Anne Cheng, la Chine d’hier et d’aujourd’hui
Anne Cheng est ancienne élève de l’École normale supérieure, docteur en sinologie et professeur des universités. Elle a enseigné la philosophie chinoise à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) et a été membre de l’Institut universitaire de France. En 2008, elle a été élue au Collège de France à la Chaire d’Histoire intellectuelle de la Chine. Ses cours portent sur “Confucius revisité : textes anciens, nouveaux discours”. Elle est l’auteur de plusieurs livres importants et codirige aux Éditions des Belles Lettres une collection d’ouvrages bilingues, la Bibliothèque chinoise.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Vous bénéficiez d’une double culture française et chinoise. On sait que votre père est un grand écrivain chinois, membre de l’Académie française. Votre mère était une artiste peintre. Peut-on dire que vous êtes issue d’une famille de lettrés ?
Anne Cheng : Je viens en effet d’une famille de lettrés, mon grand-père a occupé des postes de responsabilité importants dans le domaine de l’éducation. En Chine, ma famille a été naturellement marquée par la succession des événements dramatiques du siècle passé. Cela dit, je suis née en France, j’ai été élevée dans la tradition républicaine et critique française. Je revendique mon statut d’enfant de la République. Je suis une européenne convaincue, tout en ayant de très fortes attaches chinoises.
Ma véritable langue maternelle était le chinois. Mon mari qui vient de mourir était lui-même chinois, informaticien de profession. Nous avons eu deux filles, que nous avons élevées selon une éducation à la française avec toutefois les valeurs des humanités chinoises. Nous avons donc perpétué dans notre famille la tradition d’une double appartenance. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai fait le choix de revenir vers la culture de mes ancêtres sans rien renier de la tradition française.
NRH : En France, vous avez été élève de l’École normale supérieure, avant d’être docteur en sinologie et de poursuivre une brillante carrière universitaire. Comment s’est fait le choix définitif de vos études ?
AC : Au cours de mes études, je me suis d’abord intéressée aux humanités européennes. J’ai fait des séjours fréquents et prolongés en Angleterre, à Oxford et à Cambridge. J’ai beaucoup étudié la philosophie anglo-saxonne. Durant cette même période, j’ai poursuivi un double cursus. J’ai enseigné le français à Cambridge, tout en étant doctorante en études chinoises sous la direction d’un grand maître de la sinologie anglaise.
NRH : Si je comprends bien, vous avez reçu une double formation sinologique, en France et en Grande-Bretagne. Avez-vous eu également des maîtres chinois ?
AC : Pendant mes études doctorales, j’ai étudié en Chine auprès d’un spécialiste des textes classiques qui m’a donné une formation traditionnelle chinoise. Cela consiste notamment à apprendre à ponctuer les textes. En effet, les textes classiques, quand ils ne sont pas dans une édition moderne, ne sont pas ponctués. C’est la ponctuation qui donne le sens du texte. Apprendre à ponctuer, c’est apprendre à identifier les phrases. La formation traditionnelle consiste en cet apprentissage. Par la suite, on apprend à lire les textes avec leurs commentaires.
NRH : Y a-t-il des différences méthodologiques entre la sinologie française, anglaise et chinoise ?
AC : En ce qui concerne les études européennes, il y a en effet des différences entre la tradition sinologique française et la tradition anglaise. L’école française a été pionnière dans les études sinologiques européennes. L’année prochaine, nous allons célébrer au Collège de France le bicentenaire de la première chaire d’études chinoises créée en Europe en 1814 par Jean-Pierre Abel-Rémusat. La France a été vraiment pionnière en ce domaine, sa spécificité étant le domaine philologique. Quant à la tradition britannique, elle est un peu plus tardive. Elle a ajouté l’apport des sciences sociales aux études sinologiques, tandis que la France a continué d’entretenir sa tradition philologique pour laquelle elle est reconnue dans le monde.
J’essaie pour ma part de cultiver les trois approches, celle des lettrés chinois, celle de la philologie française et les apports de la tradition britannique.
NRH : Sur quel sujet portait votre thèse de doctorat ?
AC : Ma thèse portait sur un aspect du confucianisme de la période Han. Celle-ci a duré quatre siècles, elle a commencé au IIe siècle avant notre ère et correspond au début de la période impériale, c’était en quelque sorte pour la Chine une première forme d’empire centralisé où l’empereur réunissait les pouvoirs spirituel et temporel.
NRH : Lors de votre leçon inaugurale au Collège de France, vous avez rendu hommage à Jacques Gernet et Léon Vandermeersch. Les considérez-vous comme vos maîtres ?
AC : Oui, en effet. Léon Vandermeersch a été mon directeur de thèse, tandis que Jacques Gernet a toujours accompagné mon travail depuis ma formation doctorale. Je suivais ses cours au Collège de France, sans me douter que je me retrouverais quelques années plus tard à la place qu’il occupait. Je tiens à dire que mon élection au Collège de France s’est faite malgré moi. Je n’avais rien sollicité ni même désiré. Mais comme le Collège de France souhaitait qu’il y ait un représentant des études classiques dans le domaine chinois, cet argument a été décisif pour me convaincre.
Je tiens à préciser égalementque je me perçois avant tout comme une enseignante. J’ai commencé ma carrière au CNRS en tant que chercheur. Mais, au bout de quelques années, j’ai souhaité m’orienter vers l’enseignement où je sentais que je serais plus utile. Ma décision a vivement surpris car, en général, une fois que l’on est au CNRS, rares sont ceux qui veulent le quitter. J’ai donc fait une partie de ma carrière à l’INALCO.
NRH : Comment les intellectuels chinois perçoivent-ils les études européennes consacrées à leur culture ? N’est-ce pas une posture difficile que d’être un sujet d’études ?
AC : Le sort des intellectuels chinois au siècle dernier a été très difficile et même souvent tragique. Le XXe siècle chinois a été marqué par une succession de révolutions violentes, de conflits et de tragédies. C’est un siècle qui a commencé par le renversement de l’ancien pouvoir impérial et la création de la première République chinoise en 1912 avec Sun Yat-sen. Dès les années 1930, le Japon a entrepris la conquête du territoire chinois. C’est une phase du futur conflit mondial qui est trop peu commenté dans les manuels d’histoire européens. À partir de cette longue guerre sino-japonaise, la Chine est entrée dans une période de conflits et de guerres civiles ininterrompue jusqu’en 1949, et même au-delà avec la guerre de Corée.
À partir de la victoire communiste de 1949 sur le Kuomintang nationaliste, la Chine continentale entre dans la période dite maoïste. Il s’agit d’une époque de profonds bouleversements, ponctuée par une série de crises violentes, le mouvement des « Cent Fleurs », le mouvement « anti-droitier », avec une première campagne dirigée contre les intellectuels, suivie par la Révolution culturelle qui a duré de 1966 à 1976. C’est au cours de cette période que l’héritage traditionnel a été systématiquement détruit et de nombreux intellectuels persécutés et même, pour certains, acculés à la mort. Dans ma famille et celle de mon mari, la Révolution culturelle a laissé des traces profondes et douloureuses.
NRH : Depuis la fin de la période maoïste et les nouvelles orientations introduites par Deng Xiaoping, la Chine n’a-t-elle pas connu un certain retour aux valeurs confucéennes persécutées quelques décennies plus tôt ?
AC : Depuis les années 1980, en effet, nous observons un renversement spectaculaire sous la forme d’un mouvement de réappropriation de cet ancien patrimoine culturel. Il se reconstruit et se réinvente après un siècle entier de ruptures successives. Le « renouveau confucéen » est un mouvement qui est largement favorisé par les dirigeants actuels qui sont bien placés pour se rendre compte de la faillite de l’idéologie marxiste et maoïste. Il faut bien voir que le régime actuel n’a plus de communiste que le nom. En réalité, la Chine s’est lancée dans une économie de type capitaliste sous un régime nationaliste et autoritaire.
Depuis la répression de Tian’anmen en 1989, le régime est confronté à un problème de légitimité. Les dirigeants ont voulu s’appuyer sur les valeurs traditionnelles et justifier un système autoritaire en s’appuyant sur une sorte de néo-confucianisme.
Ces valeurs ont également été instrumentalisées à des fins nationalistes afin d’accompagner la montée en puissance de la Chine actuelle. Cette interprétation s’appuie sur une vision traditionnelle d’une Chine impériale plusieurs fois millénaire, une Chine qui serait de nouveau le centre d’impulsion de la civilisation asiatique. Il existe une volonté politique d’un retour à une Chine-monde. À l’image de la Chine impériale, cette politique s’appuie sur des valeurs confucéennes. Si le XXe siècle fut une période de rupture totale à l’égard de la tradition, le XXIe siècle apparaît à l’inverse comme une tentative de reconstruction, laquelle est en réalité une réinvention.
NRH : Vous semblez quelque peu réservée à l’égard de ce phénomène.
AC : Cette réappropriation culturelle est un phénomène assez complexe. Il s’accompagne de manifestations multiples. Il existe un véritable intérêt pour la culture traditionnelle qu’un grand nombre de Chinois sont en train de réapprendre. L’étude des textes classiques commence à être réintroduit dans le cursus scolaire. On voit apparaître des formes d’éducation où des parents et des associations se réunissent pour assurer un enseignement extra-scolaire dans des écoles qui se veulent à l’image des écoles traditionnelles. On y dispense un enseignement moral qui s’appuie sur l’étude des classiques. C’est un phénomène que l’on observe dans la société actuelle, sans qu’il soit nécessairement téléguidé par le pouvoir.
NRH : Parallèlement, la Chine semble connaître un grand développement en matière d’enseignement technique et scientifique. N’est-ce pas contradictoire avec ce retour à la tradition ?
AC : Contrairement à leurs prédécesseurs, les hommes qui sont actuellement à la tête du pays ont pour la plupart une formation technique. La Chine forme en très grand nombre des scientifiques et des ingénieurs. Ils assimilent très rapidement ce que l’Occident peut produire de plus nouveau. Ces élites chinoises font pour la plupart leurs études aux États-Unis. On peut parler d’une « autoroute » qui relie en temps réel la Chine et l’Amérique du Nord. On assiste ainsi à un déplacement du centre de gravité de la globalisation vers la zone Asie-Pacifique.
NRH : Au retour de leurs études aux États-Unis, les étudiants chinois ne sont-ils pas influencés par d’autres valeurs ? Pour dire les choses de façon abrupte, sont-ils Chinois ou Américains ?
AC : Les dirigeants chinois ont compris que, pour combler le retard de leur pays, l’ouverture vers les États-Unis était vitale. Longtemps ils ont été prudents, méfiants et soupçonneux. Ils maintenaient un contrôle très étroit sur les étudiants envoyés à l’étranger. Les dirigeants chinois actuels ont toutefois compris que le rattrapage de la Chine devait se faire au prix d’un certain assouplissement. Mais, curieusement, les étudiants qui sont envoyés de par le monde restent attachés à leur identité chinoise. Ils essaient d’établir un pont entre l’univers postmoderne et la tradition.
NRH : Cela ne doit pas être facile…
AC : Certes. Mais la fierté nationale joue un grand rôle.
NRH : Ont-ils adopté l’attitude qui fut celle des Japonais à partir de l’ère Meiji, conciliant technique occidentale et valeurs traditionnelles ?
AC : La Chine a essayé d’emprunter cette voie avant d’entrer dans l’ère maoïste. Mais le régime communiste a opéré une sorte de glaciation de l’ouverture moderne. La Chine semble être passée directement du pré-moderne au postmoderne en faisant l’impasse sur le processus de modernisation. Le contraste avec le Japon est de ce point de vue saisissant. Il est important de considérer la Chine dans le contexte globalisé mais aussi dans le contexte asiatique régional, ce qui n’est pas toujours fait.
NRH : Comment définiriez-vous cette modernité chinoise ?
AC : Elle est très présente dans le discours officiel. Le mot d’ordre actuel est celui d’une société d’harmonie. Le déficit de légitimité du régime est compensé par une montée en puissance économique. La stabilité du régime repose sur le chiffre de la croissance. Si jamais le chiffre baissait, il y aurait une extrême fébrilité au sommet du pouvoir. Ajoutons que pour qu’il y ait prospérité économique, il faut qu’il y ait stabilité sociale. Le projet gouvernemental de ce point de vue est très clair. Il mise sur ce qu’il appelle l’harmonie socialiste et développe un discours identitaire sur la spécificité chinoise.
Les dirigeants revendiquent un capitalisme spécifique qui n’est que le masque d’un capitalisme sauvage. Le discours sur la spécificité chinoise revendique une culture millénaire : c’est le slogan des Instituts Confucius, instrument du « soft power » à la chinoise. Ces centres prolifèrent dans le monde entier, ils s’implantent même au sein des universités françaises. Leur slogan est de mettre en avant une continuité historique de cinq mille ans de civilisation. Personnellement, il me paraît exagéré de parler de cinq mille ans ; quant à la continuité, elle est plus que problématique.
NRH : Entre la Chine et ses proches voisins, Japon, Corée, Vietnam, il existe de nombreux échanges économiques, mais voyez-vous émerger une modernité spécifiquement asiatique ? Assiste-t-on à une circulation d’échanges intellectuels entre ces pays ?
AC : Il existe entre eux une recherche de dialogue mais chacun a une histoire spécifique souvent opposée à celle des autres. L’histoire du XXe siècle a été marquée par de nombreux conflits. Le Japon a occupé la Corée, Taïwan et une grande partie de la Chine continentale. Mais cela n’empêche pas la présence aujourd’hui d’intellectuels chinois dans les universités japonaises et coréennes. Il existe des dialogues riches mais qui restent au stade du tâtonnement. On peut noter une volonté de surmonter les conflits passés. Les échanges se développent entre ces pays, tant sur le plan des études, des voyages, que des dialogues sur internet.
NRH : Voit-on émerger aujourd’hui de nouvelles figures intellectuelles ?
AC : Il y a aujourd’hui de grands intellectuels en Chine, au Japon et en Corée. Je m’efforce de les faire connaître en les invitant à donner des conférences au Collège de France. Je circule beaucoup dans ces pays, j’y rencontre des intellectuels aux idées originales. Ils sont aux prises avec des enjeux considérables. On ne peut pas dire qu’ils aient des théories clé en main, mais il existe un véritable questionnement. Mon objectif est de les faire connaître et de briser la carapace d’ignorance dans laquelle l’Europe est enfermée à l’égard de l’Asie. La difficulté quand j’invite ces intellectuels est naturellement d’ordre linguistique. Les Japonais ont une culture de la traduction et de la connaissance des autres langues, ce qui est moins le cas des Chinois.
NRH : Le regard de ces intellectuels se tourne-il vers une forme de modernité extrême ou bien vers des sources traditionnelles ?
AC : On observe souvent un désir de concilier la postmodernité occidentale et un retour aux traditions. Le Japon est dans une situation particulière. Il s’est en effet construit contre la tradition confucéenne et contre l’influence chinoise. Le dialogue avec la Chine aujourd’hui porte sur l’aspect postmoderne plus que sur la tradition. Il est difficile de ramener les intellectuels japonais vers les études confucéennes. C’est une part de savoir qu’ils ont occultée.
La Corée est dans une autre logique. Elle est restée attachée à des valeurs confucéennes, mais c’était en réaction à l’invasion japonaise des années 1930. Les Coréens ont tendance à se considérer comme les véritables héritiers du confucianisme alors que les Japonais se sont construits contre, tandis que les Chinois oubliaient cet héritage.
NRH : Si l’on vous comprend bien, ces grands pays s’appuient sur un héritage commun qui est néanmoins conflictuel.
AC : La perception de cette réalité m’a conduite à créer aux éditions des Belles Lettres une collection de textes, rédigés en chinois classique en édition bilingue, sur le modèle de la collection Budé de textes grecs et latins.
C’est une manière de retrouver ce que fut le chinois classique, lingua franca en Asie durant de nombreux siècles comme l’a été le latin dans l’Europe pré-moderne. D’où notre intention d’inclure des textes coréens et japonais et, si possible, vietnamiens.
NRH : L’une des valeurs communes à toute l’Asie n’est-elle pas le culte de l’éducation ? Comment expliquez-vous l’importance accordée à l’éducation ?
AC : Le mot « apprendre » est le tout premier mot des Entretiens de Confucius. C’est le mot clé du message confucéen. Pour Confucius, l’être humain est perfectible à l’infini. Si l’homme ne persiste pas à apprendre et à se perfectionner, il régresse à l’état de barbarie. La vie doit donc être une tension constante, un apprentissage permanent pour se hisser vers des valeurs supérieures et se soustraire à l’animalité. Ce souci constant a été repris à l’envi par les héritiers de Confucius.
Propos recueillis par Pauline Lecomte
Crédit photo : DR
Repères biographiques
Anne Cheng
Ancienne élève de l’École normale supérieure, docteur en sinologie de l’université de Paris-VII, Anne Cheng est professeur des universités. Elle a longtemps enseigné à l’INALCO. Elle a été élue en 2008 au Collège de France à la Chaire d’histoire intellectuelle de la Chine. Parmi ses ouvrages, signalons sa traduction intégrale des Entretiens de Confucius (Le Seuil, 1981/1985) ; Histoire de la pensée chinoise (Le Seuil, 1997, réédition pour la collection Points-Essais, 2002) ; avec Jean-Philippe de Tonnac, La pensée en Chine aujourd’hui (Gallimard, Folio Essais, 2007) et La Chine pense-t-elle ? (Fayard, 2009). Elle dirige La Bibliothèque chinoise, ouvrages bilingues, aux Éditions des Belles Lettres.
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