Françoise Autrand, de Charles V à Christine de Pizan
Au cours d’une longue carrière universitaire, Françoise Autrand a notamment dirigé le département Histoire de l’École Normale Supérieure. C’est une médiéviste reconnue, spécialiste tout particulièrement de l’histoire politique du Moyen Âge à l’époque de Charles V et de Charles VI, auxquels elle a consacré des biographies de référence. Elle est également l’auteur d’une biographie de Christine de Pizan sur laquelle nous revenons dans cet entretien.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Avant d’en venir à ces différents sujets, j’aimerais vous poser la question rituelle : quelle fut l’origine de votre vocation d’historienne ?
Françoise Autrand : Ma vocation s’est éveillée de façon tout à fait naturelle au sein de ma famille. Mon grand-père était notaire, héritier d’une étude dont les archives remontaient au XVIe siècle. Il y avait aussi la vieille maison de campagne où s’entassaient les archives de génération en génération. Durant mon adolescence, je passais mes vacances dans cette maison où l’on se distrayait à la lecture des « vieux papiers ». S’est établi ainsi un contact direct, vivant, concret avec les gens du passé.
NRH : À quel univers social appartenait votre famille ?
FA : Ma famille appartenait, dans l’ancien temps, au milieu des gens de robe et de tout temps à celui des gens cultivés.
NRH : Quelle était l’atmosphère culturelle de votre famille ?
FA : C’était une famille traditionnelle, catholique avec des affinités maurrassiennes. La bibliothèque familiale contenait de nombreux ouvrages d’histoire non pas des études universitaires arides mais des livres bien pensés et bien écrits surtout la collection des « Grandes études historiques » de Fayard, dont la couverture jaune égayait les rayons. Mon père et mon grand-père lisaient les ouvrages de Pierre Gaxotte, Funck-Brentano ou Jacques Bainville qui avaient tous la particularité d’être fort bien écrits et agréables à lire. Dans leurs bibliothèques figuraient également les œuvres de Charles Maurras dont je n’appréciais guère l’œuvre journalistique qui me semblait désuète ou trop polémique, par contre j’aimais sa poésie. Une grande place était faite aussi à la littérature provençale et à l’Antiquité très présente en Provence. J’ajoute que la bibliothèque familiale était des plus convenables. Le seul livre que l’on m’ait interdit de lire était Ubu Roi d’Alfred Jarry, sans doute considéré comme le comble de la vulgarité !
NRH : Au cours de vos études, comment s’est faite votre orientation vers l’histoire ?
FA : Ce fut vraiment un choix personnel. À mon entrée à l’École Normale supérieure de jeunes filles, je ne voulus pas m’orienter vers les lettres classiques mais vers l’histoire où m’attirait un certain goût pour la recherche. Cette voie était alors peu fréquentée à l’École. Sur 26 élèves de ma promotion nous fûmes deux seulement à vouloir devenir historiennes.
NRH : Certains professeurs vous ont-ils particulièrement marquée ?
FA : Je dois beaucoup au professeur Édouard Perroy, grand médiéviste et spécialiste de la guerre de Cent Ans. C’est avec lui que j’ai fait ma maîtrise, puis commencé ma thèse d’État quelques années plus tard. Il m’a fait découvrir l’accès aux sources, le travail dans les archives. Pour lui, il n’y avait pas de sujet mineur dès lors que l’on disposait d’un gisement d’archives. Ainsi m’a-t-il donné comme sujet de maîtrise « Les bouchers de Paris à l’époque de la Caboche ». J’avais été un peu interloquée, puis je me suis prise au jeu en étudiant le sujet.
Par la suite M. Perroy m’a proposé comme sujet de thèse d’État, « Naissance d’un grand corps de l’État, les gens du Parlement de Paris, 1345-1454 ». Il savait que je venais d’une famille de juristes et que je disposais d’une vaste bibliothèque juridique. Ce sujet m’a placée au cœur de la construction de l’État de droit sous la monarchie française, un thème de réflexion qui a toujours été présent dans mes travaux ultérieurs.
NRH : Après avoir été reçue au concours de l’agrégation, je crois savoir que vous n’avez pas immédiatement travaillé sur votre future thèse. Avant d’intégrer l’enseignement supérieur, vous avez enseigné quelques années en lycée.
FA : Pendant huit ans j’ai enseigné au lycée, le long service militaire de mon mari en Algérie et la naissance de mes enfants ne me laissant pas l’esprit très libre. Aussitôt après avoir commencé ma thèse, j’ai été appelée comme assistante à la Sorbonne par Monsieur Perroy. J’ai eu alors la chance immense de participer au séminaire d’un professeur exceptionnel, Bernard Guenée, qui est devenu par la suite mon directeur de thèse. Son idée personnelle, tout à fait neuve à l’époque, était d’étudier l’État, son action, sa justice, non du point de vue de ses institutions, ni même de leur fonctionnement, mais en y impliquant les intéressés, le personnel mais aussi les administrés, sujets et justiciables.
NRH : Étiez-vous satisfaite du sujet de thèse qui vous avait été proposé ?
FA : C’était un sujet passionnant qui n’avait rien d’austère. En me plongeant dans les archives, j’ai tout d’abord identifié les membres du Parlement et recherché leurs origines locales, sociales, intellectuelles, leur parcours personnel et professionnel, c’est-à-dire mis en œuvre une étude classique d’un groupe social. Mais l’aspect qui m’a le plus intéressée fut de mettre à jour les réseaux qui unissaient les gens du Parlement et firent de lui « un grand corps de l’État ».
NRH : Est-ce après votre soutenance de thèse que vous avez enseigné à l’École Normale Supérieure ?
FA : Non, j’avais commencé à enseigner à l’École Normale Supérieure de jeunes filles comme maître de conférences, avant ma soutenance de thèse. J’ai ensuite été nommée professeur. J’ai participé à la fusion des deux Écoles, celles des jeunes filles et celle des garçons. Cette fusion qui eut lieu en 1985 doit beaucoup à Josiane Serre qui fut directrice de l’ENSJF. En me recrutant, Madame Serre m’avait donné pour mission d’orienter les jeunes filles vers la recherche et l’enseignement supérieur.
NRH : Vous avez par la suite dirigé les études d’Histoire à l’École Normale Supérieure et vous avez publié plusieurs ouvrages importants, Charles VI, la folie du roi (Fayard, 1986), puis Charles le V, le Sage (Fayard, 1994) et Jean de Berry, l’Art et le Pouvoir (Fayard, 2000). Dans la continuité de cette période, vous avez exploré un nouveau volet de l’époque à travers la personnalité méconnue de Christine de Pizan (Fayard, 2009). Au début de votre livre vous écrivez « Christine de Pizan est le plus grand auteur politique du XVe siècle ». Comment expliquez-vous la place exceptionnelle de cette femme en son temps ?
FA : En partie par ses origines familiales. Elle naquit à Venise vraisemblablement en 1365. Son père, Thomas de Pizan, issu d’une ancienne lignée noble, avait enseigné la médecine et l’astrologie à la célèbre université de Bologne, principal centre européen de l’étude du droit romain, avant de passer au service de la République de Venise. Charles V l’appela à sa cour pour lui servir de physicien, c’est-à-dire médecin, mais certainement aussi d’intermédiaire diplomatique discret avec la puissante République qui ouvrait alors toutes les relations avec l’Orient. La famille de Thomas fut présentée à la cour de France où elle reçut le meilleur accueil. Des années plus tard, Christine s’en souvenait encore. Pour elle, la transplantation à Paris fut comme une seconde naissance.
Grâce à la position de son père, elle fut élevée dans le cercle des « gens de plume et gens de lois » qui entouraient Charles V le Sage et prit un goût pour l’étude, favorisé par la bibliothèque paternelle. À quinze ans, selon l’usage de l’époque, elle fut mariée à Étienne de Castel. C’était, comme le dit Christine, « un jeune écolier gradué, bien né et de noble parents de Picardie » que Charles V venait de pourvoir d’un office de notaire et secrétaire royal alors qu’il n’avait que vingt-quatre ans. Ce mariage apporta à Christine dix années de bonheur.
NRH : Vous nous décrivez une jeune femme de bonne famille, heureuse en ménage, mère de trois enfants. Somme toute un destin conventionnel. Comment et pourquoi Christine de Pizan va-t-elle devenir l’écrivain exceptionnel qu’elle sera ?
FA : Tout bascule pour elle à la mort de son mari en 1390. Christine avait 25 ans. Pour elle va finir avec le temps du bonheur celui de la prospérité. Ce qui étonne c’est que cette jeune femme certainement jolie, intelligente, vive et cultivée, d’excellente éducation, introduite dans la meilleure société et les cercles même du pouvoir royal ne s’est jamais remariée. Elle entre dans l’état de veuve et choisit, de son plein gré, d’y rester jusqu’à la mort alors que son patrimoine était insuffisant pour faire vivre sa famille. Elle avait opté pour la fidélité mais pas pour la facilité. Pour faire face, Christine a décidé de devenir femme de lettres, ce qui était tout à fait exceptionnel en son temps.
NRH : Quelles furent ses premières œuvres ?
FA : Elle commence par écrire des poèmes, ballades, rondeaux, virelais que nous connaissons et qui prouvent un talent littéraire évident et précoce. Cette première période dure de 1399 à 1405. Elle connaît très vite le succès, le cercle mondain qu’elle fréquente à la ville et à la cour lui fait une réputation enviée.
NRH : S’imposer dans un milieu principalement masculin semble un exploit. A-t-elle bénéficié de soutiens ?
FA : Elle a certainement bénéficié de la solidarité de la communauté italienne très puissante à la cour depuis Charles V. Elle a été appréciée et appuyée par de grands personnages tels le duc Jean de Berry, oncle du roi, qui possédait toutes ses œuvres, ou des princesses, notamment la duchesse d’Orléans et Marie de Berry, duchesse de Bourbon.
À cette époque les femmes jouent dans la société un rôle plus important qu’on le croit. Elles gèrent les domaines pendant les guerres. Elles servent d’intermédiaire, au service de la paix, dans des tractations politiques. Elles sont souvent fort cultivées. Les archives ont conservé maints inventaires de bibliothèques privées appartenant à des dames sans compter celles des couvents.
NRH : Après avoir écrit des poèmes que l’on peut qualifier de mondains et après la polémique au sujet du Roman de la Rose, Christine de Pizan s’est imposée comme un auteur politique. Vous la considérez même comme le plus grand penseur politique de son temps. Dans quelle tradition s’inscrit sa pensée politique ?
FA : À partir de 1405, devant les troubles et la guerre civile qui agitent le royaume et menacent son unité et même son existence, elle est animée par l’ardent désir de servir par ses livres la France, sa seconde patrie. L’Antiquité classique lui a enseigné les bases de la science politique, avec Aristote, commenté par saint Thomas d’Aquin et traduit par Nicolas Oresme, avec Cicéron et les auteurs latins. Elle croit avant tout à la légitimité du pouvoir et critique tout autant les tyrans (dont elle voit une incarnation en la personne de Jean sans Peur, duc de Bourgogne) que les démagogues. Le soulèvement cabochien à Paris a renforcé sa méfiance envers ceux qu’elle appelle « les populaires » et leurs folles émeutes. À Rome, au temps de la République, ce n’était pas le menu peuple qui gouvernait mais les nobles sénateurs, tout comme à Venise, république idéale de son temps. Par ses origines italiennes, Christine se sent compatriote des anciens Romains et veut faire pénétrer les vertus civiques de la Rome antique dans la culture politique des Français.
NRH : Vous semblez dire que, pour Christine de Pizan, à la façon d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, l’homme est « par nature un animal politique » et que la Cité ou le Royaume sont le cadre naturel et légitime de la vie en société ?
FA : En effet, mais cette affirmation prend chez Christine de Pizan une force particulière. Pour cette chrétienne, la politique est l’affaire des hommes, rien que des hommes. Pas d’intervention de Dieu dans le gouvernement de la Cité ou du moins pas d’intervention de son Église. Car Dieu a donné à l’homme tout ce qu’il faut pour le bon gouvernement. Il lui a donné la raison et la vertu qui ne siègent pas toujours dans l’abstraction du cinquième ciel mais gît au cœur de l’homme d’où elles commandent ses paroles et ses actions.
NRH : Christine de Pizan donne comme exemple le règne de Charles V. Selon elle, qu’est-ce qui donne sa légitimité au roi, est-ce le Sacre ou le Sang ?
FA : Quand elle rapporte l’avènement de Charles V dans Le Livre des fais, elle parle du couronnement et non du sacre. Elle ne fait aucune allusion au légendaire de la monarchie. Rien sur la « sainte ampoule ». Rien sur Clovis et saint Remi. Rien sur les écrouelles. En cela Christine s’écarte de Jean Gerson, le chancelier de l’Université, dont elle est très proche en d’autres cas. Ce n’est pas dans l’ordre du merveilleux chrétien, mais dans celui du droit que Christine de Pizan place sa réflexion sur le pouvoir royal. Là encore c’est l’Antiquité classique plus que la tradition française qui fournit à Christine ses exemples.
Toutefois, elle souligne que la chance des Français est d’être gouvernés par des princes naturels c’est-à-dire de même naissance, de même nation. Dans notre langage cela s’appelle une monarchie nationale qui repose sur un accord entre le peuple et la dynastie.
NRH : Peut-on dire qu’elle a une pensée politique originale et novatrice ?
FA : Elle est incontestablement le plus grand penseur politique de son temps. La clé de sa pensée politique, c’est la construction de l’État de droit dont Charles V offre l’exemple. Face aux troubles de son temps, le « sage roi » ne fait pas usage de la force seule, il a toujours recours à la justice, même quand il s’agit de brigands de grand chemin. Autrement dit, il n’use pas d’un pouvoir arbitraire, il s’en tient aux règles de la justice et du droit. C’est l’enseignement que Christine de Pizan et son père avaient retiré du règne de Charles V. À l’époque de contestation qui suit, la construction de l’État de droit passe par la dynastie légitime : celle de Charles V, de Charles VI et bientôt de Charles VII.
NRH : Dans quel but a-t-elle écrit son célèbre essai La Cité des Dames ?
FA : L’influence de Boccace et de son livre à succès sur les femmes illustres a joué son rôle. Mais ce n’est pas tout. Il y a des intentions avouées et d’autres qui le sont moins. L’intention avouée, était de répondre aux propos misogynes de certains auteurs de l’époque. C’était un procédé rhétorique pour introduire l’intention masquée qui était de mettre en valeur le rôle des femmes. Celles-ci en effet avaient une réelle importance dans la société du temps mais n’en étaient pas conscientes.
NRH : Dans ses écrits, quelle est sa position à l’égard de l’Église ?
FA : Elle est toujours en pleine orthodoxie catholique mais elle est très discrète sur la fonction ecclésiastique. Quand elle parle des clercs on la sent très prudente. Elle ne parle jamais de l’Église en tant que telle.
NRH : Quelle fut sa postérité intellectuelle ? Est-elle tombée dans l’oubli après sa mort ou bien ses écrits ont-ils continué à exercer une influence ?
FA : En son temps, elle a joui d’une très grande réputation, en France comme en Angleterre où la cour parlait français. Ses livres ont fait l’objet de très nombreuses copies dont certaines, les plus richement enluminées surtout, ont été conservées. Il faut comprendre que l’invention de l’imprimerie au siècle suivant a entraîné un énorme tri. D’innombrables œuvres manuscrites ont disparu, seules quelques-unes ont été reprises par l’imprimerie. Ainsi certains de ses livres sont tombés dans l’oubli.
NRH : Peu avant sa mort, Christine de Pizan avait vu s’éveiller une personnalité féminine d’exception, Jeanne d’Arc. Comment l’a-t-elle perçue ?
FA : Depuis que Paris était tombé aux mains des Anglo-Bourguignons en 1418, Christine de Pizan s’était réfugiée au prieuré royal de Poissy où sa fille avait pris le voile. On pense qu’elle y est morte en 1430. Après le Traité de Troyes qui livrait le royaume aux Anglais, Christine avait choisi la fidélité à la dynastie légitime, c’est-à-dire à Charles VII. Or en 1429 surviennent soudain d’extraordinaires nouvelles, l’apparition de Jeanne la Pucelle, la délivrance d’Orléans et le sacre du roi à Reims.
Christine vibrant d’espérance, sort d’un long silence. Elle écrit Le Ditié de Jehanne d’Arc, un poème éclatant de joie qui éclaire son œuvre d’une étrange lumière. Ce poème s’achève par un appel à la joyeuse entrée dans la capitale du roi qui ne survint que des années plus tard. Jeanne échoua devant Paris et Christine mourut sans connaître le sort final de la Pucelle.
Mais le dernier poème de notre première femme de lettres unit dans la joie et l’espérance les plus belles personnalités féminines de notre Moyen Âge.
Propos recueillis par Pauline Lecomte
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