La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Emmanuel Le Roy Ladurie a publié Une vie avec l’Histoire, présenté par son éditeur comme les Mémoires d’un historien. L’occasion d’un retour sur le parcours exceptionnel de cette figure incontournable de la "nouvelle histoire" des années 1970-1980, et d'un échange sur les acquis de la recherche historique.

Entretien avec Emmanuel Leroy Ladurie

Emmanuel Le Roy Ladurie, une vie avec l’histoire

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°74, septembre-octobre 2014. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, titulaire de la chaire d’histoire de la civilisation moderne au Collège de France et disciple de Fernand Braudel, Emmanuel Le Roy Ladurie s’est imposé comme l’un des maîtres de l’histoire quantitative introduite par l’école des Annales. Né en 1929, il a été mêlé aux grands événements du XXe siècle et a révélé au grand public cultivé les nouveaux champs de la recherche historique.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Né en 1929, votre enfance a été marquée par le souvenir de la Grande Guerre, alors que votre adolescence s’est déroulée durant l’Occupation. Quel regard l’historien que vous êtes porte-t-il aujourd’hui sur ces périodes ?

Emmanuel Le Roy Ladurie : L’un de mes souvenirs d’enfance est la crainte qu’inspirait Hitler en 1938 à la cuisinière qu’employaient mes parents à Caen. Il y eut ensuite l’exode de l’été 1940 puis l’armistice. Dans ma famille on vénérait alors le maréchal Pétain. Mon père appartenait à la frange dure de la droite catholique, tout comme mon grand-père, jeune officier écarté de l’armée pour avoir refusé, en 1902, l’expulsion d’une communauté religieuse de son couvent (il sera réintégré durant la guerre de 1914-1918). Mon père, qui avait été durant l’entre-deux-guerres, l’un des fondateurs du syndicalisme agricole en Normandie, participera, d’avril à septembre 1942, au gouvernement Laval comme ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement. Il rejoindra ensuite la résistance (l’OCM) pour devenir, comme beaucoup un « vichysso-résistant », ce qui fut également le cas, comme l’a révélé naguère Pierre Péan, du jeune François Mitterrand.

Les historiens les plus récents de cette période – Jean-Paul et Michèle Cointet, Henry Rousso – ont montré l’importance du phénomème, longtemps occulté, dans la mesure où il risquait de remettre en cause la légitimité exclusive des gaullistes et des communistes dans la résistance. De la même manière, un homme tel que le colonel de La Rocque, longtemps présenté à tort comme un « fasciste », s’est révélé avoir été en réalité un républicain patriote.

Mon père devint après la guerre un notable local, élu à deux reprises député sous l’étiquette du Centre national des indépendants et paysans (CNIP), mais la « malédiction de Vichy » lui interdit de prétendre à des responsabilités plus importantes.

NRH : Comme beaucoup de jeunes intellectuels de votre génération, vous avez subi la séduction du communisme avant de vous en éloigner au milieu des années cinquante.

ELRL : C’est en khâgne, au lycée Lakanal de Sceaux, puis à l’École normale supérieure que mes professeurs, dont Jean Bruhat, m’ont fait découvrir le communisme, à une époque où, investi du prestige que lui avait valu son rôle, d’ailleurs démesurément exagéré dans la Résistance, il avait réussi à imposer une véritable hégémonie intellectuelle. Comme beaucoup de mes camarades – Alain Besançon, François Furet entre autres – je me suis éloigné du communisme après la mort de Staline, et l’insurrection de Budapest de 1956 m’a fait passer dans le camp des anticommunistes.

Je constate que le PCF, par sa docilité à l’égard de Moscou et par la langue de bois qu’il a longtemps imposée, a bien mal utilisé l’adhésion qu’il avait suscitée chez beaucoup au lendemain de la guerre. À l’inverse, il me semble que le parti communiste italien a su peser davantage sur la société et la vie culturelle au-delà des Alpes. Cette époque est devenue lointaine et je la regarde désormais avec beaucoup de distance.

NRH : Mai 68 a-t-il constitué pour vous une rupture importante ?

ELRL : Tenu à distance de l’armée pendant la guerre d’Algérie en raison de mon passé communiste, j’étais plutôt favorable à la décolonisation, y compris en Algérie. Mais je me suis inquiété rapidement des projets qui étaient ceux du FLN pour le lendemain de l’indépendance. Durant ces années-là, je me suis surtout consacré à ma fonction de professeur d’histoire à Montpellier et à mes recherches consacrées aux paysans du Languedoc au XVIIe siècle.

Les événements de mai 1968 me sont apparus comme une régression sans précédent, avec leur mot d’ordre de « destruction de l’Université », une institution dans laquelle j’étais en train de prendre ma place et dont les défauts ou les insuffisances ne pouvaient justifier cette rage destructrice. Elle ne s’est malheureusement jamais vraiment remise de cette crise.

NRH : Outre vos travaux universitaires, vous avez contribué à diffuser dans le grand public les acquis de la recherche historique qui était en train de se faire.

ELRL : Je me suis en effet consacré au « journalisme historique » au profit de magazines de premier plan tels que le Nouvel Observateur et l’Express, qui ont beaucoup fait, à l’époque, pour informer le grand public des résultats alors obtenus par la nouvelle histoire et les sciences humaines en général. Ces différents textes ont été réunis en 1983 dans Parmi les historiens publié chez Gallimard. Ils constituent un panorama à peu près complet de l’état de la science historique au cours de ces années-là.

NRH : Au long d’un parcours qui vous a conduit du communisme à la droite libérale, vous semblez manifester un intérêt particulier pour la figure de l’homme politique François Guizot.

ELRL : Ce protestant cévenol, devenu député du Calvados, avait de quoi retenir l’intérêt d’un historien normand longtemps spécialisé dans l’étude du monde occitan. À vrai dire, il passait, quand j’étais étudiant, pour un « réactionnaire ». Mais j’ai découvert l’intérêt que présentait cet homme politique libéral à travers les lectures qu’en ont données François Furet et Pierre Rosanvallon. C’est Guizot qui a inventé le terme de « Révolution d’Angleterre » et qui sut s’écarter d’une histoire politique trop superficielle.

NRH : On est frappé par la diversité qui caractérise votre œuvre. Venu de l’école des Annales, vous allez être un pionnier de l’histoire du climat, mais vous retrouverez l’histoire de France avec L’État royal (1460-1610) et L’Ancien Régime (1610-1770) publiés chez Hachette. Vous vous intéresserez aussi bien aux conscrits du XIXe siècle qu’au Montaillou médiéval et, en même temps, vous serez un observateur privilégié de toute la production historique et de ses évolutions pendant cinquante ans. Vous semblez échapper à la périodisation appliquée généralement à l’histoire.

ELRL : Je suis avant tout un historien moderniste, spécialiste du XVIIe siècle, mais il est bien difficile de fixer aux diverses périodes qui divisent le temps historique des limites indiscutables. Pour ce qui concerne la mienne, il y a les tenants de 1453, qui voit la fin de l’Empire romain d’Orient, et ceux de 1492, une date marquée par la fin de la Reconquête ibérique et par la découverte, prélude à sa conquête, du nouveau monde américain, à l’origine d’une première « mondialisation ». Jacques Le Goff, qui reste un médiéviste, prolongeait sa période bien au-delà de ces limites et j’aurais tendance, pour ma part, à faire commencer la mienne dès le XIVe siècle, au début du XVIe si l’on privilégie l’histoire du climat.

NRH : L’actualité a remis au premier plan l’histoire du climat, dont vous avez été le pionnier, avec l’ouvrage portant ce titre paru chez Flammarion dès 1967.

ELRL : Il faut distinguer deux choses : les sources dont nous disposons pour connaître l’évolution du climat et l’impact de la météorologie sur l’histoire. Sur le premier point, l’étude des dates des vendanges, celle du recul des glaciers alpins, l’analyse des premières séries thermométriques établies dès 1658 en France se sont révélées précieuses. Si l’on considère l’impact des situations météorologiques sur l’histoire, nous avons quelques cas exemplaires. La France prospère des années 1780 est touchée par les sécheresses de 1787 et 1788 et les mauvaises récoltes créent les conditions des émeutes de 1789. La canicule de 1794 explique largement la flambée des prix qui engendre, au printemps 1795, les ultimes émeutes parisiennes de germinal et de prairial. Plus près de nous, les mauvaises récoltes dues à la canicule de 1947 ont entraîné un envol des prix qui a pu jouer un rôle dans la crise politique et sociale de l’automne 1947.

NRH : En 1973, vous écriviez dans votre livre, Le Territoire de l’historien, que « l’historien de demain sera programmeur ou ne sera pas ». Comment jugez vous aujourd’hui cette formule ?

ELRL : Je reconnais aujourd’hui qu’elle était tout à fait excessive. Cela dit, les outils existent et il ne faut pas renoncer à l’histoire quantitative, qui correspond à un travail de recherche très ingrat. Pionnier en la matière, André Zysberg, auteur d’une thèse fameuse sur les galériens, a mis près de deux ans à se former à l’informatique pour exploiter les archives qu’il utilisait. On a plutôt tendance aujourd’hui à privilégier l’histoire des mentalités et l’histoire culturelle.

NRH : Comment expliquer le succès spectaculaire rencontré par votre livre Montaillou, village occitan publié chez Gallimard en 1975 ?

ELRL : Ce fut pour tout le monde une immense surprise. Pierre Nora, qui était mon éditeur, m’assurait que je n’en vendrais pas plus de deux mille exemplaires. Le chiffre a été de 250 000, rien qu’en France, auquel il faut ajouter ceux des nombreuses traductions, y compris en japonais et en chinois… Le rôle de Bernard Pivot et de son émission Apostrophes a été décisif.

À l’origine de cette aventure, il y a la découverte du livre de Jean Duvernoy intitulé Inquisition à Pamiers (Privat, 1995). L’auteur était un protestant qui s’était attiré les foudres du clergé catholique et des médiévistes institutionnels qui me reprochèrent aussi de venir sur leur territoire alors que j’étais un « moderniste ». C’était oublier que ma formation de khâgneux avait fait de moi un très bon latiniste et que j’étais, de plus, un spécialiste du Midi occitan. Couronnant deux ans de travail consacré à un village perdu des Hautes-Pyrénées ariègeoises, le succès rencontré fut une très grande surprise.

NRH : Vous vous êtes intéressé ensuite, à travers l’étude de l’œuvre de Saint-Simon, au système de la Cour. Qu’apportiez-vous de nouveau dans le regard porté alors sur cette société particulière ?

ELRL : Loin des paysans du Languedoc, je me suis intéressé à la cour de Versailles en m’inspirant des travaux remarquables effectués par l’anthropologue Louis Dumont à propos de la société indienne traditionnelle et du système des castes (Homo hierarchicus, Gallimard, 1979). La description que nous donne de la cour de France le célèbre mémorialiste permet de distinguer les différents partis qui s’y organisent, les « cabales de la Cour ». Autour du roi, du Grand Dauphin, du duc de Bourgogne… sans oublier la place longtemps négligée que tenaient les femmes.

NRH : Parmi les grandes figures de l’école historique française que vous avez côtoyées pendant un demi-siècle, quelles sont celles qui vous apparaissent comme les plus marquantes ?

ELRL : J’ai éprouvé beaucoup d’admiration pour Fernand Braudel, qui a dominé le champ de la « nouvelle histoire » pendant une trentaine d’années. Pierre Chaunu, auteur d’une thèse monumentale sur Séville et l’Atlantique, qui demeure un modèle de la grande histoire quantitative de l’époque, était doté d’une puissance intellectuelle exceptionnelle. Les grandes synthèses qu’il a réalisées pour la collection Arthaud consacrée aux « Grandes Civilisations » et qui ont porté sur L’Europe classique et L’Europe des Lumières demeurent des chefs-d’œuvre d’histoire totale. Son ouvrage, La Mort à Paris (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles) (Fayard, 1978) faisait écho aux travaux de Philippe Ariès qui ont été, eux aussi, pionniers en matière d’histoire des mentalités et des représentations. Autour de la Révolution française, Albert Soboul et Michel Vovelle sont demeurés prisonniers d’une vision réductrice et datée de l’épisode, mais leurs travaux respectifs sur le mouvement sans-culotte et sur les mentalités en Provence demeurent des plus précieux. Je connaissais François Furet depuis notre courte expérience communiste. Avec son beau-frère Denis Richet, disparu très jeune, il a proposé une vision, à l’époque hétérodoxe, de la Révolution, confirmée ultérieurement dans les travaux réalisés avec Mona Ozouf. Ami comme moi de Pierre Nora, il était d’une intelligence supérieure. Dans le domaine médiéval, Jacques Le Goff, récemment disparu, fut aussi une figure de premier plan.

NRH : Normand d’origine, mais spécialiste du Languedoc, vous avez contribué à la promotion de l’histoire régionale. Quel est le bilan des recherches effectuées en ce domaine ? Que peuvent-elles nous apporter dans la perspective des redécoupages régionaux en cours ?

ELRL : Nous avons eu de grandes monographies : Pierre Goubert pour le Beauvaisis, René Baehrel pour la Provence, Jean Meyer pour la noblesse bretonne, Jean Jacquart ou Jean-Marc Moriceau pour l’Île-de-France. Mes Paysans du Languedoc s’inscrivaient dans le même courant, dynamisé par les discours régionalistes qui ont contesté, après Mai 68, le primat accordé à une histoire nationale conçue comme une construction idéologique. Cette approche est un peu retombée depuis, mais toute cette production initiée par l’ouvrage fondateur de Philippe Wolff sur le commerce toulousain aux XIVe et XVe siècles et continuée par la collection d’histoire régionale des éditions Privat n’en laisse pas moins un bilan très positif.

Avec les grands ensembles prévus par la réforme territoriale, certaines réalités ressurgissent, ainsi le pays d’oc qui s’est étendu un temps jusqu’au Poitou, alors que l’ancien espace « franco-provençal » – distinct de l’aire « provençale » proprement dite – se retrouve aujourd’hui dans la région Rhône-Alpes, distincte de « l’Oïlie » de la France du nord…

NRH : Comment évaluer aujourd’hui l’apport de la démographie historique ?

ELRL : Il a été considérable et les Français ont pris une part majeure dans le développement de cette discipline. Il faut notamment rendre hommage au travail considérable réalisé par Jacques Dupâquier, poursuivi aujourd’hui par Gérard-François Dumont. Faut-il rappeler que, dès 1972, dans La Peste blanche, Pierre Chaunu annonçait le vieillissement des sociétés occidentales et le non-remplacement des générations ?

NRH : Comment jugez-vous le regain d’intérêt pour la biographie qui s’est manifesté, peut-être en réaction contre la « nouvelle histoire », depuis les années 1980 ?

ELRL : Il y a de bonnes biographies mais je n’en vois pas qui aurait constitué un tournant important dans l’évolution de la science historique. Celles de Louis XIII par Pierre Chevallier, de Louis XIV par François Bluche, de Louis XV par Michel Antoine, de Franco par Bartolomé Bennassar sont toutefois excellentes, et l’école anglaise s’est révélée brillante en ce domaine. Pour ce qui me concerne, mes trois volumes consacrés aux Platter constituent une « biographie familiale » étendue sur deux générations.

NRH : L’un des grands débats d’aujourd’hui réside dans la relation entre Histoire et Mémoire. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

ELRL : Il faut évidemment distinguer les deux et conserver à l’histoire son caractère scientifique. On a vu ainsi Olivier Pétré-Grenouilleau être accusé de « racisme » pour avoir décrit les traites esclavagistes autres que la traite atlantique, ce qui a heureusement suscité une saine réaction de la communauté historienne.

NRH : Que penser de la perte des repères religieux au cours du dernier demi-siècle ?

ELRL : Si Jacques Le Goff, que sa sensibilité politique situait à gauche, a insisté sur la réalité des « racines chrétiennes de l’Europe », c’est sans doute que cette notion revêt une importance majeure.

NRH : Nous avons connu, avec votre génération, un âge d’or de la recherche historique française. Qu’en est-il aujourd’hui ?

ELRL : Il y a toujours de bons historiens qui effectuent des travaux pionniers. Je pense ainsi à ceux de Patrick Boucheron, qui est l’un des représentants français de « l’histoire globale » en construction. En revanche, j’ai le sentiment que l’intérêt porté par les médias à l’histoire scientifique est moindre qu’avant. Il faut aussi tenir compte de la crise que traverse notre système éducatif, qui compromet dangereusement la transmission des savoirs historiques. On constate en même temps la persistance d’un intérêt sur lequel pourra se fonder une renaissance.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : enc-sorbonne.fr

Repères biographiques

Emmanuel Le Roy Ladurie

Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, titulaire de la chaire d’histoire de la civilisation moderne au Collège de France et disciple de Fernand Braudel, Emmanuel Le Roy Ladurie s’est imposé comme l’un des maîtres de l’histoire quantitative introduite par l’école des Annales. Né en 1929, il a été mêlé aux grands événements du XXe siècle et a révélé au grand public cultivé les nouveaux champs de la recherche historique.
Parmi ses nombreux ouvrages on peut citer Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 (Gallimard, 1975, 2000), Le Territoire de l’historien (Gallimard, 1973, 1978), L’État royal, 1460-1610 (Hachette, 1987), L’Ancien Régime, 1610-1770 (Hachette, 1991), Le Siècle des Platter (Fayard, 1991, 2000, 2006), Saint-Simon ou le système de la Cour (Fayard, 1997), Histoire du Languedoc (PUF, 2000), Histoire de France des régions (Seuil, 2008), Histoire des paysans français : de la peste noire à la Révolution (Points, 2006), Histoire humaine et comparée du climat (Fayard, 2004, 2006, 2009).

À lire

Emmanuel Le Roy Ladurie, Une vie avec l’histoire. Mémoires, Tallandier, 256 p., 19,90 €

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