Russie. En cette époque d’avant la guerre, il existe une entière liberté de mouvement dans toute l’ancienne Europe. Pierre Pascal décida tout d’abord d’aller à Odessa, puis de là il se rendit à Kiev où il admira la « Mère de toutes les villes russes », et surtout la Laure des Grottes. Voyageant selon son humeur et ses envies, il finit par aboutir à Saint-Pétersbourg. Lors de ce séjour, il rédigea son mémoire de littérature française sur Joseph de Maistre, associant ainsi son amour naissant de la Russie et ses études.

NRH : Après 1917, l’une des particularités de Pierre Pascal fut de devenir un ardent bolchevique alors qu’il était un catholique pratiquant. Comment cela s’est-il fait ?

GN : Pierre Pascal fit la guerre, fut blessé aux Dardanelles, puis on le proposa à Clemenceau pour être membre de la mission militaire française en Russie, il se retrouva donc au GQG russe, et fut décoré par Nicolas II. Quand je lui demandai l’origine de son engagement, lorsque je fis de lui une longue interview pour Archives du XXe siècle, je compris qu’il y avait deux moteurs à son engagements : le rejet profond de l’égoïsme de la bourgeoisie française (à commencer par celui de sa propre famille) et la découverte de la fraternité russe. Il s’était senti comme happé, kidnappé par la révolution russe. Il pensait qu’il assistait à un retour du christianisme authentique. Il voyait dans le bolchevisme une incarnation du collectivisme que décrivent les Actes des apôtres, à la parabole où il est écrit que les disciples auraient tout en commun. Il refusa de rentrer en France quand l’ordre fut donné à la mission militaire de rentrer en France, en un sens, il déserta.

NRH : Combien de temps Pierre Pascal est-il resté en Russie ?

GN : Dix-sept ans. Il n’a pu rentrer en France qu’en 1933, à la suite du voyage d’Édouard Herriot. S’il était resté plus longtemps, son sort aurait était scellé puisqu’il faisait partie de ces premiers bolcheviques qui ont été liquidés lors des grandes purges décidées par Staline à partir de 1936. Il cumulait toutes les « tares » : « vieux bolchevique », catholique et de surcroît étranger.

NRH : Qu’est ce qui l’a poussé à vouloir partir ?

GN : En 1922, au moment de la NEP, il considérait que les bolcheviques trahissaient la Révolution avec le rétablissement provisoire de la propriété privée. Il est important de comprendre que Pierre Pascal était entré en quelque sorte « en religion russe », l’utopie communiste étant la forme prise par cette religion. Pour lui, le communisme était russe dans la mesure où il incarnait une fraternité dont on ne trouvait plus la trace dans la France bourgeoise de son époque, mais que l’on avait connue, selon lui, dans la France d’autrefois, celle des solidarités paysannes.

NRH : Dans son opposition à la ligue officielle du parti se sentait-il proche de Trotski ?

GN : Non, pas du tout. Autant il admirait Lénine, autant il ne supportait pas la personnalité de Trotski, trop beau parleur pour lui. Il appréciait Lénine parce qu’il était moins bon orateur que Trotski. Le « beau parlé » de Trotski, pour Pierre Pascal, était « le mauvais parlé ». Il y voyait une marque d’inauthenticité.

NRH : Quelle fut son rôle au sein du bolchevisme ?

GN : Il était devenu le secrétaire privé de Tchitchérine, le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères. Il avait sa carte d’entrée au Kremlin. Mais en raison de ses convictions pour le moins originales de « chrétien bolchevique », Pierre Pascal passa en jugement devant une commission présidée par Boukharine. Ce qui donna à peu près le dialogue suivant : « Camarade Pascal, nous apprenons que vous allez à l’église tous les jours. Nous aimerions comprendre ce que cela signifie ». Pascal répondit : « Du point de vue politique et économique, je suis marxiste, mais du point de vue philosophique, Marx est complètement enfantin, cela ne tient pas debout. Je suis thomiste ». Boukharine à dû penser que le camarade Pascal n’était pas trop dangereux et on l’a laissé tranquille.

En revanche, à partir de 1924, après la mort de Lénine et la progressive prise du pouvoir par Staline, il devint clair que des personnalités aussi atypiques n’avaient plus leur place au pays des soviets.

NRH : À son retour en France, comment fut-il accueilli ?

GN : Il eut des difficultés. Il ne faut pas oublier qu’il avait déserté la mission militaire française quand elle s’était retirée de Russie. Mais au bout d’un certain temps, il obtint un poste d’enseignant à Lille, puis aux Langues Orientales, enfin à la Sorbonne. Je me souviens encore de lui au moment de notre rencontre en 1955. Il dégageait un charme énigmatique. Il était toujours souriant et serein.

NRH : Vous-même, quand vous êtes-vous rendu en Russie soviétique pour la première fois ?

GN : Je suis arrivé à l’automne 1956 avec les premiers étudiants étrangers admis à l’université de Moscou. En réalité, il n’y avait que des Français, par un accord culturel tout nouveau entre les deux pays. Je suivais des cours de langue, de littérature et d’histoire, j’ai le souvenir de cours magnifiques, où certains professeurs profitaient du « dégel » pour faire allusion à des thèmes tabous. J’y ai vécu deux fois un an, puis ce fut une interruption (non volontaire) de douze ans, et puis à nouveau de nombreux séjours. Aujourd’hui, j’y vais plusieurs fois par an. J’ai un appartement à Saint-Pétersbourg.

NRH : Lors de ce premier séjour, quelles furent vos impressions marquantes ?

GN : Une manière fraternelle, un peu emphatique de vivre la vie commune et privée. La vie des Russes est beaucoup plus collective et festive qu’en Occident. Ils ne sont pas sur leur quant-à-soi. On peut se présenter chez n’importe quel ami à minuit. Les réunions et les banquets privés sont une part essentielle de leur vie. Mais cette fraternité cohabite avec des pulsions de brutalité dans la vie publique, un manque de politesse les uns envers les autres, et, sur le plan de l’histoire politique une absence d’égards pour la vie humaine.

Pour bien comprendre l’âme russe, il faut connaître la liturgie orthodoxe. Une grande importance est accordée à l’émotion exprimée par la gestuelle. Il existe une communion profonde de l’âme, de l’esprit et du corps. C’est ce qui m’a frappé quand j’eu la chance de connaître le poète Boris Pasternak en 1956.

NRH : Il semble que cette rencontre a beaucoup compté pour vous.

GN : C’est peu dire. Un étudiant en histoire m’introduisit dans la seconde famille, « illégitime », de Boris Pasternak, chez sa compagne Olga Ivinskaïa, où je fis la connaissance de la mère d’Olga et de ses enfants : Irina et Mitia. Irina, dont je ne savais pas encore que je deviendrai le fiancé. Dans son village de Peredelkino, Boris Pasternak était considéré comme une sorte de « clairvoyant ». Des inconnus n’hésitaient pas à l’aborder avec une touchante simplicité pour lui demander des conseils de vie. Lui-même pouvait être désarmant de naïveté et de pureté. Il avait ce côté enfantin fréquent chez les Russes.

Au moment où je le vis pour la première fois, il venait de terminer la rédaction de son roman Le Docteur Jivago. Il m’en donna à lire des morceaux, – c’était avant sa publication en Italie par l’éditeur Feltrinelli. Je le lus « à l’envers », en commençant par la fin, c’était plus facile pour moi, et cela a marqué ma compréhension de ce livre-talisman. Je le relis à intervalles réguliers. Les vers de Pasternak sont une offrande continuelle à la vie. Le roman est une fresque historique qui débute en 1905 et se déroule jusqu’en 1935. Jivago est un antihéros qui entre dans une déchéance apparente : morale, professionnelle et amoureuse. Mais à travers sa déchéance, il connaît une illumination et une conversion religieuse. Cette reconstruction spirituelle par Pasternak est merveilleuse et significative. Elle explique de l’intérieur la résistance de la Russie au communisme. Le livre est inspiré par le Christ.

NRH : Comment ont évolué vos relations avec Boris Pasternak et sa famille ?

GN : Boris Pasternak est mort le 30 mai 1960. J’ai été expulsé d’URSS le 6 août 1960, il s’agissait d’empêcher mon mariage avec Irina, la fille d’Olga. Quelques jours après, ma fiancée et sa mère étaient arrêtées et envoyées au Goulag pour quatre et cinq ans. Je ne pus retourner en Russie que douze ans après. Dès mon retour à Moscou, je courus les revoir. Irina était mariée avec un compagnon de goulag, un poète, Vadim Kozovoï, avec qui je devins très ami.

NRH : Vous êtes devenu entre autres l’un des traducteurs de Soljenitsyne. À quelle occasion l’avez-vous rencontré ?

GN : À mon retour en Russie en 1972, je l’ai aperçu fugitivement. Rostropovitch lui donnait refuge, il habitait dans son garage. Nul ne savait à cette époque comment allait se terminer le nouveau bras de fer entre le pouvoir soviétique et l’écrivain. Deux ans plus tard, en février 1974, il fut expulsé d’URSS. Je l’ai vu à Paris, puis chez lui dans le Vermont, dans sa demeure de Cavendish aux États-Unis. Il m’y invita en 1987 pour un week-end ; j’accomplissais à l’époque une année sabbatique à Harvard. C’était un grand honneur car ce travailleur extraordinaire n’aimait pas être dérangé par les importuns.

NRH : Comment le définiriez-vous ?

GN : Comme un forçat de sa mission : dire la vérité sur la révolution russe. Son œuvre comporte deux massifs d’écriture. Le premier répond aux questions : D’où vient la révolution russe ?, Pourquoi une telle catastrophe ?, Comment se fait-il que l’histoire russe fut déviée de son cours naturel ? C’est la question centrale de ce qu’il appellera plus tard La Roue rouge. Il s’agit d’une narration historique jour par jour, parfois minute par minute. Elle commence en 1914 et se termine en avril 1917. Soljenitsyne à une capacité prodigieuse de réalisme pour voir ce qu’il n’a pas vu.

Son deuxième projet est venu interférer dans le premier : il était de rendre compte de la réalité du Goulag que lui-même connut de 1944 à 1955. Son premier livre, Une journée d’Ivan Denissovitch, décrit la vie ordinaire d’un bagnard soviétique. Un homme qui a conservé les valeurs religieuses de son enfance, et se signe avant d’avaler son brouet de bagnard. Le second projet culmine avec l’écriture dans la clandestinité de ce massif qu’est L’Archipel du Goulag. L’écrivain entreprend d’y retracer l’histoire de la tyrannie et de la violence communistes. Comment se fait-il que l’homme russe, qui est bon, a pu édifier cette construction inhumaine ? Par son génie, Soljenitsyne est parvenu à imposer sa compréhension du Goulag : le Goulag n’est pas une conséquence de la Révolution, mais son produit fondamental.

NRH : À vous lire, on perçoit que la démesure et une folle énergie sont consubstantielles à l’âme russe. Mais l’énergie cohabite avec une étrange passivité et une forme de fatalisme ?

GN : L’écrivain Victor Astafiev disait : « Nous sommes très passifs, nous sommes un énorme bateau qui court sur son erre mais, attention, s’il commence à tourner, alors vous ne l’arrêterez pas ! » Ce fut le cas de la révolution russe. On a pensé pouvoir l’arrêter. Dans d’autres pays, on l’a stoppée. Même la Révolution française qui, en un sens, a servi de modèle de compréhension pour la russe, a été, en comparaison, très brève… Mais, en Russie, le processus de révolution sociale et politique a continué jusqu’à la férocité la plus extrême, et jusqu’à sa débâcle absolue.

Il existe en Russie une célébration de la démesure et de la performance. Dans les écoles russes, l’excellence est cultivée. Ce qui explique que sortent constamment des génies des mathématiques et de la musique. Les Russes aiment fêter les succès. La société russe a fondamentalement le goût de la fête et de l’exubérance.

NRH : Quel est votre sentiment sur l’évolution de la Russie actuelle ?

GN : La Russie a recouvré la liberté depuis dix-sept ans. Ce fut une sorte d’implosion sans que le sang soit versé. La liberté politique a pris un chemin qui nous étonne : le retour à une sorte de culte du pouvoir. La liberté économique a complètement changé le pays, bien qu’il y ait un retour à l’étatisation pour les grandes ressources énergétiques – et un retour assez brutal- mais il y a bien d’autres libertés, la liberté privée, la liberté religieuse, la liberté culturelle. C’est très important. Beaucoup de ceux qui critiquent la Russie semblent l’oublier. La culture russe est totalement libre, les consciences sont libres. La Russie est revenue à la vie. Tout cela ne peut qu’inspirer de l’admiration.

Du point de vue politique, les choses sont plus complexes. Il y a eu un moment d’ébullition considérable où les intellectuels ont beaucoup pris la parole. Mais il n’en est pas sorti pour autant une véritable classe politique. On se trouve aujourd’hui dans une Russie qui n’aime pas la politique. Si le président actuel, Vladimir Poutine, a une telle popularité, cela est dû au retour à la stabilité économique et à un sentiment de sécurité pour l’avenir. Il ne faut pas oublier qu’en 1991, la Russie était en plein chaos, en pleine déroute économique et financière, et que cela se reproduisit en 1998. Le sentiment de stabilité permet aux Russes, pour la première fois, de faire des projets. Il y a encore dix ans, il était impossible de se projeter dans l’avenir. Sans parler de l’époque soviétique, où les gens vivaient dans la hantise de l’arrestation. Leur baluchon était toujours prêt. C’est fini. Et c’est un progrès extraordinaire.

Il subsiste bien entendu d’énormes problèmes, par exemple celui du différentiel gigantesque entre les villes et les campagnes. Moscou possède des richesses culturelles et matérielles extraordinaires. Il y a plus de théâtres à Moscou que dans le reste de l’Europe, mais dans le fin fond de certaines provinces, tout se dépeuple et se vide… Hélas, nos journaux ne rendent pas compte de cette réalité complexe, tout se résume à une sorte de « roman du Kremlin ».

NRH : Quel regard les Russes portent-ils sur la France ?

GN : En général, les Russes sont assez irrités. Ils considèrent les Français comme des donneurs de leçons. Nous aimons effectivement donner des leçons mais guère en recevoir. Nous voudrions que tout le monde s’aligne sur notre modèle, alors que nous-mêmes, nous le décrions. Quand, à la télévision russe, sont apparues les images de nos banlieues embrasées, les Russes en sont restés saisis. Quand on leur dit qu’il y a 40 000 voitures par an qui brûlent en France, ils sont stupéfaits. Comment peut-on donner des leçons aux autres avec de telles violences chez soi ?

Par ailleurs, l’Europe fascine par son bien-être, les Russes y viennent aujourd’hui en touristes, et en grand nombre.

NRH : Comment la Russie d’aujourd’hui se perçoit-elle à l’égard de l’Europe ? Se sent-elle européenne ?

GN : Les constantes leçons données par le parlement européen – que la diplomatie russe dénonce de plus en plus souvent – sont ressenties avec irritation par l’opinion publique, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient inutiles ou sans effet. Il faut que l’Europe parvienne à mieux gérer le paradoxe ancien de l’appartenance de la Russie à la Grande Europe et de son rejet de l’Union européenne. Beaucoup de Russes pensent, à tort ou à raison, que l’Europe de l’Ouest subit une mauvaise évolution due à l’immigration massive depuis des pays et peuples non européens, et que la Russie, qui est certes multinationale depuis toujours, bien avant nous, aurait intérêt à s’en tenir à l’écart. Chaque épisode de dysfonctionnement de l’assimilation des immigrés est scruté attentivement et mis en relief par les médias russes. Le terrorisme en Grande-Bretagne ou la révolte des banlieues en 2005 à Paris semblent démontrer une hétérogénéité préoccupante de la société. Bref, l’Europe n’est plus pour la Russie l’idéal qu’elle a pu être pendant un très bref moment, symbolisé par la « Maison commune » du président Gorbatchev.

Par ailleurs, une liaison est faite par certains entre le problème majeur de l’Europe, l’immigration massive de non Européens, ce que des Russes appellent son dépeuplement « blanc », et le problème permanent de la Russie : son sous-peuplement, surtout en Sibérie. Et l’on voit apparaître une idée qui rappelle celle de Catherine la Grande faisant appel aux colons souabes ou bavarois. D’un côté, une émigration blanche de plus en plus importante vide l’Europe de ses jeunes intellectuels et entrepreneurs ; de l’autre, la Russie eurasienne doit absolument se peupler sans trop faire appel à l’immigration chinoise qui transformerait rapidement la Sibérie en un second Tibet. D’où l’idée caressée par certains d’une solution à la Catherine II : l’appel à une seconde immigration massive d’artisans, artistes ou intellectuels d’Europe. Le succès du premier appel aux colons européens fut immense, et il a façonné la Russie moderne. Pourquoi ne pas recommencer ?, suggèrent certains, dont l’académicien Chmeliov qui dirige l’Institut européen de l’Académie des Sciences à Moscou.

Une chose est certaine : la démographie va être le facteur dominant pour l’avenir économique de la Russie pendant la décennie à venir.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

Repères biographiques

Georges Nivat

Slaviste de réputation mondiale, Georges Nivat est professeur honoraire à l’université de Genève. Il est le traducteur, entre autres, de Soljenitsyne, Pouchkine et Gogol. Parmi ses nombreux ouvrages : Soljenitsyne (1980), Vers la fin du mythe russe (1983 et 1988), Russie-Europe, la fin du schisme, Impressions de Russie, L’An Un (1993), Regards sur la Russie de l’an VI (1998). Il a codirigé les volumes de la grande Histoire de la littérature russe (Fayard). Il a dirigé aussi Les Sites de la mémoire russe, tome 1 de Géographie de la mémoire russe (Fayard, 2007). Il vient de publier à L’Âge d’Homme Vivre en russe.

Boutique. Voir l’intégralité des numéros : cliquez ici

]]>
https://www.la-nrh.fr/2008/03/entretien-avec-georges-nivat/feed/ 0
Entretien avec Ernst Nolte https://www.la-nrh.fr/2003/05/entretien-avec-ernst-nolte/ https://www.la-nrh.fr/2003/05/entretien-avec-ernst-nolte/#respond Thu, 01 May 2003 10:00:08 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=140 Entretien avec Ernst Nolte
Figure majeure de l’Université allemande, Ernst Nolte a renouvelé par ses travaux l’histoire européenne du XXe siècle. Dialogue en toute liberté avec Dominique Venner.]]>
Entretien avec Ernst Nolte
Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°6, mai-juin 2003. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Figure majeure de l’université allemande, Ernst Nolte a renouvelé par ses travaux l’histoire européenne du XXe siècle. Dialogue en toute liberté avec Dominique Venner.

Par la publication en 1963 de son ouvrage en trois volumes, Le Fascisme dans son époque (1), Ernst Nolte s’était imposé comme un historien majeur, associant réflexion philosophique et connaissance des faits. Cette publication lui valut une chaire d’histoire moderne à l’université de Marbourg. Plus tard, il rejoindra l’université libre de Berlin. Sur certains points, l’ouvrage prêtait cependant à discussion, par l’assimilation de l’Action française au fascisme. Nous y reviendrons.

Mais c’est une controverse autrement vive qu’a ouverte en Allemagne, le 6 juin 1986, un article d’Ernst Nolte, « Un passé qui ne veut pas passer ». Cet article fut le point de départ de la « querelle des historiens ». Celle-ci a rebondi un an après avec la publication de La Guerre civile européenne, 1917-1945 (2). Aujourd’hui, la polémique s’est atténuée. Mais elle n’a pas disparu, comme le montrent les trois critiques acides publiées récemment par Le Débat (3). Pourquoi le travail d’un historien sur un passé définitivement révolu soulève-t-il autant de passions ? Sans doute parce que, suivant le mot d’Ernst Nolte, ce passé « ne veut pas passer ». Parce que les enjeux liés à l’interprétation de ce passé restent lourds et brûlants. Le monde politique et mental dans lequel vivent les Européens d’aujourd’hui a été en grande partie façonné par une interprétation univoque de leur passé. Procéder à une relecture du passé qui pourrait modifier l’interprétation conventionnelle, cela aurait-il le pouvoir d’ébranler tout l’édifice et les intérêts qu’il charpente ? Le croire serait un bel hommage rendu à la puissance de l’esprit, un hommage aussi au travail de l’historien.

J’avais rencontré Ernst Nolte peu après la publication en français de La Guerre civile européenne. Il s’était prêté de bonne grâce à une longue discussion publiée à l’époque dans la revue Éléments (4). La traduction d’un nouveau livre (5), publié cette fois encore à l’initiative de Pierre-Guillaume de Roux, m’a donné l’occasion et le plaisir d’un nouvel échange.

Dominique Venner : Dans la revue Le Débat, l’un de vos critiques rappelle que vous êtes né en 1923, sous la république de Weimar et que vous avez été témoin dans votre enfance de la « guerre civile larvée » entre nazis et communistes avant l’arrivée de Hitler au pouvoir en janvier 1933 (6). Cela le conduit à vous reprocher de faire « entrer cette dimension subjective dans [votre] œuvre », et donc de « fausser les perspectives ». Que pensez-vous de cette objection ? La subjectivité de l’historien est-elle un inconvénient ou un atout ?

Ernst Nolte : Sans expérience subjective, l’histoire que l’on écrit est sèche et aride. Une certaine tension intérieure est indispensable au travail de l’historien. Certains ouvrages sont inondés de faits empiriques dépourvus de signification. La sensibilité abstraite que j’avais de l’époque m’a certainement servi en renforçant mon désir d’objectivité.

DV : Vous aviez vingt ans en 1943. Vous étiez donc en âge de conserver le souvenir des dernières années du IIIe Reich. Cela a-t-il compté d’une façon ou d’une autre dans votre réflexion d’historien ?

EN : Pour des raisons de santé, je ne fus pas incorporé dans la Wehrmacht. Je n’ai donc pas partagé l’expérience fondamentale de ma génération. Mais j’ai été un témoin éveillé. L’époque de la guerre fut pour moi une sorte d’expérience spirituelle. Avant celle-ci, bien qu’enfant, j’avais été témoin du conflit féroce opposant les nationaux-socialistes et les communistes. J’avais dix ans en 1933. Mais je me souviens que dans ma petite ville de la Ruhr, Witten, la lutte des deux partis était violente. Les adultes ne parlaient que de cela.

DV : Quelle idée un enfant pouvait-il se faire du communisme ?

EN : Je me souviens que vers l’âge de sept ans, je suis allé chez le dentiste. Dans la salle d’attente, j’ai regardé une revue illustrée. C’était une revue dans laquelle se trouvaient des copies de quelques pages d’un pamphlet soviétique. Des gravures anticléricales représentaient des moines dans des postures obscènes. C’est la première fois que je découvrais ce genre de dessins orduriers. Ils m’ont fortement choqué. Dans ma famille, on respectait l’Église et le christianisme. J’ai retiré de cette petite expérience le sentiment fort de ce qui opposait les catholiques et le communisme.

DV : Avant de vous intéresser à l’histoire, vous avez fait des études de philosophie. Vous avez suivi les cours de Heidegger en 1944. Cela fut-il bénéfique dans votre carrière ultérieure d’historien ?

EN : Je dois beaucoup à Heidegger et pas seulement un certain ton de la langue. Mais j’ai eu longtemps une compréhension fausse de ce qu’on peut appeler sa métaphysique. J’associais l’idée de Logos à celle de Dieu. Dans l’ouvrage que je lui ai consacré, j’ai évité de thématiser sa philosophie tardive.

DV : Comment êtes-vous passé de la philosophie à l’histoire et plus précisément à l’histoire du fascisme ?

EN : Je suis en quelque sorte un « tard venu » de la science historique, ce qui a favorisé une démarche originale. En 1959, par hasard, j’ai découvert à Rome, chez un bouquiniste, un recueil de textes de Mussolini. Ce qu’il disait de Marx et de Nietzsche m’a paru remarquable. J’ai voulu en savoir plus. C’est ainsi, par l’histoire des idées, celles de Mussolini et de Charles Maurras, que j’en suis venu primitivement à étudier le national-socialisme. Cela explique la genèse des trois volumes du Fascisme dans son époque, livre qui m’a valu une chaire d’histoire moderne à l’université de Marbourg.

DV : En France, le reproche vous a été fait d’inclure l’Action française dans une généalogie du fascisme et du national-socialisme. L’origine de l’Action française remonte à la « Revanche » et à l’affaire Dreyfus, c’est-à-dire à une époque antérieure à la Première Guerre mondiale qui a changé toutes les représentations, et a vu naître à la fois le bolchevisme et le fascisme. C’est une première objection. Par ailleurs, vous définissez le fascisme comme « un antimarxisme qui vise à anéantir l’adversaire par l’élaboration d’une idéologie radicalement opposée et pourtant similaire ». Mais Charles Maurras ne s’est jamais soucié du marxisme. On ne voit pas bien le rapport entre la pensée contre-révolutionnaire de Maurras et la pensée révolutionnaire d’un Mussolini et plus encore d’un Hitler.

EN : Maurras ne fut pas le premier à traduire en paroles et en actes une résistance politique à l’universalisme dont le marxisme et l’américanisme sont des manifestations. Mais il était, je pense, le premier homme politique important qui attaquait en même temps la force conservative qu’il voulait défendre, c’est-à-dire l’Église catholique. Son expression, « Je suis agnostique et catholique », me paraît très significative. Elle préfigure, dans une certaine mesure, les attitudes de Mussolini et de Hitler. Mais je crois avoir démontré aussi qu’on ne doit pas opposer un Maurras contre-révolutionnaire à un Hitler révolutionnaire. Ils appartenaient tous les deux au grand courant contre-révolutionnaire né en opposition à la Révolution française. Mais ils s’étaient approprié tant de traits révolutionnaires qu’ils paraissaient souvent plus semblables à leurs ennemis qu’à leurs amis conservateurs – Maurras, d’une manière voilée, Hitler, de façon plus évidente.

DV : On vous a comparé à Renzo De Felice et à François Furet qui furent communistes dans leur jeunesse avant de s’en libérer. Comment s’est faite votre propre évolution ?

EN : Je n’ai jamais été communiste. À la différence de la France et de l’Italie, l’attrait pour le communisme était faible dans la jeunesse allemande de l’après-guerre, à cause surtout de la RDA (7). En revanche, j’ai subi l’influence de Marx. En 1952, j’ai soutenu ma thèse de philosophie sur les rapports entre Marx et l’idéalisme allemand. Pour moi, le marxisme était une pensée légitime. Son infortune fut d’être réalisé en Russie.

DV : Dans les années 1960, votre ouvrage Le Fascisme dans son époque, avait été favorablement accueilli par l’intelligentsia de gauche. Vingt ans plus tard, elle a réagi avec une grande hostilité à La Guerre civile européenne. Que s’était-il passé ? Qui avait changé ? Elle ou vous ?

EN : Je n’ai pas changé. J’éprouve toujours la même répulsion pour le national-socialisme et bien entendu pour sa politique raciale et la persécution des Juifs. Seulement, une étude plus approfondie m’a conduit à me poser la question d’un « noyau rationnel » de l’antisémitisme hitlérien. Les articles de Hitler, dans les années 1920, prouvent que sa hantise et sa haine du bolchevisme étaient devenues sa principale motivation. La forte présence de militants juifs parmi les promoteurs de la Révolution de 1917 et dans l’appareil international du Komintern était une thèse largement répandue à l’époque, par exemple par Churchill. Cette idée des Juifs inventeurs d’une révolution d’anéantissement qui menaçait tout le monde occidental, c’était le noyau de l’idéologie de Hitler.

DV : L’antisémitisme hitlérien s’expliquerait donc par la crainte du communisme ?

EN : Hitler estimait que le communisme et le marxisme influençaient 40 % de la population allemande. Désigner le communisme comme l’ennemi, l’aurait contraint à combattre presque la moitié de ses compatriotes. Alors que désigner les Juifs comme l’ennemi permettait d’ébranler et d’attirer les communistes eux-mêmes, tout en donnant à l’ennemi un visage concret, beaucoup plus efficace que celui d’un ennemi abstrait.

DV : On vous a parfois reproché d’étudier le nazisme en historien des idées et de négliger la matrice fondamentale que fut la Première Guerre mondiale, le rôle aussi de la jeune génération du front, les hommes des corps-francs. Certains historiens estiment également que vous avez quelque peu négligé ce qui se rapporte à l’histoire proprement allemande dans l’émergence du nazisme. Mais votre nouveau livre, Les Fondements du national-socialisme, fait tomber cette objection.

EN : Tous les autres historiens ont étudié les causes spécifiquement allemandes du national-socialisme depuis Bismarck. Si vous choisissez de souligner un facteur important jusque-là négligé, cela ne veut pas dire que le reste est inexistant. Dans Les Fondements du national-socialisme, j’analyse en effet le faisceau des causes culturelles, idéologiques et historiques spécifiquement allemandes du national-socialisme, le pangermanisme qui se développe sous Guillaume II, l’antisémitisme présent dans l’extrême droite allemande, mais aussi chez quelques penseurs gauchistes.

DV : Les sources disponibles et le climat intellectuel de notre époque offrent-ils à l’historien les conditions satisfaisantes d’une connaissance objective du IIIe Reich ?

EN : Lorsque après une grande et terrible guerre, seuls peuvent s’exprimer les vainqueurs et les représentants des anciennes victimes, alors que « l’autre côté », qui devrait aussi être entendu en bonne logique, ne peut s’exprimer et que cela lui est même interdit sous peine de lourdes sanctions, on se trouve dans une situation antiscientifique. On voit s’installer une orthodoxie qui échappe à la critique, donc à la science.

DV : Cette inquiétude explique-t-elle les directions de recherches que vous avez ouvertes dans La Guerre civile européenne ?

EN : Ce fut une voie secondaire où je ne pouvais pas produire de conclusions, mais seulement formuler des questions et, pour une large part, des questions sur des questions qui n’étaient pas posées. J’ai lu des livres qu’on n’a pas vraiment le droit de lire, et je me suis aperçu, à mon grand étonnement, que je ne tombais pas toujours sur de « vieux nazis », mais parfois sur de purs libertaires et anciens détenus des camps de concentration, et que certains de ces auteurs avaient une connaissance des choses si complète que je n’avais rien trouvé de comparable dans la littérature « établie ». Bref, j’ai emprunté cette voie secondaire parce qu’aucun autre historien reconnu ne l’empruntait. Et j’ai formulé en toute clarté mes interrogations référencées aux questions qui n’avaient pas été posées. En tant que savant, j’ai défendu le caractère de notre discipline qui est celui d’une recherche critique et équilibrée. Et en tant qu’homme, je me suis opposé à l’édification d’une nouvelle quasi-religion.

Crédit photo : DR

Notes

  1. Traduction aux Éditions Julliard, Paris, 1970. Tome 1, L’Action française ; tome 2, Le Fascisme italien ; tome 3, Le National-socialisme.
  2. Traduction aux Éditions des Syrtes, Paris, 2000.
  3. Le Débat, n° 122, novembre-décembre 2002.
  4. Éléments, n° 98, mai 2000.
  5. Les Fondements historiques du national-socialisme, Le Rocher, Paris, 2002.
  6. Édouard Husson, Le « noyau irrationnel » de l’œuvre de Nolte. Le Débat, n° 122.
  7. République démocratique allemande, créée par les Soviétiques et soumise au pouvoir communiste jusqu’à la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et à la réunification.

Boutique. Voir l’intégralité des numéros : cliquez ici

]]>
https://www.la-nrh.fr/2003/05/entretien-avec-ernst-nolte/feed/ 0
Éditorial et sommaire du n°5 (mars-avril 2003) https://www.la-nrh.fr/2003/03/editorial-et-sommaire-du-n5-mars-avril-2003/ https://www.la-nrh.fr/2003/03/editorial-et-sommaire-du-n5-mars-avril-2003/#respond Sat, 01 Mar 2003 08:00:43 +0000 https://www.la-nrh.fr/?p=2429 Éditorial et sommaire du n°5 (mars-avril 2003)
Tout change, tout bascule. Nous sommes entrés dans l’inédit. Rien de ce qui s’annonce pour l’avenir ne ressemble à ce que nous avons connu. Pas forcément en mal. Et ces changements vont bien au-delà du politique. Ils ont commencé vers 1990, subissant une vive accélération depuis le 11 septembre 2001.]]>
Éditorial et sommaire du n°5 (mars-avril 2003)

La Russie et l’Europe

Tout change, tout bascule. Nous sommes entrés dans l’inédit. Rien de ce qui s’annonce pour l’avenir ne ressemble à ce que nous avons connu. Pas forcément en mal. Et ces changements vont bien au-delà du politique. Ils ont commencé vers 1990, subissant une vive accélération depuis le 11 septembre 2001.

Que de changements en effet au tournant de 1990 ! Par exemple, dans nos relations avec la Russie. De 1945 à 1990, l’URSS occupait militairement toute l’Europe orientale. Simultanément, elle projetait sur l’Ouest l’ombre d’une menace mortelle. Après en avoir été complices à Yalta et Postdam, les États-Unis prirent peur eux-mêmes et devinrent notre rempart. Mais tout a pivoté à partir de 1990 et l’effondrement de l’URSS. La Russie affaiblie, repliée sur ses anciennes frontières, amputée de ses républiques d’Asie centrale, ramenée de 250 à 150 millions d’habitants, dont 10 % d’allogènes, apparaît désormais comme l’alliée nécessaire de l’Europe occidentale face à la puissance hégémonique américaine et à l’Islam. La perception qu’en a l’Europe de l’Est ne peut être la même. On ne peut y oublier un demi-siècle d’oppression soviétique, sans compter les mirages du dollar.

En dépit d’un lourd déficit démographique et d’une société en miettes, la Russie, son espace, ses richesses naturelles, représente des potentialités énormes pour l’Europe. Mais qu’est-ce que l’Europe ?

L’Europe ne se confond pas avec l’actuel cauchemar technocratique et son inconsistance politique. L’Europe est une très ancienne réalité spirituelle et civilisationnelle, provisoirement masquée et défigurée. C’est aussi une réalité historique et géopolitique qui s’identifie, pour l’essentiel, à l’ancien espace carolingien. Quels liens entre cette Europe et la Russie ?

Des liens précoces. Dès le IXe siècle de notre ère, ce qui deviendra plus tard l’État russe, est fondé à Novgorod et Kiev par l’alliance d’une aristocratie scandinave, les Varègues, et de populations slaves. En 988, Vladimir, prince de Kiev, descendant de Rurik, le fondateur légendaire, fait le choix politique de se convertir au christianisme byzantin. La querelle qui oppose celui-ci au christianisme latin sera la cause de conflits qui durent encore. Cependant, en 1051, le capétien Henri Ier de France, épouse à Senlis Anne de Kiev, petite-fille de Vladimir. Devenue Anne de France, elle sera la grand-mère du futur Louis VI. Un peu de son sang coulera dans les veines de Saint Louis.

C’est bien, mais c’est peu. Séparées par l’espace, la Russie et l’Europe, malgré des racines communes, vivront des histoires différentes. La chevalerie médiévale, l’amour courtois, les libertés féodales, les croisades, l’émergence des villes, la révolution du gothique, la Renaissance, la Réforme et son contraire, l’expansion au-delà des mers, la naissance des États-nations, le baroque profane et religieux, les Lumières et le romantisme, tous ces mouvements ont pris naissance en Europe et n’appartiennent qu’à elle. La Russie en recevra l’écho sans en être la source. Son histoire a été différente, imposée par la géographie et la fortune des armes.

Si l’Europe n’a pas de frontières à l’est, la Russie en est elle-même dépourvue. Son espace ouvert a marqué sa destinée. En 1237, année fatale, les Mongols islamisés s’abattent sur l’immense pays, imposant leur domination sur la plus grande partie. La libération viendra sous Ivan III et sera achevée en 1547 par son petit-fils, Ivan IV le Terrible.

La Russie émerge alors de l’emprise mongole sans avoir rien partagé de ce qui a fait l’Europe au cours des siècles précédents. Malgré les efforts de Pierre le Grand et de ses successeurs, le temps de la Russie ne sera jamais plus celui de l’Europe. Y compris au XXe siècle. Triomphant à l’Est en 1917, le bolchevisme sera efficacement combattu à l’Ouest, en dépit de complicités nombreuses. Et la mémoire de l’époque communiste ne peut être la même ici et là-bas. En Russie, elle se confond avec les pires horreurs, les pires destructions, mais aussi avec le souvenir d’une puissance sans précédent.

Sans négliger ces réalités, on se souviendra des fortes sympathies tissées entre la Russie et l’Europe. Joseph de Maistre en est l’exemple. Arrivé en Russie en 1803 comme ambassadeur du roi de Sardaigne, il y reste jusqu’en 1817, nouant de nombreuses relations dans la société de Saint-Pétersbourg. Il s’y trouve si bien qu’il songe adopter la nationalité russe : « Jusqu’à mon dernier soupir, écrira-t-il, je ne cesserai de me rappeler la Russie et de faire des vœux pour elle. » Imitons-le. Nous nous en porterons bien.

Dominique Venner

Crédit photo : Mariano Mantel via Flickr (cc)

Courrier des lecteurs

Actualité de l’histoire

Bernard Lugan explique la Côte d’Ivoire

Éditorial

La Russie et l’Europe. Par Dominique Venner

Portrait/Entretien

Maurice Allais : l’économie éclaire l’histoire. Propos recueillis par Patrick Jansen

Découvertes
  • La nouvelle affaire Jean Moulin. Par Jean-Claude Valla
  • Une mémoire salie. Par le colonel Jacques Hogard
  • Le scandale du Monde. Par Léon Davidovitch
  • La nébuleuse trotskiste. Par Henri Lesueur
  • Quand la BD réveille l’histoire. Par Pascal Landes
  • L’aventure du Transsibérien. Par Jean Mabire
  • Un Capétien oublié : Philippe III le Hardi. Par Emma Demeester
  • Les Vikings découvrent l’Amérique, entretien avec François-Xavier Dillmann. Propos recueillis par Charlotte Van Daele
  • Jeu : Philippe III et son temps. Par Emma Demeester
Dossier : La Russie et l’Europe
  • Saint-Pétersbourg, une fenêtre sur l’Europe. Par Vladimir Volkoff
  • Mille ans d’histoire russe. Par Charles Vaugeois
  • Conquête de la Sibérie. Par Alfred Rambaud
  • Portrait de Pierre le Grand. Entretien avec Henri Troyat. Propos recueillis par Éric Vatré et Charles Vaugeois
  • Terribles tsarines. Par Pauline Lecomte
  • La conquête du Caucase. Par Philippe Conrad
  • Slavophiles et Occidentalistes, entretien avec Alain Besançon. Propos recueillis par D. Venner
  • Maximilian Volochine. Par Marie-Aude Albert
  • Le poids de l’asianité et de l’islam en Russie. Par François-Georges Dreyfus
  • La réislamisation des turcophones. Par Charles Vaugeois
  • Soljenitsyne et la question nationale russe. Par Elena Balzamo
  • Le cinéma à la recherche d’une âme perdue. Par Norbert Multeau
  • Poutine : de la paix froide à la nouvelle entente. Par Pierre Lorrain
  • La rébellion tchétchène. Par Philippe Conrad
  • Géopolitique de la Russie en Asie centrale. Par Aymeric Chauprade
Livres

Actualité des livres historiques

Boutique. Voir l’intégralité des numéros : cliquez ici

]]>
https://www.la-nrh.fr/2003/03/editorial-et-sommaire-du-n5-mars-avril-2003/feed/ 0