Henry Laurens, l’Orient vu d’Occident
Qu’est-ce que l’Orient, qu’est-ce que l’Asie ? Répondre à cette question, c’est aussi définir l’Occident, autrement dit l’Europe. Dans cet entretien qui s’écarte des gloses obscures de la philosophie et de la théologie, Henry Laurens aborde en historien, de façon chronologique, la question de l’altérité fondamentale de l’Orient et de l’Occident. Celle aussi des influences réciproques et parfois perverses de l’un sur l’autre. Grâce à ce regard historique, tout s’éclaire soudain. Nos propres cheminements et ceux des autres. Une démonstration éclatante de la richesse illimitée de la pensée historique.
La Nouvelle Revue d’histoire : Votre intérêt pour l’histoire a-t-il été précoce ?
Henry Laurens : Fondamentalement, je suis un historien. Ma passion pour l’histoire a commencé, je crois, en classe de sixième. Dès ce moment-là, j’ai su qu’un jour je serai un historien, sans savoir comment, bien entendu. C’était une vocation au sens propre du mot. À partir de l’âge de dix ans, je suis devenu un grand lecteur, je dévorais de nombreux ouvrages savants sans pour autant prétendre les comprendre. C’est ainsi que j’ai lu l’intégralité de la collection L’Évolution de l’humanité. Mais aussi Taine, Bloch et beaucoup d’autres.
NRH : À partir de quand vous êtes-vous intéressé à l’Orient et au monde arabe ?
HL : Après être entré au lycée Louis-le-Grand en classe préparatoire, la question s’est posée à moi à la fin de mon année de khâgne du choix d’une spécialisation en vue d’une maîtrise. L’arabe était enseigné au lycée Louis-le-Grand. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’y intéresser. Ensuite, j’ai poursuivi mes études à la Sorbonne Paris IV. L’un de mes professeurs m’a suggéré comme sujet de maîtrise une étude sur une encyclopédie de l’Islam datant du XVIIe siècle. Ce fut une grande chance, car cela m’a permis de débuter mon travail en amont, au lieu de me fixer trop tôt sur l’époque contemporaine. Simultanément, je poursuivais mes études d’arabe à l’École des Langues Orientales.
À la fin de mon année de maîtrise, il m’a fallu accomplir mon service national, que j’ai eu la chance d’effectuer dans la coopération au Koweït pendant deux ans. Ce séjour m’a permis de découvrir plus amplement le monde arabe. J’ai pu rayonner en Irak, en Syrie, en Jordanie et en Égypte. À l’issue de ce cycle, mon intérêt pour le monde arabe avait grandi. À la fin de ce premier séjour au Moyen-Orient, je suis rentré en France pour passer l’agrégation d’histoire et entreprendre ma thèse de troisième cycle. En 1981 j’ai obtenu une bourse d’études pour un séjour de recherche à l’Institut français d’Études arabes de Damas. L’année suivante, je suis devenu lecteur de français à l’université du Caire.
NRH : Quelle est la spécificité de ces instituts français de recherche ?
HL : Aucun pays ne possède un réseau aussi dense d’instituts de recherche. Ils dépendent du ministère des Affaires étrangères. L’un des plus importants est celui de Damas, ainsi que le grand Institut d’études archéologiques du Caire qui ajoute à sa vocation égyptologique une branche islamologique. Ces instituts constituent un vivier exceptionnel de chercheurs. On y côtoie en permanence des archéologues, des linguistes, des historiens, des géographes, des économistes, des sociologues, des politologues, des anthropologues. Lorsque l’on travaille dans le cadre de ces instituts, notamment lors des colloques et des séminaires, on rencontre de nombreux spécialistes de la même aire géographique. Cela permet de nombreux échanges et une approche pluridisciplinaire.
NRH : Avez-vous eu un maître qui ait particulièrement compté pour vous ?
HL : Dès mon troisième cycle, j’ai travaillé sous la direction de Dominique Chevallier. Il dirigeait à Paris IV un séminaire d’une qualité exceptionnelle. En 1983, à mon retour du Moyen-Orient, je suis devenu son assistant et collaborateur pendant huit ans. En raison de sa personnalité, mais aussi des intervenants du monde entier qu’il invitait, son séminaire était un lieu de formation d’une grande richesse qui permettait de côtoyer aussi bien des journalistes, des historiens, des linguistes, que des économistes. Tout ce qui pouvait compter à l’époque dans la réflexion sur le monde arabe s’y rencontrait.
NRH : Vous avez publié trois volumes sous le titre général Orientales (1). Pourtant le concept d’Orient est parfois critiqué dans le monde universitaire. Vous comprendrez donc ma question, qu’est-ce que l’Orient ?
HL : Le terme est en effet parfois contesté. Il est néanmoins difficile de s’en passer. Il existe une définition maximale qui est utilisée par exemple à l’INALCO selon quoi est « oriental » tout ce qui n’était pas présent au congrès de Vienne de 1815. Cela exaspère énormément les Tchèques, les Hongrois et les Polonais, dont les langues sont enseignées à l’INALCO, d’être assimilé au monde indien, chinois ou arabe…
NRH : Le monde oriental englobe-t-il tout à la fois le Proche-Orient et l’Asie ?
HL : Le terme d’Orient a une histoire complexe. Il fut utilisé dès la fin de l’époque romaine puisque l’on parlait d’empire d’Occident et d’empire d’Orient. Le terme d’Orient se retrouvera au Moyen Âge assimilé à l’idée d’origine en référence bien sûr à la Bible « Oriens est origo ». Au XVIIe siècle, l’Orient renvoie en priorité au monde de l’Islam. Lorsque l’on parle des langues orientales, il s’agit alors du Turc, de l’Arabe et du Persan. À la fin du XVIIe siècle par extension, le monde chinois est également associé à l’Orient. Un peu plus tard, dans la pensée européenne du XVIIIe siècle, le monde est divisé en trois ensembles : l’Europe autrement dit l’Occident, l’Orient qui implique l’idée d’anciennes civilisations, et le monde des primitifs. Les primitifs ce sont, entre autres, les Indiens d’Amérique et les population d’Océanie que vient de découvrir Boulainvilliers.
NRH : Dans cette tripartition, en dehors des primitifs et de l’Orient des grandes civilisations, quelle est au juste la place de l’Europe ?
HL : Là aussi, les choses n’ont pas cessé d’évoluer. À l’époque de la Renaissance et après la redécouverte de la littérature antique, grecque et latine, il n’existait d’opposition qu’entre anciens et modernes. À partir du XVIIe siècle, on prend en compte les Orientaux et leurs littératures. Dès cette période s’élabore un premier projet de littérature universelle contemporain de la traduction des Mille et une Nuits. À partir de cette traduction, la notion de littérature intègre les grands textes du monde musulman. Par la suite, grâce aux missionnaires jésuites, on accède à la connaissance de la culture chinoise. Enfin, dans la seconde partie du XVIIIe siècle, on découvrira le monde indien grâce à de nombreuses traductions.
Pour comprendre ces évolutions de l’idée d’Orient, il est nécessaire de prendre en compte les dynamiques du temps. Le XVIIe siècle s’est efforcé de créer la notion de littérature universelle. Tandis que le XVIIIe siècle inventait la notion d’histoire universelle.
NRH : La découverte de ces réalités différenciées incite-t-elle les écrivains et les philosophes à s’interroger sur leur propre société et leur histoire ?
HL : La notion d’histoire universelle introduit celle du comparatisme. L’Orient va avoir une double fonction. D’abord une fonction polémique interne que l’on trouve chez Montesquieu avec sa description du despotisme oriental. Il vise en réalité l’absolutisme de Louis XIV. De son côté Voltaire, en critiquant l’Islam, a pour cible l’Église. Parallèlement à cet usage polémique, se développe chez les intellectuels une grande admiration pour la Chine, on peut parler de « sinomanie ». On admire le système des concours pour le recrutement des mandarins. De même admirera-t-on en France la méritocratie et l’absence d’aristocratie héréditaire dans l’empire ottoman.
Vers 1750, se produit aussi une véritable révolution intellectuelle. C’est à cette époque qu’apparaît l’idée de progrès qui coïncide avec l’émergence d’une hyper puissance européenne. L’idée de progrès repose sur la comparaison faite entre le passé européen et celui des autres cultures. Dans l’interprétation de l’époque, les Européens sont considérés comme des tard-venus qui ont fini par dépasser les autres. C’est l’analyse de Voltaire dans son Essai sur les mœurs.
NRH : Qu’entendait-on par cette notion de « tard-venus » pour les Européens ?
HL : L’un des problèmes que posait la connaissance de l’Orient était celui des chronologies. Au XVIIIe siècle, les Européens s’en rapportaient à la chronologie biblique. Selon la Bible, la création du monde datait de quatre mille ans avant notre ère. Mais les chronologies indiennes et chinoises faisaient remonter l’origine du monde bien avant ces quatre mille ans. Se développe donc une querelle des chronologies qui s’étendra jusqu’au début du XIXe siècle. Elle fera s’affronter aussi bien les esprits religieux que leurs adversaires. Les chronologies chinoises nouvellement découvertes sont utilisées pour discréditer la chronologie biblique. Mais cela ne modifie pourtant pas l’idée présente dans la culture européenne que l’Europe est tard-venue et que l’Orient est l’origine « oriens est origo ».
Dès 1750, l’idée s’impose que, tout en étant plus récents, nous sommes néanmoins plus développés. C’est la constatation d’un état de fait : les jonques chinoises ne sont pas arrivées dans le port de Londres… Les Européens dominent les mers et les armées européennes s’imposent partout dans le monde. Aucune force indigène ne tient en face d’une troupe européenne ou de contingents indigènes encadrés par des Européens. En termes de puissance, la supériorité européenne est écrasante.
NRH : Comment se concilie à l’époque la constatation de cette puissance européenne et l’admiration pour l’Orient ?
HL : Tous les philosophes n’ont pas la même interprétation. Pour Rousseau, la modernité est synonyme de corruption, c’est pourquoi il admire les musulmans qui, étant moins modernes, sont de ce fait moins corrompus. Voltaire a une position plus nuancée. Mais, pour la dernière génération des philosophes du XVIIIe siècle, celle dite des « idéologues », dont Condorcet est l’illustration, l’Europe est l’aboutissement de l’histoire et l’Orient le début.
Pour Condorcet, l’histoire et les débuts de la civilisation commencent en Égypte sous la forme de la sagesse. De l’Égypte, on passe chez les Grecs et les Romains, puis chez les Arabes. C’est à partir de cette époque que s’éveille l’idée que les sciences modernes viennent des Arabes. Le passage de relais, vers l’Europe, selon Condorcet, se situerait au XIIIe siècle. Viendra ensuite la Révolution française qui revalorisera la Grèce et Rome qui ont inventé l’idée de citoyenneté. Mais, de nouveau, l’on repartira chercher en Égypte la sagesse, d’où l’expédition de Bonaparte. Cette interprétation cyclique qui commence en Égypte a été enseignée en France par l’école tout au long du XIXe siècle et encore récemment.
NRH : Dans l’Europe du XVIIIe siècle, les différents types d’Orient sont-ils correctement perçus ?
HL : La perception de l’Orient est tout à fait différente entre culture populaire et culture savante. Pour l’opinion courante, il y a peu de différence entre un Chinois et un Arabe, en revanche les savants distinguent parfaitement le monde ottoman, du monde perse ou du monde chinois.
NRH : Dans le monde des érudits, observe-t-on une évolution des perceptions entre le XVIIIe et le XIXe siècle ?
HL : Deux questions essentielles, qui peuvent nous paraître incongrues, vont se poser simultanément au XIXe siècle. Pourquoi sommes-nous aussi puissants ? Dieu existe-t-il ou non ? Et quelle est son histoire ?
Les orientalistes du XIXe siècle vont tenter de répondre aux deux questions à la fois. La première généalogie sur laquelle ils s’appuient était chrétienne. Mais les érudits s’efforcent d’établir une seconde généalogie scientifique et profane. Or est intervenue à la fin du XVIIIe siècle une découverte majeure. En 1796, devant la Royal Asiatic Society de Calcutta, Sir William Jones a présenté une communication établissant une parenté linguistique entre le sanscrit, l’ancienne langue de culture de l’Inde, le grec et le latin. Cette découverte des similarités entre les langues qu’on appellera bientôt indo-européennes, produit une véritable révolution intellectuelle qui pose un nouveau problème. Comment expliquer que les Européens dont l’héritage est gréco-romain puissent avoir une parenté avec l’Inde ? De la réponse naîtra l’idée qu’il y avait un peuple originel que l’on appellera indo-germanique puis indo-européen ou aryen. C’est l’origine du mythe aryen qui s’élabore au cours du XIXe siècle.
Voici donc que se dessine un nouvel itinéraire généalogique. L’Europe n’aurait pas ses origines dans l’Orient biblique mais quelque part en Asie centrale au début de l’âge du fer. Ce qui expliquerait la maîtrise des techniques par les Européens. Cela revient à dire que l’Europe viendrait toujours de l’Orient mais plus du même.
NRH : N’est-ce pas à ce moment qu’apparaît l’idée de civilisation ?
HL : L’idée de civilisation est l’effet de strates successives. Tout commence avec l’inventaire critique universel que tente la pensée des Lumières. On observe les sociétés, les mœurs, les coutumes en s’efforçant d’établir une classification. La notion de civilisation en tant que progrès apparaît ainsi vers 1790 en France. Elle implique par opposition l’idée d’arriération. Ainsi, à partir de 1808, Napoléon pense apporter la civilisation dans une Espagne arriérée.
En France, toujours, vers 1820, sous l’influence de Guizot et de son Histoire des Civilisations, la notion de civilisation évolue par l’effet de comparaisons. De l’idée de progrès en action on passe à celle d’ères culturelles différentes. On parlera d’une civilisation européenne, musulmane, indienne, chinoise. Il faut donc faire une distinction entre la civilisation en tant que processus, progrès, et la civilisation en tant qu’aire culturelle.
NRH : Par rapport à cette nouvelle idée de civilisation, comment se place désormais la perception de l’Orient ?
HL : La question de l’Orient ne cessera d’être toujours très complexe. De la fin du XVIIIe jusqu’à la fin du siècle suivant, elle continue d’évoluer. À l’époque des Lumières, l’Orient nous renvoie l’image de notre passé, autrement dit l’Orient est le passé dans le présent. Mais, en raison de ses progrès, l’Europe est également perçue comme le futur de l’Orient…
Une nouveauté capitale interviendra peu après le milieu du XIXe siècle en raison de l’évolution de l’Eglise catholique. Celle-ci adopte une position contradictoire. D’une part elle condamne ce qu’elle appellera les erreurs de la civilisation moderne, ce sera le Syllabus de 1864. Mais, simultanément, elle effectue une captation de l’idée de civilisation, concept qui lui est étranger. Partout dans le monde, les missionnaires catholiques seront ainsi les représentants de la civilisation européenne. Ils font d’ailleurs un travail d’éducation considérable.
Toute l’ambiguïté vient du fait que les missionnaires catholiques apportent le progrès tout en voulant refonder un christianisme qui n’existe plus en Europe du fait même de ce progrès. Leur intention est de créer au sein de populations épargnées par le progrès une société chrétienne intégrale et homogène qui n’existe plus en Europe. Mais, simultanément, ils y introduisent le progrès… C’est tout le paradoxe.
NRH : Comment l’idée d’Orient va-t-elle évoluer au XXe siècle ?
HL : L’orientalisme classique a connu son apogée au XIXe siècle après les découvertes de Champollion en Égypte et le décryptage de l’écriture cunéiforme. C’est aussi l’époque de la découverte des grandes civilisations orientales anciennes ce qui aura une conséquence inattendue. Les Européens révèlent aux Orientaux le passé oublié de leurs civilisations. En Inde, les Britanniques font redécouvrir le sanskrit aux Brahmanes qui vont s’en prévaloir. Les Français agiront de même au Cambodge en révélant aux Khmers les splendeurs oubliées d’Angkor. De grands savants, comme Maspero pour la Chine, ou Sylvain Lévi pour l’Inde, accompliront des travaux immenses sur les langues et les cultures. De cette façon, par leurs découvertes des grandeurs passées oubliées, les orientalistes vont jeter les bases des futurs nationalismes.
NRH : Comment les nationalistes des pays orientaux vont-ils réagir à la supériorité moderne des Européens ?
HL : Ils vont se poser la question de leurs retards et de la façon d’y remédier. À cela, il y aura plusieurs réponses, celles par exemple des fondamentalistes comme Gandhi. Ceux-là répondront en prétendant être supérieurs et même en avance sur un autre plan, celui de la sagesse. D’autres au contraire voudront imiter la modernité de l’Occident. Ce sera le cas des Japonais. Leurs victoires maritimes et militaires en 1905 sur une Russie assimilée à l’Occident aura l’effet d’un séisme. Elles réveillent un peu partout l’espérance d’une revanche, et le Japon devient un modèle.
NRH : En nous limitant au monde musulman, comment est né l’islamisme ?
HL : L’islamisme est un phénomène complexe qui a des causes multiples. Néanmoins, on peut retenir quelques étapes majeures, à commencer par la disparition de l’empire ottoman à la fin de 1918. L’empire ottoman se confondait avec l’idée musulmane de califat, c’est-à-dire celle d’une autorité suprême pour tous les croyants. Après 1918, il n’y a plus de califat. Face à ce vide, interviendront plusieurs réponses.
Par imitation de l’Europe, les souverains arabes abandonneront leur ancien titre de sultan pour celui de « roi », ainsi y aura-t-il un roi d’Égypte, un roi d’Arabie, un roi d’Irak, etc. Simultanément, se manifeste un phénomène de compensation narcissique. Grâce aux travaux des savants orientalistes, l’Islam deviendra pour les musulmans un objet d’admiration. Dans tout cela, les Occidentaux jouent un rôle pervers. En effet, les Orientaux sont soumis à un constant bombardement d’occidentalisme. Tous les quinze ans, nous créons de nouvelles normes, libéralisme, féminisme, homosexualité… Et nous demandons aux autres de les suivre. Il n’est pas étonnant que ces sociétés résistent.
Mais il faut tenir compte d’un nouveau transfert au-delà de 1980. Antérieurement, en tout cas après 1945, l’accès à la modernité passait par le politique et l’économique. On pensait qu’il suffisait d’additionner de la modernité et de l’argent pour que le décollage soit assuré. Le fait nouveau est que le religieux, en dehors du christianisme, est devenu dans nos sociétés occidentales un produit compétitif. On assiste à une sorte de marché du religieux avec différents produits en compétition, par exemple le bouddhisme. L’Islam y tient sa place sous différentes formes. Le soufisme s’adresse aux intellectuels, alors que l’islamisme s’adresse aux gamins des banlieues qui pensent y trouver un appui pour s’en sortir.
NRH : Comment cette montée de l’Islam est-elle perçue par les orientalistes ?
HL : Les orientalistes sont enchantés du retour à l’Islam. C’est un retour à ce qu’ils aiment.
NRH : De quelle façon les pays orientaux soumis à l’influence de l’Occident pendant trois siècles, conçoivent-ils aujourd’hui leur propre histoire ?
HL : Le problème c’est de savoir s’il existe une pensée mondiale ou des pensées particulières. Le mode de pensée occidentale structure tout. Et vous le retrouvez partout, tout simplement parce que, dans la pensée occidentale, vous avez tout et le contraire de tout. Par exemple, quand des individus ou des peuples d’origine orientale parlent du retour à leur authenticité, ils utilisent une catégorie occidentale, celle de l’authentique qui est né en Allemagne par réaction aux Lumières.
Aujourd’hui, nous avons une pensée mondialisée structurée par les catégories intellectuelles de l’Occident ce qui fait que les penseurs du refus de l’Occident travaillent à partir d’une catégorie occidentale. Refuser l’universel au nom du particulier, c’est encore une idée issue de l’Europe.
Propos recueillis par Pauline Lecomte
Crédit photo : TheSupermat via Wikimedia (cc)
Repères biographiques
Henry Laurens
Arabisant, agrégé d’histoire, titulaire d’un doctorat d’État sur La Révolution française et l’Islam (1989), Henry Laurens a été élu en 2003 à la chaire « Histoire contemporaine du monde arabe » au Collège de France. Il est l’auteur de nombreux travaux, notamment L’Expédition d’Égypte (Armand Colin, 1989), Lawrence en Arabie (Gallimard-Découvertes, 1992), et les trois premiers volumes de La Question de Palestine, I. La Terre Sainte (Fayard, 1999). II. Une Mission sacrée de civilisation (Fayard, 2002). III. L’Accomplissement des prophéties (Fayard, 2007). Ce dernier ouvrage couvre la période 1947-1967. En 2007, il a fait paraître Orientales (CNRS Éditions), une fresque limpide de deux siècles d’histoire. Henry Laurens vient de publier Le Rêve méditerranéen : grandeurs et avatars (CNRS Éditions, 2010).
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