Dominique Venner, un cœur rebelle
Les historiens écrivent pour parler des autres, c’est même leur raison d’être. Mais il leur arrive parfois d’avoir envie de parler d’eux-même et de Renan à Gaxotte, les exemples ne manquent pas. C’est ce qui s’est produit également avec Dominique Venner (1935-2013), lorsqu’aux abords de la soixantaine il publia ce Cœur rebelle qui réapparaît aujourd’hui dans une nouvelle édition (1). Augmentée d’une postface inédite écrite en 2008 et agrémentée d’une belle préface de Bruno de Cessole, c’est une initiative particulièrement heureuse, ce livre magnifique pouvant apparaître comme le chef-d’œuvre de l’auteur.
Affirmant cela, on ne veut nullement minimiser la vingtaine de grands livres historiques qu’il a laissés et dont plusieurs sont des œuvres capitales, ce que l’avenir ratifiera. Mais Le Cœur Rebelle, précieux par ce qu’il nous apprend sur l’auteur lui-même, sur l’historien et sur sa formation, est aussi et même d’abord une œuvre littéraire d’une valeur exceptionnelle. Venner écrivait naturellement bien, mais dans cette autobiographie partielle qui lui tenait à cœur, on sent qu’il a spécialement soigné l’écriture et c’est d’abord pour cela qu’il est permis de la considérer comme son chef-d’œuvre. L’historien Venner est aussi un véritable écrivain, ce qui ne va pas nécessairement de pair, surtout aujourd’hui (on évitera de citer des noms, et on ne voit guère que Jean Tulard comme contre-exemple). Là où on attendait un homme, on trouve d’abord un auteur, et ce n’est pas la moindre surprise de cet ouvrage magnifique.
Grâce à cet autoportrait, ceux qui n’avaient pas le privilège d’être des amis de l’auteur, apprendront à le mieux connaître. Qui était Dominique Venner ? À travers les métamorphoses successives de la vingtième à la quarantième année environ, une image très nette se dégage avec précision : il fut un soldat ou plutôt un guerrier. Que ce soit sur le terrain, en l’occurrence le djebel, ou sur le sol plus mouvant des idées, Venner poursuit un combat personnel, y trouvant sa vérité à lui, une vérité dont il n’était guère conscient au départ. Engagé dans l’armée à 17 ans pour fuir l’ennui d’une existence trop grise, il se porte volontaire pour l’Algérie, dès le début des « événements ». Chef de section, il gardera un souvenir émerveillé des patrouilles et des coups de main nocturnes dans les Aurès, et on peut penser (il le dit d’ailleurs à peu près lui-même) que ce furent les plus belles années de sa vie.
Rendu à la vie civile, voici d’autres combats qui commencent, politiques si l’on veut, mais aux franges d’une politique officielle qui ne peut que le rebuter violemment : Jeune Nation, OAS-Metro et prison à quoi ne pouvait échapper ce rebelle, à un pareil moment. Après la volte-face du général De Gaulle dans sa conduite des affaires algériennes, Venner, comme tous ceux qui avaient fait de l’Algérie française une question personnelle, se retrouve aux côtés des ultras, des insurgés, des révoltés… Cela devait même le conduire à un projet insensé d’attentat-suicide contre le Général au cœur de l’Élysée dont les circonstances empêchèrent la réalisation. Ayant risqué sa vie en Afrique des années durant, ce n’était pas aux yeux d’un garçon de 25 ans un bien grand sacrifice qu’il consentait à ce moment, alors qu’en Algérie des camarades tombaient tous les jours plus que jamais.
Ayant survécu, Venner connut la prison aux côtés des officiers du putsch et il profita de ces loisirs forcés pour se fabriquer la culture dont l’avait privé une existence agitée. Il mit les bouchées doubles et en sortit avec un solide bagage, très supérieur à ce que lui aurait apporté la Sorbonne ou Sciences Po. Ce bagage, il ne cessera de l’enrichir par d’interminables et immenses lectures (histoire, philosophie, sciences humaines, classiques et contemporains, français et étrangers) poursuivies jusqu’à la fin. Son incarcération terminée, il créa en 1963 Europe-Action qui, selon ses propres termes « fut à la fois une revue et un mouvement », afin de poursuivre une réflexion qui ne fût pas « détachée de l’action ». Il réunit ainsi un groupe dont firent partie Alain de Benoist et d’autres, moins un mouvement politique qu’une sorte de « fratrie combattante » jusqu’à ce que le désir de quelque chose de plus ambitieux l’entraîne sur une autre voie.
L’étape suivante sera l’Institut d’Études occidentales (1968-1971), nom trouvé par le plus inattendu des parrains qui en sera aussi le plus ferme soutien, Thierry Maulnier. La rencontre imprévue entre le jeune activiste assagi et le journaliste académicien (académique, pensaient beaucoup) du Figaro, voilà bien une des péripéties les plus singulières de la vie de Dominique Venner. Celui-ci avait su réveiller chez le grand aîné sexagénaire les ardeurs d’une jeunesse moins oubliée qu’il n’y pouvait paraître, celle du préfacier du Troisième Reich de Moeller van den Bruck, celle de l’impitoyable et fougueux analyste de Combat et de L’Insurgé, véritables brûlots du temps du Front populaire. Dans Le Cœur rebelle, il reste un admirable portrait de celui qui fut un temps le vrai maître qui lui avait manqué. Il lui doit finalement beaucoup sur le plan de l’enrichissement intellectuel, de la lucidité politique et de la sérénité retrouvée.
Avec le mûrissement nécessaire, l’académicien lui apportait aussi un réseau d’amitiés ou de relations sociales qui lui permettait de sortir de son isolement. Le prouve par exemple la liste des participants à la première Journée du Livre pour la Liberté organisée par l’IEO le 25 avril 1970 : à côté de philosophes, sociologues, économistes comme Jules Monnerot, Gabriel Marcel, Jean Fourastié et Thierry Maulnier lui-même, on y trouve des historiens comme Jacques Chastenet, Philippe Erlanger, Robert Aron, Pierre Grimal, des écrivains comme Pierre Gripari, Lucien Rebatet, Henry de Monfreid, Bernard George, Paul Sérant, des figures bien parisiennes de Marcel Achard à Jacques Chabannes, sans parler de rescapés de l’antigaullisme ancien ou récent, tels Jacques Isorni, le colonel Rémy, le capitaine Pierre Sergent, Maurice Bardèche, François Brigneau, Jean Bourdier, en tout une soixantaine d’auteurs aux antécédents parfois très différents et venus signer leurs livres en toute confraternité. La journée était placée sous la présidence de Thierry Maulnier, choix idéal pour garantir une telle coexistence pacifique.
Après quelques manifestations comme celle-là, Dominique Venner avait changé de statut social et de stature intellectuelle. Admis dans le sérail ou presque, il était prêt pour de nouvelles entreprises où la politique au sens étroit tiendrait de moins en moins de place et le combat des idées de plus en plus. Entre la fin de l’IEO en 1971 et la fondation en 1991 d’Enquête sur l’Histoire (devenue La Nouvelle Revue d’Histoire, à la suite d’une mauvaise querelle), il se passera une vingtaine d’années, au cours desquelles Venner se consacra à la publication de ses premiers livres sur les armes, la chasse puis l’histoire contemporaine. On y retrouvait l’influence de deux écrivains allemands parmi les favoris de l’excellent germaniste qu’était Venner, Ernst von Salomon et Ernst Jünger. À celui-ci, il consacrera en 2009 un de ses derniers livres, un des plus beaux aussi, tant l’admiration (que nous partagions en commun) pour cet illustre modèle l’avait inspiré. On trouve d’ailleurs dans le dernier volume de Soixante dix s’efface du maître de Wilflingen, le témoignage écrit de l’attention que l’aîné portait à son cadet français. Bien des choses les rapprochaient, le goût de la guerre remplacé ensuite par celui de la méditation, une rigidité à la fois morale et intellectuelle, d’ailleurs traduite par une raideur physique présente chez l’un comme chez l’autre et qui les préserva tous deux des affaissements de la vieillesse, ou encore le recours aux forêts (l’expression est de Pierre Boutang) qui unissait l’auteur du Cœur rebelle à celui du Traité du rebelle et du Cœur aventureux. Ces deux écrivains qui avaient tant aimé la guerre et avaient su la remplacer par autre chose, par l’élévation d’une pensée qui avait banni le nihilisme (ce serait le pire contresens à commettre à propos de l’un et de l’autre que d’en rechercher la moindre trace chez eux) et par une sagesse qui ne devait rien à la résignation, ces deux ex-soldats étaient tous deux des vaincus. Mais ces vaincus avaient surmonté leurs défaites (ce n’était pas le cas d’Ernst von Salomon) et ces pessimistes étaient le contraire d’âmes désespérées.
Toujours l’espoir resta inscrit au cœur de Venner, et d’ailleurs pessimiste il ne l’était plus depuis longtemps. Un jour où il me reprochait de l’être devenu plus que lui, ce que je voulais réfuter, il me rétorqua avec vivacité : « Croyez-vous que si je n’étais pas optimiste et ne croyais point à l’avenir, je continuerai à faire ce que je fais ? ». Cela visait son œuvre et d’abord sa belle revue, à quoi, je pense, il tenait plus que tout. Ce dialogue avait lieu un an à peine avant sa mort tragique. Tel qu’il m’en souvient et que je le rapporte aujourd’hui, il devrait couper court à quelques commentaires empreints d’une complète incompréhension et dont certains crurent abusivement pouvoir accompagner sa disparition volontaire. La relecture de ce si beau Cœur rebelle en fournit la parfaite démonstration, et il faudrait être volontairement aveugle pour ne pas le comprendre.
On conseillera à chacun de se livrer à cet exercice si tonique, et pour finir de méditer la phrase magnifique qui en livre le sens profond : « Il n’y a que la mort, parfois, pour donner un sens à une vie. » Peu de vies ont trouvé aussi bien le leur, un sens qui n’appartient qu’à lui, que celle de Dominique Venner.
Philippe d’Hugues
Notes
- Dominique Venner, Le Cœur rebelle, Pierre-Guillaume de Roux, 240 p., 22 €
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