Relire la révolution de 1917. Entretien avec François-Xavier Coquin
En cette année anniversaire, François-Xavier Coquin, spécialiste du monde slave, nous éclaire sur la révolution russe, ses interprétations et ses conséquences.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Quelle est l’origine de votre intérêt pour le monde russe ? Qu’a-t-il représenté dans votre itinéraire personnel ?
François-Xavier Coquin : Issu d’une famille au sein de laquelle se combinaient des origines bordelaises et bretonnes, j’ai poursuivi mes études secondaires au lycée Pasteur de Neuilly avant de rejoindre la khâgne du lycée Condorcet, puis celle de Louis-le-Grand avant d’être admis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Agrégé d’histoire, pensionnaire de la Fondation Thiers, j’étais à l’origine surtout intéressé par le monde germanique, mais l’opportunité de suivre un cours de russe à l’École normale a décidé de ma vocation d’historien slavisant.
J’ai pu entamer des recherches à Saint-Pétersbourg (alors Léningrad) dès 1959, au moment où l’URSS commençait à s’ouvrir timidement aux chercheurs étrangers. L’histoire de la Russie constituait alors un territoire pionnier pour les historiens français et d’immenses chantiers pouvaient s’ouvrir. C’est ainsi que j’ai réalisé une thèse intitulée La Sibérie : peuplement et immigration paysanne au XIXe siècle, en exploitant les archives très complètes réunies par la bureaucratie tsariste. Après un détour par la commission législative de Catherine II j’ai reporté mes centres d’intérêt vers la période révolutionnaire en réalisant notamment le petit volume de la collection « Que sais je ? » (PUF) présentant La Révolution russe et celui de la collection « La mémoire du siècle » (Éditions Complexe) portant sur 1905. La Révolution russe manquée.
Si l’on excepte les travaux d’un Pierre Pascal – dont l’itinéraire est pour le moins original puisque ce chrétien, présent en Russie durant la Grande Guerre, a été séduit par le peuple russe confronté à une immense misère et est demeuré ensuite dans la nouvelle Russie soviétique jusqu’en 1933 – l’histoire russe était longtemps demeurée une terra incognita, à propos de laquelle les lectures idéologiques allaient, du fait de la nature du régime soviétique, longtemps l’emporter. Ce qui explique que la Russie, comme au XIXe siècle est demeurée méconnue ou observée avec des oeillères qui en interdisaient toute approche intelligente. Une ignorance qui, à beaucoup d’égards, persiste encore aujourd’hui et conduit à de nombreux contresens quand il s’agit d’analyser la situation actuelle de la Russie de Vladimir Poutine.
NRH : La Révolution russe de 1917 a largement déterminé l’histoire du XXe siècle. Peut-on considérer qu’une longue parenthèse de trois quarts de siècle s’est fermée en 1991 avec la disparition de l’URSS ?
FXC : Le terme de « parenthèse » ne me paraît guère pertinent. Une période aussi longue, correspondant à une expérience politique et sociale aussi radicale ne peut constituer une « parenthèse ». La révolution soviétique a complètement transformé la Russie. Elle a éduqué les masses, l’a dotée, en poursuivant l’effort engagé dans les dernières années du tsarisme, d’une puissance industrielle considérable, a fait du pays une « superpuissance » mondiale pendant le demi-siècle qui a suivi 1945. La période soviétique fait pleinement partie de l’histoire russe et personne ne songe à revenir à la situation qui prévalait avant 1917. Cette histoire est de nouveau perçue dans sa longue durée et l’on a constaté le souci qu’ont eu les Russes, après 1991, de réparer l’injustice, voire l’impiété, commise avec le massacre de la famille impériale perpétré à Iekaterinbourg en 1918.
NRH : Contrairement à la vision longtemps dominante d’une Russie complètement arriérée avant 1917, certains ont vu dans la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle le « Grand Siècle russe ». Ce jugement vous paraît-il pertinent ?
FXC : Tout à fait. On a pu parler à ce propos d’un « Siècle d’Argent » pour la Russie des années 1890-1914. Outre la floraison littéraire exceptionnelle des années précédentes, il faut évoquer la place que tient alors la Russie de Tchaïkovski, Borodine, Moussorgski ou Rimski-Korsakov dans la musique et l’opéra européens. La peinture réaliste et les avant-gardes ouvrent également des voies nouvelles, alors que le théâtre n’est pas en reste. Ce qui illustre cette puissante vitalité culturelle, c’est le succès rencontré en France en 1909 par les ballets russes de Diaghilev.
Cette floraison, encouragée par de nombreux mécènes, va de pair avec un essor spectaculaire de la richesse économique du pays qui s’engage alors pleinement dans une révolution industrielle. Les progrès de cette dernière sont facilités par l’immensité des ressources naturelles, par l’abondance d’une main-d’oeuvre bon marché née d’une croissance démographique exceptionnelle, par le niveau scientifique et technique atteint par le pays depuis les premiers pas accomplis en ce domaine dès le XVIIIe siècle, et enfin par l’afflux des capitaux étrangers, notamment français, qui ont fourni les investissements nécessaires. La Russie de cette époque connaît donc une croissance prometteuse. En 1912 et 1913, elle a célébré le centenaire de la victoire sur Napoléon et le tricentenaire de l’avènement de la dynastie Romanov. La sombre année 1905, qui a vu la défaite face au Japon et l’explosion d’une crise révolutionnaire de grande ampleur, semble bel et bien surmontée. Des faiblesses structurelles – notamment l’absence d’un véritable programme de réformes politiques – demeurent cependant.
NRH : Est-il justifié de considérer les événements de 1905 comme une « répétition générale » de ceux de 1917 ?
FXC : Il n’est pas sérieux de présenter ainsi les choses, même si cette idée simpliste s’est largement imposée au fil du temps dans la vulgate de l’histoire révolutionnaire. Je considère au contraire que 1917 commence là où 1905 se termine. On ne peut parler de « répétition générale » car c’est une autre pièce qui se joue en 1917. L’épisode de 1905 n’en a pas moins laissé des traces et a modifié le climat politique général. La monarchie tsariste a été ébranlée et a vu son autorité mise en cause, le souverain a perdu son aura « d’Oint de Dieu avec le « Dimanche rouge » de janvier 1905, quand la foule venue implorer la sollicitude impériale a été mitraillée par la troupe. Le tsar s’en est trouvé désacralisé… Dans le même temps, les constitutionnels démocrates (KD), qui se sont finalement ralliés aux réformes annoncées en octobre 1905, ont perdu leur influence sur la classe ouvrière. Celle-ci conquiert alors son autonomie politique, comme en témoignent l’apparition des premiers soviets et l’insurrection qui se développe en décembre à Moscou. Là où les KD et les socialistes mencheviks auraient pu, à la rigueur, faire le choix de la conciliation, les réflexes autocratiques du tsar, qui n’aura de cesse de limiter les effets des concessions qu’il a consenties, vont de fait favoriser pour la suite l’action d’un Lénine résolument hostile à tout compromis avec le régime. (…)
Cet entretien est disponible en intégralité dans le n°89 de La Nouvelle Revue d’Histoire, disponible à l’achat dans la boutique en ligne (papier et PDF).