Éditorial et sommaire du HS n°14 (printemps-été 2017)
Tuer et mourir pour dieu
Les Occidentaux pensaient en avoir fini avec les guerres de Religion, vestiges d’un passé révolu que la sécularisation de nos sociétés et l’hédonisme dominant semblaient devoir rejeter dans les ténèbres d’une histoire désormais très lointaine.
C’était méconnaître grandement les sociétés humaines et les héritages spirituels dans lesquels elles plongent leurs racines. La puissance du réveil islamique engagé depuis quatre décennies a surpris avant d’inquiéter. L’offensive djihadiste à l’œuvre aujourd’hui semble confirmer la perspective du choc des civilisations prophétisé par Samuel Huntington à l’issue de la confrontation entre les blocs occidental et soviétique. Les nationalistes hindous ont le vent en poupe et s’en prennent aux minorités religieuses. Les coptes d’Égypte ou les chrétiens assyriens d’Irak sont la cible des tueurs d’Al-Qaïda et de Daech, alors que Boko Haram et les djihadistes sahéliens terrorisent une partie de l’Afrique occidentale. Les Philippines doivent faire face à la dissidence musulmane de l’île de Mindanao. L’immigration massive qui affecte l’Europe laisse craindre de futures explosions de violence, dont les attentats survenus en France, en Allemagne, en Belgique ou en Angleterre ne seraient que de modestes signes avant-coureurs.
Une telle situation conduit naturellement à se tourner vers les périodes de l’histoire qui, bien avant le choc suicidaire des nationalismes nés de la Révolution française, ont vu les Européens s’affronter au nom de la foi.
L’Église médiévale s’était bien dressée contre l’hérésie, mais l’unité de la Chrétienté latine avait été préservée malgré les difficultés qu’elle avait connues à la fin du Moyen Âge : des effets de la Grande Peste aux attentes de réformes, du grand schisme d’Occident qui avait opposé Avignon à Rome, à l’éveil de nouvelles aspirations spirituelles.
L’éveil de la modernité, qui va de pair avec la découverte des nouveaux mondes, l’essor de l’humanisme et la diffusion de l’imprimerie créait un terrain favorable à l’apparition de la Réforme. Les Allemands la célèbrent aujourd’hui, à l’occasion du cinquième centenaire de la publication par Luther, en octobre 1517 à Wittenberg, de ses 95 thèses contre les indulgences pontificales. L’écho qu’elles rencontrèrent et la rupture avec Rome qui suivit sont à l’origine du protestantisme, qui a bouleversé, en quelques décennies, la carte politique et religieuse de l’Europe.
D’abord celle de l’Allemagne où un compromis politique sera trouvé entre le pouvoir impérial et la dissidence réformée. La Suisse, la Scandinavie, les Pays-Bas et les îles Britanniques vont ensuite rallier à leur tour la nouvelle confession. Le luthéranisme ne rencontre initialement en France qu’un succès limité. Puis, Jean Calvin, inspirateur de la théocratie genevoise, va s’imposer comme le maître spirituel des réformés dans le royaume des Valois, si profondément divisé qu’il va connaître, dans la seconde moitié du XVIe siècle, une longue litanie de « guerres de Religion ».
Identifiée jadis comme « le temps des troubles », Michelet et ses héritiers ont, au XIXe siècle, donné à cette époque le nom qu’elle a conservé depuis : guerre de Religion. Censé rendre compte de l’affrontement entre catholiques et protestants, le terme n’est pas neutre. Les historiens qui l’ont utilisé ont en effet clairement choisi leur camp, celui des « réformés » présentés comme des victimes du « fanatisme » catholique.
L’image des derniers Valois – du faible Charles IX à Henri III et à ses « mignons », sans oublier Catherine de Médicis, la mégère florentine responsable de la Saint-Barthélemy – a été aussi lourdement chargée. Puis intervient le règne réparateur du « bon roi Henri », magnifié par la tradition monarchiste comme le souverain rassembleur et restaurateur de la paix, mais aussi par l’histoire républicaine faisant de lui, au prix d’un lourd anachronisme, le champion d’une « tolérance » dont on cherche en vain la trace à la fin du XVIe siècle. Un manichéisme assez élémentaire tend à opposer les catholiques majoritaires à leurs « victimes » protestantes. Mais notre époque entend aussi valoriser les « justes », tel Michel de L’Hospital, tenant d’un tiers parti favorable au compromis.
Trop souvent confisquée par « l’historiquement correct », la mémoire des guerres de Religion n’en a pas moins été revisitée au cours des dernières décennies par les meilleurs historiens de la période. Parmi eux, Bernard Cottret à propos de l’édit de Nantes ; Arlette Jouanna, qui mis en lumière le jeu des factions nobiliaires ; Ivan Cloulas, le biographe de Catherine de Médicis ; Jean-Marie Constant, qui a revisité l’histoire de la Ligue ; ou Denis Crouzet dont les remarquables travaux ont permis de réaliser une véritable anthropologie culturelle des camps en présence.
Une relecture riche d’enseignements qui peuvent fournir matière à réflexion à propos des défis d’aujourd’hui. Derrière les vecteurs d’illusions que sont « l’ouverture à l’autre », le « vivre ensemble » et autres niaiseries de même nature, c’est la question de la coexistence de communautés religieuses, ethniques ou culturelles aux croyances incompatibles qu’il faudra bien aborder. Au risque de remettre en cause certains des tabous de la bien-pensance aujourd’hui dominante.
Philippe Conrad
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