Thierry Lentz, de Bonaparte à Sainte-Hélène
Depuis une quinzaine d’années, Thierry Lentz s’est imposé comme l’un des nouveaux historiens majeurs de l’époque napoléonienne. Directeur de la Fondation Napoléon depuis juillet 2000, il a enseigné le droit et l’histoire du droit à l’université de Nancy, puis à celle de Metz et au CELSA de Paris-Sorbonne. Simultanément, il poursuivait ses recherches historiques sur Napoléon et publiait des ouvrages qui sont devenus des références. On lui doit notamment Le Grand Consulat (Fayard, 1999), puis une Nouvelle Histoire du Premier Empire (2002-2010) en quatre volumes aux Éditions Fayard. Il dirige la publication de la Correspondance générale de Napoléon (14 volumes chez Fayard, dont 12 déjà parus). Il a récemment publié Le Congrès de Vienne (Perrin, 2013). Nous avons voulu savoir comment il a pu mener de front tant d’activités prenantes avec une maîtrise parfaite de la connaissance et de l’écriture historique.
La Nouvelle Revue d’Histoire : D’où est venu votre intérêt passionné pour Napoléon ? Des raisons familiales ont-elles éventuellement favorisé votre vocation d’historien de l’Empereur et de l’Empire ?
Thierry Lentz : On a toujours du mal à expliquer l’origine d’une passion. Pour ce qui me concerne, j’ai deux hypothèses. D’abord, la lecture d’un grand livre d’images, le Napoléon raconté aux enfants que beaucoup de napoléonistes de ma génération ont lu, avant de passer à l’excellent Napoléon d’André Castelot. Ensuite, j’avais dix ans au moment du bicentenaire de la naissance de Napoléon, en 1969. Ce bicentenaire avait donné lieu à une napoléonisation du pays : émissions de télévision, livres, cours particuliers en classe, et même produits de consommation. Je me rappelle avoir beaucoup vibré cette année-là.
Plus tard, grâce à mes maîtres universitaires, comme Frédéric Bluche, Stéphane Rials et Jean Tulard, j’ai canalisé cette passion dans l’étude historique. Je vibre moins, j’étudie plus, si l’on veut.
NRH : Votre parcours d’historien est atypique. Ce n’est pas celui d’un universitaire voué à l’enseignement. Comment s’est opéré votre choix de vous consacrer aux études napoléoniennes ?
TL : Je ne suis pas historien au sens où je n’ai pas suivi le cursus habituel. Tous mes diplômes sont des diplômes de droit ou d’études politiques. Après avoir enseigné le droit public, j’ai bifurqué vers le secteur industriel : j’ai passé treize années à la direction des relations extérieures d’une filiale internationale du groupe Bouygues. Pendant ces années, je continuais à lire, à étudier et à écrire sur l’époque napoléonienne, ce qui amusait beaucoup mes collègues. C’est d’ailleurs lorsque je travaillais chez Bouygues que la Fondation Napoléon (où bien sûr je n’avais alors aucune fonction) m’a décerné son grand prix, pour mon 18 Brumaire.
Si j’osais, je dirai que les études napoléoniennes ont été le fil rouge de ma vie. À la Fondation Napoléon, j’ai fait se rejoindre mon goût du management et du travail bien fait – deux vertus bouyguesques par excellence – et ma passion de l’histoire. Je reviens progressivement à l’enseignement et, pour la première fois, je donne un cours d’histoire du Premier Empire à l’Institut catholique d’études supérieures. Certains ont observé ce parcours atypique avec un œil suspicieux. Pour ce qui me concerne, je le considère comme utile et même indispensable à ce que je fais.
NRH : Depuis l’année 2000, vous êtes le directeur de la Fondation Napoléon. Pouvez-vous rappeler ce que sont l’origine et la vocation de cette institution ?
TL : La Fondation, créée en 1987, a pour mission, d’une part, d’aider au développement des études historiques sur les deux Empires français et, d’autre part, d’œuvrer pour la préservation du patrimoine napoléonien. Nous le faisons en proposant des « services » (bibliothèque, sites internet, aide aux chercheurs), en produisant nous même des études historiques ou des recueils de sources (l’exemple le plus spectaculaire est la publication de la Correspondance générale de Napoléon) ou en accordant des bourses à des doctorants, actuellement sept par ans, et des prix aux auteurs confirmés.
En matière de préservation du patrimoine, notre opération phare actuelle est celle qui va permettre, grâce à une souscription publique, de restaurer entièrement la maison de Longwood, sur l’île de Sainte-Hélène, en association avec le ministère des Affaires étrangères.
NRH : Vous avez entrepris la publication de la Correspondance générale de Napoléon Bonaparte. Cette correspondance apporte-t-elle un éclairage nouveau sur le personnage, notamment pour la période couverte par le 1er tome, 1784-1797 ?
TL : La nouvelle édition de la Correspondance comptera près de 42 000 lettres, en 14 volumes, publiés par Fayard mais entièrement préparés par l’équipe de la Fondation. Près de 35 % de « nos » lettres sont soit inédites, soit absentes des grands recueils publiés depuis la mort de l’Empereur. Ces lettres permettent de préciser bien des choses sur ses méthodes et sa force de travail, l’universalité de ses préoccupations et, pour ce qui concerne le premier volume, par exemple, sur son obsession de l’argent : pour ses besoins personnels et pour financer ses entreprises. Ainsi, pendant les premières années de la Révolution, nous l’avons surpris à spéculer avec son frère Joseph sur les biens nationaux… Mais nous l’avons vu aussi prendre conscience de ses capacités, renforcer ses opinions, asseoir son autorité, devenir un chef, civil et militaire.
NRH : À partir de quand Bonaparte a-t-il conscience que pouvait s’ouvrir à lui le destin d’un futur empereur ?
TL : C’est incontestablement pendant la première campagne d’Italie (1796-1797) que Bonaparte a pris conscience, non pas tant de ses capacités que des possibilités que lui offrait la situation politique française. Lui-même a dit plus tard qu’il se sentait « emporté dans les airs » à ce moment-là. C’est là qu’il a convaincu l’Europe de ses capacités militaires, certes, mais aussi appris son métier d’homme d’État, en administrant la Péninsule. Dès son retour d’Italie, il avait des vues sur le pouvoir.
Son formidable sens tactique lui fit alors comprendre que « la poire n’était pas mûre », comme il disait. L’année suivante, sa campagne d’Égypte l’a confirmé dans son ambition. Et lorsque les circonstances ont été propices, il a fait preuve de la virtu du Prince de Machiavel et n’a pas laissé passer l’occasion.
NRH : Dans tous vos travaux, vous montrez que Napoléon fut avant tout un pragmatique soumis à ce qu’il appelait « la dictature des événements ». Pourtant, en politique intérieure, dès le Consulat, n’a-t-il pas été inspiré par des idées directrices qui ont fait dire qu’il avait « achevé » la Révolution, dans les deux sens du mot, l’accomplissant dans le droit et les institutions, tout en mettant un terme à ses excès ?
TL : Le pragmatisme de Napoléon n’est pas dénué de fondements philosophiques, issus des Lumières et d’une synthèse réfléchie des apports de la Révolution et de ce qui était bon dans l’Ancien Régime. En politique intérieure, il ne s’écarte jamais de principes qu’il juge intangibles : l’égalité devant la loi, la non confessionnalité de l’État et le respect absolu de la propriété. Il est en cela l’archétype du révolutionnaire de 1789.
Au-delà, il est un dirigeant travailleur, imaginatif et, surtout, courageux. C’est ainsi qu’il réussit à bousculer les conformismes et à imposer des réformes, même lorsqu’elles déplaisent. C’est le « professeur d’énergie » que décrivait Barrès. J’ajouterai que son œuvre a été accomplie avec autorité mais pas, comme on l’entend parfois, par la dictature. Il avait autour de lui des institutions fortes, et même des pouvoirs d’empêcher. Il sut les faire fonctionner, les convaincre et au besoin les bousculer, mais sans utiliser la force brutale.
NRH : Quelle fut la politique de Napoléon à l’égard de l’ancien soulèvement de la Vendée ? Est-il parvenu à une pacification ?
TL : Dans l’Ouest, Napoléon a utilisé la carotte et le bâton. Il a très vite incité les insurgés – que l’on appelait alors les « brigands » – à déposer les armes et à accepter une sorte de « paix des braves ». Ceux qui ont répondu à son appel ont été facilement réintégrés dans la communauté nationale. Pour les autres, il a été très strict et même parfois dur, jusqu’à ce que, décapité, le mouvement s’éteigne de lui-même, notamment après l’amnistie générale des émigrés (1802).
Dans le même temps, il a mené une politique de réconciliation, grâce aux travaux publics, à la neutralité de l’administration et au choix soigneux des fonctionnaires, civils et militaires, qu’il nommait dans l’ancienne Vendée militaire. Rien ne l’insupportait plus que ceux qui soufflaient sur les braises.
NRH : La tentative de fonder une nouvelle noblesse d’Empire vous paraît-elle un succès ou un échec ?
TL : Il n’y a pas eu de « noblesse » impériale, puisqu’elle n’était pas un ordre et ne jouissait d’aucun privilège. Les titres étaient dits « décoratifs ». Il s’agissait de créer un corps intermédiaire souple, soudé par son intérêt à voir durer le régime. En cela, pour l’Empire lui-même, l’expérience fut un échec : les titrés ne se battirent pas pour le défendre mais firent tout pour sauver leurs titres… et les faire reconnaître par la Restauration.
NRH : Dans sa politique extérieure, face à l’hostilité permanente de l’Angleterre, Napoléon s’est-il laissé conduire par les événements ou a-t-il tenté de les diriger ?
TL : En politique extérieure, Napoléon a eu encore moins de doctrine établie qu’à l’intérieur. Il cherchait la prépondérance française sur le continent, comme ses prédécesseurs. L’Angleterre ne pouvait le supporter et il fit d’une victoire totale sur Albion l’alpha et l’oméga de sa politique. Ce fut une lutte à mort. La nécessité de rendre le Blocus continental hermétique le poussa, on pourrait dire « logiquement », à vouloir dominer l’Europe et à grossir la cohorte des mécontents. Ce fut son erreur majeure, d’autant qu’il ne précisa jamais ses buts de guerre, ce dont la vie internationale, qui a horreur des incertitudes, ne pouvait se passer.
On remarquera cependant que si l’Europe avait aussi massivement rejeté la « domination » napoléonienne qu’on veut bien le dire parfois, la grande coalition anti-française se serait formée dès son avènement. Or, il fallut attendre quatorze ans pour qu’elle se constitue, ce qui est bien la preuve que, jusque-là, de nombreux États entendaient profiter de la prépondérance française.
NRH : L’intervention en Espagne à partir de 1808 est unanimement considérée comme la grande faute de l’Empereur en politique étrangère. Quand, lui-même, a-t-il eu conscience de cette faute ?
TL : L’intervention en Espagne montre un Napoléon joueur de poker bien plus que stratège réfléchi. Lorsqu’il constate qu’il y a une possibilité de s’emparer de ce pays en raison des disputes dynastiques entre Charles IV et son frère Ferdinand, il ne résiste pas à se poser en arbitre pour… imposer un troisième homme en la personne de son frère Joseph. Dans cette affaire, qui aurait pu être formidable, il s’est trompé sur la nature espagnole. Il croyait – et on le lui avait confirmé – qu’il était attendu comme un messie. La résistance espagnole l’a au contraire diabolisé avec succès. Il ne pouvait plus reculer et s’est laissé entraîner dans l’engrenage fatal. Il l’a reconnu à Sainte-Hélène en disant qu’il s’agissait là d’une bien « vilaine » affaire et qu’il en avait été puni.
NRH : La politique matrimoniale de Napoléon en Europe, la distribution des trônes à ses frères ou beaux-frères n’est-elle pas en rupture complète avec les orientations de la Révolution française ? En historien qui connaît les résultats, comment appréciez-vous cette politique ?
TL : Homme des Lumières, Napoléon vivait à un carrefour de légitimité : entre les idées de la Révolution et celles de l’Ancien Régime, le choix définitif n’était pas encore fait, ni en France ni ailleurs. Il a voulu, si l’on ose dire, jouer sur les deux tableaux : exporter les Lumières et se faire reconnaître par les vieilles monarchies. Ceci étant dit, la politique matrimoniale entre des princes français (Jérôme, Eugène, Berthier, etc.) et des princesses allemandes aurait pu porter ses fruits si l’Empereur se l’était appliquée à lui-même. En tendant la main aux petits et moyens souverains allemands, qui n’attendaient que cela, il aurait sans doute réussi à diviser la masse germanique non plus entre deux pôles, l’autrichien et le prussien, mais entre trois.
En se refusant à épouser une princesse bavaroise ou saxonne, il coupa court à ce qui aurait pu être la grande politique extérieure de son règne. Un peu par vanité, il préféra entrer « dans la famille des Césars » et épouser une archiduchesse autrichienne. Il pensait ainsi parvenir à un partage de l’Europe entre les Habsbourg-Lorraine et les Bonaparte. C’était méconnaître l’adage pourtant bien connu, à Vienne comme à Paris : l’empereur d’Autriche n’a pas de fille.
NRH : Deux siècles après la grande aventure, alors que les anciennes passions sont éteintes et que se pose la question d’une future unité européenne, quelle place peut-on faire à la figure de l’Empereur à l’égard de cette question ? Ne constitue-t-elle pas un repoussoir ?
TL : La mémoire napoléonienne est vivace et paradoxale. Elle est vivace en France et dans tous les pays européens, y compris ceux avec qui il fut en guerre. Le paradoxe est que c’est en France que l’on est le moins indulgent avec lui. La pensée dominante (ce qui ne veut pas dire qu’elle est majoritaire), vous le savez, se délecte dans l’autoflagellation et ce qu’elle croit être, non une bien-pensance, mais la seule « juste-pensance ». L’histoire napol��onienne en est victime aussi. Songez que l’exposition qui a lieu en ce moment aux Invalides, « Napoléon et l’Europe », est la première de cette ampleur organisée par un musée public français depuis… 1969, et que l’on entend déjà quelques ronchons professionnels ronchonner.
Rappelez-vous que le président Chirac avait ordonné que les commémorations d’Austerlitz soient discrètes, tandis qu’il envoyait le porte-avions Charles de Gaulle à une parade navale anglaise qui avait lieu, comme par hasard, le jour du bicentenaire de Trafalgar. Pourtant, les responsables russes et autrichiens étaient prêts à commémorer avec nous cette fameuse « bataille des trois empereurs ». Les étrangers avec qui je travaille sont effarés de la façon dont les autorités françaises ont traité les bicentenaires napoléoniens. J’ai beau leur expliquer que seule la « superstructure » est responsable, qu’elle s’offre en otage aux nouveaux dictateurs de l’opinion et que les Français eux-mêmes sont intéressés par l’Empire et – pourquoi pas ? – fiers de ce passé, ils restent bouche bée.
NRH : On dit souvent que les Français vivent dans la nostalgie d’une grandeur passée. Quelle est la place de Napoléon dans ce sentiment ?
TL : L’idée de « grandeur » est à la fois désuète et très souvent mise en avant. Rappelez-vous de la levée de boucliers lorsque M. Giscard d’Estaing avait qualifié notre pays de puissance moyenne ! Il est bien évident que la « gloire » et la « grandeur » impériales appartiennent à notre histoire et non à notre présent. Cela ne doit pas empêcher d’y réfléchir et de la connaître.
Si on revient au plan intérieur, on ne doit pas oublier que l’œuvre napoléonienne constitue encore un des piliers de notre organisation juridique et politique. Elle doit être connue et étudiée. Sur le plan extérieur, s’il ne reste rien des conquêtes, ce qu’elles ont semé subsiste au moins dans une large partie ouest de l’Europe.
Et puis, comme le dit Jean-Marie Rouart, si Napoléon ne devait plus avoir qu’une seule utilité, ce serait celle de nous autoriser collectivement à nous dire que, lorsque nous le voulons, nous pouvons faire de grandes choses. La vraie question est donc de savoir si nous le voulons.
Propos recueillis par Pauline Lecomte
Crédit photo : DR
Repères biographiques
Thierry Lentz
Directeur de la Fondation Napoléon depuis juillet 2000, Thierry Lentz a enseigné le droit et l’histoire du droit à l’université de Nancy, puis à la faculté de droit de Metz et au CELSA de Paris-Sorbonne. Simultanément, il a poursuivi ses recherches historiques sur Napoléon, publiant un grand nombre d’ouvrages, notamment Le Grand Consulat (Fayard, 1999), puis une Nouvelle Histoire du Premier Empire (2002-2010) en quatre volumes aux Éditions Fayard, Napoléon et l’Europe (Fayard, 2005), Mémoires de Napoléon (trois volumes, Tallandier, 2010-2011), La Conspiration du général Malet (Perrin, 2012), Le Congrès de Vienne (Perrin, 2013). Il dirige la publication de la Correspondance générale de Napoléon (14 volumes chez Fayard, dont 12 déjà parus). Depuis l’année 2012, il est chargé de cours en Histoire du Premier Empire à l’Institut catholique d’études supérieures de La Roche-sur-Yon.
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