La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Un quart de siècle après l’écroulement de l’empire soviétique, les révoltes qui grondent nous montrent que cet événement n’a pas signifié, comme le croyait Francis Fukuyama, la fin de l’histoire...

Éditorial et sommaire du n°80 (septembre-octobre 2015)

Éditorial et sommaire du n°80 (septembre-octobre 2015)

Une fin d’Empire inattendue

Posée en 1970 par Andreï Amalrik, la question de la « survie de l’URSS en 1984 » n’apparaissait alors guère pertinente aux analystes des relations internationales. Malgré le succès de librairie rencontré en 1978, L’Empire éclaté (1) d’Hélène Carrère d’Encausse n’emportait pas la conviction des experts en soviétologie. Les années 1970 avaient même vu les Soviétiques marquer des points dans la confrontation Est-Ouest. La conférence d’Helsinki avait confirmé les frontières européennes établies à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et ouvert avec l’Occident une coopération économique et financière favorable aux intérêts de Moscou.

La « troisième corbeille » des accords débouchant sur la détente prévoyait bien la libre circulation des hommes et des idées, ainsi que le respect des « droits de l’homme », mais la nomenklatura dirigeante ne s’inquiétait guère alors de ces concessions jugées purement formelles. Les années suivantes virent les Soviétiques poursuivre leur montée en puissance sur le terrain militaire et s’installer dans des régions du monde – au Vietnam, en Afrique, dans l’océan Indien – demeurées jusque-là pour eux hors de portée.

Quelques fissures apparaissent bien dans le glacis est-européen de l’Empire, notamment en Pologne, mais l’équilibre de la terreur nucléaire empêche toute remise en cause du statu quo. La « stratocratie (2) » soviétique, définie par Cornelius Castoriadis, poursuit, face à l’Europe occidentale, le développement d’un appareil militaire conventionnel impressionnant. Dans le même temps, l’amiral Gorchkov dote son pays d’une puissance navale projetable dans le Pacifique et l’océan Indien. L’Armée rouge rencontre certes des difficultés en Afghanistan mais il ne s’agit là que d’un conflit périphérique ne mobilisant pas des forces considérables.

Les échecs économiques sont bien réels, de la faillite de l’agriculture collectivisée à la productivité insuffisante du secteur industriel et à la généralisation du marché noir. L’URSS n’en demeure pas moins une grande puissance pétrolière et son complexe militaro-industriel apparaît tout à fait efficace. Sa présence dans l’espace témoigne également du maintien de son niveau scientifique et technique. L’espérance d’Octobre s’est dissipée mais l’homo sovieticus décrit par Zinoviev s’accommode très bien du mensonge d’État et le patriotisme forgé lors de la Grande Guerre patriotique demeure une valeur sûre. Les minorités nationales aspirent à être reconnues mais n’ont guère la possibilité de se manifester et l’Empire ne paraît guère menacé.

La succession de Brejnev ouvre la voie à tous ceux qui entendent sortir le pays de la « stagnation ». La mort d’Andropov ne lui laisse pas le temps d’engager les réformes nécessaires, mais le jeune Mikhaïl Gorbatchev semble en mesure de relever le défi. En libéralisant le système politique sans réaliser les restructurations économiques nécessaires, tout en faisant preuve de beaucoup de naïveté vis-à-vis de ses interlocuteurs occidentaux, il va être le fossoyeur de l’URSS et rater complètement la « sortie du communisme » que les dirigeants chinois vont, pour leur part, mener à bien.

Le soulagement engendré par la fin de la guerre froide, la réunification pacifique de l’Allemagne et la dislocation d’une URSS encore menaçante quelques années plus tôt ont fait que les opinions occidentales ont ressenti comme une victoire ce qui n’était en fait que l’échec inéluctable d’un système communiste qui, au lieu de réaliser l’utopie sociale annoncée, n’avait apporté que la dictature et la pénurie.

La période qui a abouti à la disparition de l’une des deux « superpuissances » mérite aujourd’hui d’être méditée car, derrière l’image que donne un Occident sûr de lui et dominateur, il est aisé de déceler de multiples fragilités. Celles d’un monde livré à une spéculation financière génératrice de crises à répétition, un monde de surveillance généralisé soumis à une nomenklatura politico-médiatique prêchant la pensée unique et obligatoire, un monde qui découvre que la « globalisation heureuse » signifie la disparition des classes moyennes, l’accroissement des inégalités et la perte des identités collectives…

Un quart de siècle après l’écroulement de l’empire soviétique, les révoltes qui grondent nous montrent que cet événement n’a pas signifié, comme le croyait Francis Fukuyama, la fin de l’histoire…

Philippe Conrad

Notes

  1. Flammarion, 1978.
  2. Stratocratie : système politique dirigé par l’armée.
Courrier des lecteurs
Éditorial

Une fin d’Empire inattendue. Par Philippe Conrad

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Dossier. 1985-1991. La fin de l’illusion soviétique
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  • Andropov pouvait-il sauver l’Union soviétique ? Par Jean-Pierre Arrignon
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