Il y a cent ans, la crise des mutineries. Entretien avec le général André Bach
Lionel Jospin avait, en son temps, suscité un vif débat à propos des mutins de 1917. La recherche historique a, depuis, considérablement progressé et c’est au meilleur spécialiste de la question, le général Bach (décédé le 19 mai dernier), que nous avons demandé d’en établir le bilan. Saint-cyrien de la promotion “Lieutenant-Colonel Driant”, il a effectué la majeure partie de sa carrière en corps de troupe dans les rangs du 1er régiment de chasseurs parachutistes. Breveté de l’École supérieure de guerre, il a commandé à Vincennes le Service historique de la Défense. Il s’est imposé comme le meilleur spécialiste de la justice militaire et des mutineries de 1917. Entretien réalisé par Philippe Conrad.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Quelle a été l’évolution de l’image des « mutineries » dans la mémoire nationale ?
André Bach : La question a été mise très tôt sous le boisseau. On les a évoquées pour la première fois lorsqu’on a parlé des « fusillés pour l’exemple », notamment lors des campagnes de réhabilitation des caporaux de Souain, des fusillés de Flirey, de Bersot et son pantalon rouge… Mais, seule l’extrême gauche a tenté de mobiliser sur la question des mutineries.
En 1957, en pleine guerre d’Algérie, Stanley Kubrick sortait son film Les Sentiers de la gloire, qui évoquait le sort de quatre fusillés, en mélangeant l’histoire de deux cas réels, celui du sous-lieutenant Chapelant, fusillé sur un brancard en 1914, et celui d’un autre cas survenu au printemps 1915. Il n’était pas, alors, question de mutinerie mais le film n’a pas été diffusé en France. La première fois où le sujet a été présenté au public, en juin 1979, ce fut dans l’émission télévisée Alain Decaux raconte. L’historien y évoquait l’aventure du caporal Moulia, condamné à mort pour mutinerie à la fin de mai 1917. Dans la nuit précédant son exécution, il s’était évadé et avait pu se réfugier en Espagne. Un récit marqué par une forte empathie pour le personnage.
Depuis lors, les mutineries sont évoquées, parfois, implicitement, lorsqu’on traite du cas de fusillés à d’autres périodes de la guerre. Cette confusion entre « fusillés pour l’exemple » et « fusillés pour mutinerie » a été encore accentuée par le discours de Lionel Jospin prononcé à Craonne, le 5 novembre 1998. Après avoir adressé un hommage aux combattants d’avril 1917, le Premier ministre proposait en effet : « Que ces soldats, “fusillés pour l’exemple”, au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective ». Il laissait à penser que tous les fusillés dits « pour l’exemple » avaient été exécutés « pour mutinerie », alors que, il faut le souligner, sur 700 fusillés au total, seuls 24 d’entre eux le furent « pour mutinerie » ! Ce discours n’a pu que renforcer l’opinion publique dans l’idée que « fusillé » serait synonyme de « mutin ».
NRH : Quelle a été l’évolution de l’historiographie sur ce point, depuis l’ouvrage fondateur de Guy Pedroncini publié il y a cinquante ans ?
AB : Au début des années 1960, au sortir de « l’aventure » algérienne, évoquer les mutineries n’allait pas de soi. Or, sur l’initiative du doyen Pierre Renouvin, l’autorité militaire a autorisé un jeune chercheur, Guy Pedroncini, à prendre connaissance des archives jusque-là fermées, dont celles de la Justice militaire, conservées à Meaux. Il s’en est suivi, en 1967, la publication de son ouvrage fondateur, Les Mutineries de 1917 (Guy Pedroncini, Les Mutineries de 1917, PUF, 1967, 4e édition corrigée, 1999). Nous étions à la veille des événements de mai 1968 et, au cours des années suivantes, marquées par un fort antimilitarisme, ce livre a été rapidement critiqué, même si les informations recueillies ont été reconnues comme permettant un pas décisif dans la connaissance du phénomène. Certains affirm��rent que l’interdiction pour les autres chercheurs de consulter les mêmes archives rendait impossible toute remise en cause de ce travail. Venait s’ajouter une critique de fond.
Après avoir fait litière de l’idée selon laquelle les mutineries étaient le résultat d’une action clandestine, menée depuis l’arrière par des agents allemands et des pacifistes, Guy Pedroncini reliait les mutineries à l’échec de l’offensive Nivelle et voyait dans ce mouvement une protestation de citoyens-soldats, devenus professionnels de la guerre, contre la manière dont celle-ci avait été menée jusque-là. Ne pouvant critiquer directement le choix des sources, nombre d’historiens ont décrété que, publié avec l’aide de l’autorité militaire, ce livre ne pouvait qu’épouser sa vision des événements. Ils se sont également insurgés contre la part trop belle, à leurs yeux, donnée au général Pétain.
Il faut ensuite attendre 1994 pour voir publié aux États-Unis Between Mutiny and Obedience : The Case of the Fifth Infantry Division during World War (Princeton University Press) de Leonard Smith, dont les conclusions sont proches de celles de Guy Pedroncini. Puis, paraît en France, en 2002, l’ouvrage de Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), (Odile Jacob). L’auteur distingue nettement les « fusillés pour l’exemple » de ceux exécutés « pour mutinerie ». En 2005, le sujet est abordé frontalement par Denis Rolland dans son livre, La Grève des tranchées, les mutineries de 1917 (Éditions Imago). Comme le révèle son titre, l’auteur voit dans les mutineries plus une grève qu’un mouvement insurrectionnel politique. Enfin, en mai 2009, André Loez soutint, à Montpellier, sa thèse intitulée Si cette putain de guerre pouvait finir. Histoire et sociologie des mutins de 1917. Elle a fait l’objet d’un livre publié chez Folio-Gallimard en 2010, sous le titre 14-18, Les Refus de la guerre. Une histoire des mutins. Ce dernier auteur est le premier à nuancer la thèse de Guy Pedroncini, en relativisant le rôle du général Pétain dans la résolution de la crise et en estimant que ses causes profondes sont à rechercher sur le temps long. Les « mutins » ont réclamé d’une part une utopique « fin de la guerre » et, d’autre part, sous une forme quasi-syndicale, l’amélioration des conditions de vie des soldats.
NRH : Quelles ont été les sources qui ont été successivement exploitées ?
AB : Aujourd’hui, toutes les archives du SHD concernant ce sujet sont ouvertes. En outre, depuis 2014, les dossiers de Justice militaire sont accessibles en ligne sur le site Mémoire des Hommes, mine incontournable pour tout chercheur. Aux Archives nationales, le fonds traitant des grâces présidentielles de la Commission des grâces de la Justice civile est très important en ce qui concerne les fusillés. Malheureusement, ont disparu les travaux de la Commission du contentieux et de la Justice militaire. Cela est très dommageable, car cette commission qui œuvrait rue de Bellechasse (Paris 7e), là où encore récemment se trouvaient les bureaux du secrétariat d’État aux Anciens combattants, était celle qui recevait les dossiers des condamnés à mort pour lesquels le commandement ou les juges sollicitaient une grâce.
Jusqu’au 20 avril 1917, ces demandes étaient facultatives. Ensuite, tous les dossiers ont été adressés impérativement à cette commission. Après étude du dossier, celle-ci émettait un avis concluant à l’exécution ou à la commutation de peine du condamné. Cette dernière s’étalait de travaux forcés à perpétuité à l’emprisonnement, en passant par l’envoi en Ateliers de travaux publics en Algérie pour vingt ans, dans la majorité des cas, ou moins. Cet avis était transmis à la Commission des grâces qui, à 95 % des cas, l’entérinait, la plupart du temps, dans les 24 heures. Ensuite, le dossier était repris par la Direction du contentieux et de la Justice militaire et l’avis transmis à la chancellerie de l’Élysée pour signature du président de la République. En définitive, cette commission, dont on ne connaît ni le nombre de ses membres ni leurs qualités, a eu ainsi le droit de vie ou de mort sur plusieurs centaines de condamnés à mort et c’est cette commission qui a décidé du barème des commutations de peines.
Ainsi, après le 20 avril 1917, c’est cette commission qui prenait la décision du devenir des condamnés à mort, en passant pardessus la nature du jugement des Conseils de guerre. En pratique, il s’agissait d’une sorte de tribunal occulte, anonyme, n’ayant de compte à rendre à personne, puisque cette commission décidait de l’exécution ou des peines de substitution.
NRH : Quelle a été l’évolution de la justice militaire de 1914 à 1917 ?
AB : Au début de la guerre, on peut dire que la Justice militaire cherchait à terroriser : jugement sans appel et sans instruction obligatoire, exécution dans les vingt-quatre heures. Suite à l’action du Parlement, une loi, promulguée le 27 avril 1916, a rétabli le droit d’appel, les circonstances atténuantes et la loi du sursis. Un an plus tard, le 20 avril 1917, une circulaire Painlevé interdisait toute exécution sans l’aval du président de la République. À la suite des mutineries, cette interdiction a été levée entre le 9 juin 1917 et le 14 juillet de la même année, le commandant en chef étant autorisé à décider des exécutions sans accord préalable. Ainsi, sur les vingt-quatre fusillés, sept l’ont été sur ordre du général Pétain et les dix-sept autres avec l’aval du président de la République. Après le 14 juillet 1917, la circulaire a été remise en vigueur. Ainsi, en l’espace de quatre ans, le mode du jugement des condamnés a-t-il connu une évolution inimaginable en 1914.
NRH : Quelles ont été les origines et l’ampleur de la crise de mai-juin 1917 ?
AB : Les mutineries ont débuté sur un fond de lassitude, après trois ans de guerre sans résultat. Quand on lit les courriers des soldats, on voit revenir, cycliquement, leur effroi à la perspective de passer encore un hiver dans les tranchées. Cet effroi apparaît quand ils se rendent compte que les combats de l’année n’ont pas amené la décision tant attendue. Ce sentiment de frustration a cru fortement après l’échec de l’offensive Nivelle. Dès le deuxième semestre 1916, déjà le Haut commandement, à Verdun, par des notes signées Pétain et Nivelle, montre qu’il est sensible à la démotivation et à la détérioration de la discipline, visible dans le relâchement de la tenue des hommes. (…)
Cet entretien est disponible en intégralité dans le n°90 de La Nouvelle Revue d’Histoire, disponible à l’achat dans la boutique en ligne (papier et PDF).