Un plaidoyer pour l’histoire : le dernier message du général Bach
Disparu en mai, à l’issue d’une longue et cruelle maladie qu’il a affrontée avec un courage admirable, le général André Bach – qui a dirigé à Vincennes, pendant plusieurs années, le Service historique de l’armée de terre – était un collaborateur de La Nouvelle Revue d’Histoire et nous lui sommes reconnaissants des encouragements qu’il nous a toujours prodigués. Il n’a pu, malheureusement, terminer les recherches qu’il avait entreprises à propos des mutineries de 1917 – un domaine dans lequel son expertise était reconnue par toute la communauté historienne – mais fort d’une érudition impressionnante, il a énormément apporté à notre connaissance de la guerre de 1914-1918. Il nous a adressé, quelques semaines avant sa mort, un texte dans lequel il faisait un bilan critique des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale. Il s’y inquiétait également de l’avenir de la science historique et de la transmission de notre mémoire nationale aux jeunes générations.
Les commémorations du centenaire de la guerre de 1914-1918 ne sont pas encore terminées mais je peux, dès à présent, faire part de ma consternation devant la façon dont le pouvoir politique a mis en œuvre ces cérémonies. Et pourtant, il est de son devoir de mettre en scène le souvenir d’un événement constitutif de la mémoire de notre nation. Dans notre imaginaire national, 1914-1918 renvoie à un événement aussi important que celui du 14 Juillet. Le 14 juillet 1790, les représentants des provinces sont venus à Paris jurer fidélité à la nation. À l’école, nous avons appris qu’en 1914 les Français se sont levés en masse dans une « union sacrée » pour récupérer les provinces perdues d’Alsace-Lorraine après la guerre de 1870. Sur toutes les places des villes et des villages de France s’élèvent des monuments « aux Morts », qui rappellent la saignée démographique qui a ravagé l’Hexagone, d’une ampleur jamais vue depuis la peste noire du XIVe siècle. Un tel événement oblige l’État à lui donner du sens. Il est regrettable de constater, à l’observation des cérémonies mises en oeuvre depuis 2014, que cela a été complètement raté. Tout d’abord, une évidence, il n’y pas eu de communication d’État. Ce dernier s’est simplement invité à des cérémonies organisées au plan régional.
L’allié britannique oublié
Ainsi, la première manifestation a eu lieu dans les Vosges, le 3 août 2014, au cimetière militaire du Hartmannswillerkopf (HWK), suite à la volonté de la région Alsace et des Lander allemands limitrophes de rappeler les sauvages combats de 1915 et de 1916. Comment faire comprendre aux Français qu’il ait fallu commémorer l’entrée en guerre de 1914, en ces lieux ? En évoquant des événements qui se sont déroulés en 1915 et 1916. Le président allemand, Joachim Gauck, convié à cette manifestation, aurait pu dire que le 3 août 1914, au HWK, il se serait trouvé sur un territoire allemand envahi par l’armée française. On n’a eu droit qu’à une pâle reproduction de la photo de Mitterrand et de Kohl à Verdun, et à des discours dont on a oublié le contenu.
Et pourtant, en cet anniversaire du début de la guerre, on pouvait faire apparaître avec éclat un événement majeur : celui qui a fait que, 100 ans après Waterloo, l’armée anglaise foulait à nouveau le sol belge, non contre, mais aux côtés de l’armée française. La Grande-Bretagne avait envoyé la fine fleur de son armée, commandée par ses meilleurs généraux, et s’était montrée un allié fidèle dans l’adversité. En dépit de l’atmosphère de défaite à la fin du mois d’août 1914, le corps expéditionnaire britannique n’a pas plié et a joué sa partie dans la victoire de la Marne.
J’attendais une communication de l’État pour marquer la profonde gratitude de la nation française envers le peuple britannique. Une nation qui se respecte se reconnaît à de tels gestes. Ce dédain du service rendu et cet oubli de l’histoire à enseigner à nos enfants m’ont empli de la plus grande déception.
Le 12 septembre 2014, le Premier ministre prononçait dans le petit village de Mondement, dans la Marne, un discours très convenu sur les lieux où l’armée Foch avait été sur le point d’être bousculée par l’attaque allemande en septembre 1914. On a déjà oublié ce discours qui exaltait l’audace des Français. Et, pourtant, pour évoquer la bataille de la Marne, il y avait moyen de rétablir la vérité historique. Au lieu d’avoir présenté aux badauds parisiens le défilé maigrelet de quelques taxis, dits « de la Marne », il aurait été judicieux de mettre en valeur l’action de l’armée Maunoury. Cette armée improvisée, constituée de divisions défaites, d’un renfort de divisions de réservistes mal encadrés et mal armés, et d’unités hâtivement prélevées en Afrique du Nord, s’est jetée sur le flanc de la redoutable armée von Kluck, provoquant par son action la décision du haut commandement allemand de stopper son offensive et de se replier. Au prix de pertes sanglantes, suite à son manque d’entraînement, elle a su manifester un esprit de sacrifice absolument nécessaire, dans ces circonstances particulièrement dangereuses.
1915, l’année sanglante
Le 11 novembre 2014, le gouvernement, pratiquant à nouveau la stratégie du coucou, s’est invité à l’inauguration de l’Anneau de la mémoire à Notre-Dame-de-Lorette, érigé à l’initiative de la défunte région Nord/Pas-de-Calais. Sur cet anneau sont gravés les noms des combattants de différentes nationalités qui ont perdu la vie dans ces deux départements : 600000, deux fois plus qu’à Verdun. Cette inauguration aurait été plus judicieuse en 2015, pour le centenaire de l’année où la majorité des victimes est tombée dans les effroyables offensives d’Artois du printemps et de l’automne. Cette même année a vu le plus grand nombre de pertes de la guerre, d’une ampleur telle que si cela avait continué à un tel rythme, l’armée française se serait, par manque d’effectifs, écroulée en 1918.
L’idée de cet anneau était bonne. J’aurais aimé que, sur initiative de l’État français, les chefs d’État des pays entrés en guerre en 1914 aient été réunis devant cet anneau, reconnaissant ainsi que leurs prédécesseurs s’étaient conduits comme des « funambules » – selon l’heureuse expression de l’historien Georges-Henri Soutou(1) – face au désastre qui s’annonçait. Cette déclaration aurait permis de faire comprendre aux spectateurs la raison pour laquelle les 600000 combattants venus de pays très lointains, Australiens, Néo-Zélandais, Indiens, maghrébins au côté de Français, Britanniques et Allemands, ont été conduits à s’entre-tuer sur ces mornes territoires du Nord de la France. Au lieu de cela, on a eu une commémoration dans le style des célébrations de comices agricoles, le président de la République serrant les mains des élus locaux et s’entretenant devant l’Anneau avec des jeunes triés sur le volet pour une séquence télévisée. On avait l’impression que le chef de l’État ne se sentait pas concerné, considérant ces victimes comme dues à un gigantesque tsunami, gommant ainsi la responsabilité des hommes politiques dans le grand suicide européen. Le choix du 11 novembre 2014 montre en outre que, dans l’optique gouvernementale, cette cérémonie signifiait que le cycle des commémorations de 14-18 se terminait fin 2014, après un cycle de 6 mois. En 2015, il n’y a pas eu de commémorations nationales.
« Dépétainiser » Verdun
Le pire était à venir en 2016 pour commémorer Verdun. Je ne reviens pas sur ce triste épisode où on a présenté à la jeunesse une chorégraphie pour analphabètes au milieu des tombes du cimetière militaire de Douaumont. Le retrait d’un spectacle de rap n’a pas empêché de créer la polémique. La responsabilité de ce pataquès incombe aux idéologues du Secrétariat aux anciens combattants et à la mémoire. Ils ont expliqué, qu’à cette occasion, cent ans après l’événement, il fallait, comme l’a déclaré le président du Souvenir français, Serge Barcellini, au Monde, « dépétainiser » Verdun, laissant entendre qu’à cette occasion des sectateurs du Maréchal, condamné à mort pour son rôle à la tête de l’État Français, allaient mener une offensive pour le réhabiliter. On a offert en conséquence ce spectacle attristant.
Certes, il y a cent ans, la jeunesse franco-allemande était conviée à Verdun pour un « spectacle » où elle a fourni les « acteurs » et à qui on a prodigué une profusion d’artifices pyrotechniques et ce, pendant presque toute une année. Le résultat a été la mort de 300000 jeunes, dont les corps ont constitué le gigantesque charnier en plein air que sont devenues les collines au nord de Verdun. Saint-Cyrien de la promotion Lieutenant-Colonel Driant, héros de Verdun, j’ai assisté avec mon bataillon aux cérémonies du cinquantenaire en 1966. J’ai entendu le discours du général de Gaulle, prononcé dans un silence recueilli et glaçant par une foule d’anciens combattants, mis aux places d’honneur face à l’ossuaire de Douaumont. Cinquante ans plus tard, le gouvernement qui n’avait, apparemment, rien à dire sur cet événement a choisi d’utiliser le vieil adage cynique de la Rome impériale concernant la « gestion » de la plèbe : « Donnez-leur du pain et des jeux », meilleur moyen pour évacuer les interrogations. Offrira-t-on en 2044, alors que la génération qui a vécu la Deuxième Guerre mondiale aura disparu, un spectacle dans les ruines d’Oradour-sur-Glane, où on invitera, en guise de commémoration, les jeunes « teufeurs » à lever bien haut dans le ciel étoilé leurs briquets allumés ?
Revenons à Verdun : le retrait du spectacle du rappeur Black M a permis au secrétariat d’État aux anciens combattants d’en appeler à la défense républicaine face à l’offensive de la nébuleuse « fachosphère ». Cet appel a disparu du fait de sa boursouflure et de son insignifiance. Et pourtant, Verdun était l’endroit pédagogique idéal pour rappeler aux jeunes générations ce qui est arrivé quand les nations européennes se sont enfermées dans leurs égoïsmes nationaux, à savoir une guerre civile dans un espace culturel commun à toute l’Europe. Nos gouvernants auraient pu rappeler, en cette période de désamour pour la construction européenne, le risque à courir d’en revenir à la situation d’il y a cent ans et aux horreurs qui se sont déroulées alors. Au lieu de cela, on a eu une commémoration dénuée de sens. À ce sujet, j’ai été heurté par le silence de la communauté historienne.
La responsabilité des historiens
Les rares qui se sont manifestés ont approuvé du bout des lèvres cette pantomime gouvernementale, au motif que les anciens combattants auraient pu penser qu’un concert serait la meilleure chose pour évoquer leur mémoire. Pour moi, l’historien n’a pas à intervenir dans ces jeux du pouvoir. Il est là pour traquer la vérité historique et, dans cette fonction, il joue un rôle de passeur pour les jeunes générations, en leur livrant la réalité du passé pour les aider à imaginer l’avenir. Cette complaisance de certains historiens à justifier les choix du pouvoir est malheureusement devenue une constante à notre époque.
Au début des années 1990, en parallèle avec la disparition rapide des derniers survivants de la Première Guerre mondiale, un groupe d’historiens a publié un livre pour annoncer que tous les travaux antérieurs portant sur la Première Guerre mondiale étaient à mettre au feu. Pour ces historiens dits de l’« École de Péronne », la question essentielle concernant le premier conflit mondial était : « Comment ont-ils tenu ? » Leur réponse était qu’il fallait aborder ce problème en s’intéressant au seul domaine des mentalités. Dans cette optique, la réponse a été que cette guerre a été consentie par les populations qui, de ce fait, ont entraîné les gouvernements. Cette théorie a envahi les publications et les programmes de l’Éducation nationale qui insistent dorénavant sur les violences entre les hommes dans la guerre, donnant en exemple et comme sujet d’étude le génocide arménien… (…)
Ce texte est disponible en intégralité dans le n°91 de La Nouvelle Revue d’Histoire, disponible à l’achat dans la boutique en ligne (papier et PDF).