La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

L’époque qui a vu l’hégémonie idéologique de l’école des Annales s’est de fait terminée au moment où, sous le nom de « nouvelle histoire » elle a été, au cours des années 1970, présentée au grand public cultivé. On a ainsi pu redécouvrir l'histoire militaire.

La Nouvelle Revue d'Histoire

Jean-Pierre Bois, une nouvelle histoire militaire

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°81, novembre-décembre 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Agrégé et docteur en histoire, Jean-Pierre Bois a été professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes et est l’auteur de nombreux ouvrages. Outre sa thèse consacrée aux Anciens soldats dans la société française au XVIIIe siècle (Economica, 1990), on lui doit les biographies de Maurice de Saxe (Fayard, 1992), Bugeaud (Fayard, 1997), Dumouriez (Perrin, 2005), Don Juan d’Autriche (Tallandier, 2008) et, tout récemment, La Fayette (Perrin, 2015). Il a également publié Les Vieux : de Montaigne aux premières retraites (Fayard, 1989) et La Paix. Histoire politique et militaire (Perrin, 2012).

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre parcours personnel et comment s’est formée votre vocation d’historien ?

Jean-Pierre Bois : Comme pour beaucoup d’enfants ou d’adolescents, c’est un professeur que j’ai eu en classe de sixième qui a sans doute été à l’origine de mon intérêt pour l’histoire. Cet homme, Pierre Leveel, né en 1914, est, je crois, toujours vivant et je lui dois beaucoup. Un professeur à l’ancienne, au meilleur sens du terme, qui alliait à un savoir en mesure de fasciner les jeunes esprits qui lui étaient confiés, une clarté exemplaire dans l’expression et le souci de ses élèves. Après une scolarité secondaire tout à fait normale dans l’ouest de la France, je suis, comme beaucoup, « monté » à Paris pour y rejoindre l’hypokhâgne du lycée Henri-IV où j’ai eu pour condisciple Philippe Conrad, retrouvé par la suite à La Nouvelle Revue d’Histoire.

Reçu au concours de l’École normale supérieure de l’enseignement technique, puis à l’agrégation d’histoire, je suis parti enseigner en Turquie dans le cadre de la coopération, ce qui constitua pour moi une expérience d’ouverture sur l’extérieur très utile par la suite. Revenu en France, j’ai enseigné au lycée d’Angers durant la première partie de ma carrière, tout en travaillant, sous la direction d’André Corvisier, à la réalisation d’une thèse consacrée aux anciens soldats au XVIIIe siècle.

Cela m’a valu d’être ensuite retenu pour remplacer à l’université de Nantes le professeur et recteur Yves Durand qui, élève de Roland Mousnier, a été l’un de nos grands historiens modernistes des dernières décennies. Parallèlement à mon enseignement à l’université, j’ai ensuite écrit plusieurs ouvrages, des biographies de chefs militaires, des études d’histoire sociale portant sur le milieu militaire et des travaux relatifs à l’histoire des relations internationales à l’époque moderne.

NRH : André Corvisier a tenu une place éminente dans les choix qui ont été les vôtres, notamment votre intérêt pour l’histoire militaire.

J-PB : C’est tout à fait exact. J’ai fait sa connaissance alors que j’étais étudiant à l’ENSET où il enseignait. La qualité de ses cours, le charisme qui était le sien, son souci d’aller au fond des choses, sa grande humanité en faisaient un enseignant exemplaire, très apprécié de ses étudiants. C’est donc tout naturellement, après avoir passé l’agrégation et effectué mon service militaire dans la coopération, que je suis revenu vers lui pour lui demander d’être mon directeur de thèse. Il était spécialiste d’histoire militaire mais je me serais tourné vers lui et j’aurais accepté n’importe quel sujet qu’il m’aurait confié portant sur un autre domaine. C’est donc ce maître d’exception qui a décidé de l’orientation de mes recherches ultérieures. Il a été pour moi un directeur de thèse aussi exemplaire qu’exigeant, imposant à ses thésards une mise au point annuelle publique de l’état de leurs recherches et leur confiant la charge de présenter des communications dans les colloques savants.

Je fis ainsi mes débuts dans cet exercice lors du congrès des Sociétés Savantes de Metz en 1983. Il laissait par ailleurs à ses « poulains » une très grande liberté, leur apportant aussi l’assistance morale nécessaire car la thèse d’État de jadis était un exercice long et difficile qui n’était pas de tout repos. Il est pour moi devenu un ami pour qui j’éprouvais un respect quasi filial du fait de notre commun intérêt pour un domaine qui lui tenait à cœur. Son fils, Jean-Nicolas, s’est tourné pour sa part vers l’histoire de l’Antiquité dont il est devenu l’un de nos meilleurs spécialistes. Ce fut à André Corvisier et à Yves Durand que j’ai du d’être retenu pour occuper une chaire d’histoire moderne à l’université de Nantes.

NRH : Comment interprétez-vous le renouveau progressif de l’histoire militaire qui s’est progressivement affirmé à partir des années 1970 ?

J-PB : L’époque qui a vu l’hégémonie idéologique de l’école des Annales – dont les représentants privilégiaient le temps long, l’histoire économique et les structures sociales au détriment de ce qui était caricaturé comme « l’histoire-bataille » , c’est-à-dire l’histoire événementielle assimilée à une simple écume superficielle masquant les tendances lourdes permettant de comprendre en profondeur les sociétés et les civilisations – s’est de fait terminée au moment où, sous le nom de « nouvelle histoire » elle a été, au cours des années 1970, présentée au grand public cultivé.

Elle n’avait pourtant rien de « nouveau » puisque c’est durant l’entre-deux-guerres que Marc Bloch et Lucien Febvre s’étaient faits les hérauts de cette lecture nouvelle des choses, relayés après guerre par Fernand Braudel. On s’est vite rendu compte que l’histoire ne se limitait certes pas aux événements politiques et militaires, mais aussi que le seul recours à l’histoire quantitative, réduite à l’économie et à la sociologie, n’était pas non plus satisfaisant et on a redécouvert la matière propre à l’histoire militaire.

Quelques hardis pionniers, le professeur André Martel à Montpellier, André Corvisier à Paris et Jean Chagniot après lui ont redonné une pleine légitimité à cette histoire, sachant qu’il ne s’agissait plus uniquement d’étudier les seules batailles mais de considérer la guerre et les systèmes militaires comme des objets d’histoire sociale qu’il convenait d’aborder avec un regard nouveau. L’ouvrage d’André Corvisier consacré à L’Armée française de la fin du XVIIIe siècle au ministère de Choiseul. Le soldat (PUF, 1964) a, de ce point de vue, pris la valeur d’un véritable manifeste.

NRH : Qu’avez-vous cherché à montrer dans votre thèse consacrée aux anciens soldats et aux invalides ?

J-PB : Il s’agissait là d’un domaine qui restait à défricher à peu près totalement. Il y avait, bien sûr, les archives des Invalides mais une recherche vraiment originale était indispensable, d’autant que je me suis davantage intéressé aux soldats qu’aux officiers. J’ai poussé mon enquête de dépouillement d’archives dans vingt-neuf dépôts départementaux, ce qui m’a permis de découvrir ce que pouvaient être les processus de réinsertion des anciens soldats dans le monde civil.

J’ai pu montrer que l’on était ainsi passé du rejet – le soldat de la guerre de Trente Ans finit généralement clochard – à une meilleure intégration sociale. La monarchie du XVIIe siècle s’est souciée de la réhabilitation des anciens soldats, qui sont perçus comme des hommes de confiance et de courage, et j’ai pu montrer que le taux d’alphabétisation était plus élevé chez eux que dans la population moyenne. Mon enquête débute en 1670, au moment de l’installation de l’hôtel des Invalides, et pousse jusqu’à la Révolution, après que Choiseul a introduit la reconnaissance de l’invalidité et que Montbarrey, secrétaire d’État à la Guerre sous Louis XVI, a créé une pension destinée aux vétérans.

À la fin de l’Ancien Régime, les anciens soldats étaient plutôt « bien vus » et leur cas s’inscrivait dans la volonté de progrès social que l’on décèle alors dans la politique de la monarchie. Dans le même registre, Yves Durand avait montré que les fermiers généraux se préoccupaient aussi du sort de leurs employés.

NRH : Qu’a représenté en son temps Maurice de Saxe ? Dans quelle mesure apporte-t-il une vision nouvelle de la guerre ?

J-PB : Étant germaniste, j’étais bien placé pour me pencher sur le cas de Maurice de Saxe et je me suis notamment intéressé à ses Rêveries (Economica, 2002), qui constituent un moment important dans l’histoire de la pensée militaire. J’ai également étudié de près la bataille de Fontenoy. En m’efforçant d’échapper à la tentation des nombreux biographes antérieurs qui ont accordé une place, à mes yeux trop importante, à la vie sentimentale de l’intéressé et aux dimensions finalement anecdotiques de son existence.

Avec Folard, Guibert et d’autres, Maurice de Saxe est au cœur de la réflexion militaire au temps des Lumières. Il a notamment réfléchi sur la « petite guerre », plus économique en hommes et en moyens qu’a étudiée par ailleurs récemment Sandrine Picaud-Monnerat (La Petite Guerre au XVIIIe siècle, Economica, 2010). Maurice de Saxe ne livrait que les batailles qu’il était sûr de gagner et préférait « user » l’adversaire en frappant ses chaînes de ravitaillement, en jouant de la surprise contre ses unités isolées… Il présente aussi l’intérêt de s’être soucié de la condition de ses soldats, ce qui était assez nouveau à l’époque.

NRH : Vous réhabilitez dans une large mesure le « traître » Dumouriez ?

J-PB : Depuis le travail très classique d’Arthur Chuquet, qui remontait à 1905, il n’y avait pas eu de bonne biographie de Dumouriez, le vainqueur de Valmy et de Jemmapes. Il a effectué une très longue carrière, tout à fait prometteuse, au sein de l’armée royale et, après la fortification de Cherbourg, Louis XVI voyait sans doute en lui un chef susceptible de conduire un jour une opération d’envergure contre l’Angleterre. Vaincu à Neerwinden au début de 1793, il abandonne son commandement et va devenir un exilé qui ne se reconnaîtra pas dans l’émigration combattant la Révolution, même si les hommes de 1793 l’ont abusivement considéré comme un « traître ».

Alors que Napoléon, devenu Premier Consul, encourage les émigrés à rentrer pour servir le nouveau régime, ils s’opposera au retour de Dumouriez en qui il voyait sans doute un rival potentiel. Mort en 1823, Dumouriez, qui restait à beaucoup d’égards un homme de 1789, était acquis aux idées libérales et ne se reconnaissait pas vraiment dans la monarchie constitutionnelle de la Restauration.

NRH : Le personnage de Bugeaud échappe un peu à votre période de prédilection qui demeure le XVIIIe siècle. Pour quelles raisons a-t-il retenu votre intérêt ?

J-PB : Figure emblématique dans la galerie de portraits militaires que connaissaient tous les petits Français passés par l’école de la IIIe République, le « Père Bugeaud » a vu ensuite son prestige décliner au fur et à mesure que s’est développé le procès de l’expansion coloniale. Il méritait donc une enquête impartiale. Officier sous l’Empire, il a servi en Espagne sous les ordres de Suchet et là s’est familiarisé avec la « contre-guérilla », une expérience utile quand il s’agira de « pacifier » l’Algérie au moyen des ses colonnes mobiles. Une guérilla espagnole qui renvoie aux expériences de « petite guerre » du siècle précédent.

NRH : Pourquoi avoir écrit un livre sur don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante ?

J-PB : Il est toujours utile à un historien de « sortir » de son domaine de spécialité, de la période qu’il a plus particulièrement étudiée. De plus, mon séjour en Turquie m’a familiarisé avec les questions relatives à l’histoire de l’Empire ottoman. C’est donc tout naturellement que j’ai accepté de me pencher sur le demi-frère de Philippe II d’Espagne. Un personnage éminemment sympathique, trop souvent réduit à son seul rôle de commandant de la flotte catholique à Lépante, même si l’événement concerné constitue un moment clé dans l’histoire de l’Occident.

Après l’échec ottoman contre Malte en 1565, Lépante apparaît comme un coup d’arrêt incontestable à la poussée turque, même si le sultan parvient à reconstituer rapidement sa flotte et même si la Porte demeure menaçante jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

NRH : Spécialiste des relations internationales à l’époque moderne, vous vous êtes penché sur l’évolution des représentations de la paix durant cette période. Quelles conclusions avez-vous tirées de cette réflexion ?

J-PB : En 1435, se réunit à Arras une sorte de congrès des trois forces belligérantes, Anglais, Français et Bourguignons, afin de sortir de l’enlisement de la guerre de Cent Ans. Cette démarche concertée est une première en Europe. En 1878, Bismarck organise à Berlin un congrès général des puissances européennes, le dernier du genre, avant l’affrontement suicidaire des nationalismes et la mondialisation des conflits.

Durant quatre siècles et demi, les États de l’Europe ont été en guerre la majeure partie du temps, dans la perspective toujours proclamée et jamais atteinte d’établir enfin une paix durable entre eux. Mais chaque fois les instruments diplomatiques qui devaient y conduire ont été améliorés, de la paix de Vervins de 1598 au congrès de Vienne de 1815. L’idéologie de la paix a elle-même progressé, mais l’histoire de la paix est celle d’un combat toujours recommencé. La question de la paix et de son rapport avec la guerre a été posée depuis longtemps. Végèce nous prévient que « celui qui désire la paix, se prépare donc à la guerre ». Le darwinisme social du XIXe siècle, puis les travaux des polémologues et des éthologues après lui ont relativisé les espoirs bien naïfs d’un abbé de Saint-Pierre comme ceux des constituants de 1790 prompts à « déclarer la paix au monde ».

En 1435, la paix d’Arras introduit un compromis de nature nouvelle fondé sur des politiques matrimoniales dorénavant organisées. On imagine aussi assurer la paix de l’Europe en mobilisant tous ses princes contre le péril ottoman. Le pape Pie II Piccolomini reprend ce thème dans sa Cosmographie générale quand il parle de l’Europe comme de « notre patrie ». Le XVIe siècle voit s’affirmer les prétentions de paix impériale de Charles Quint, alors que l’école de Salamanque ouvre le débat sur la guerre juste. C’est le moment où la diplomatie commence à s’organiser en se dotant de personnels spécialisés. Le « grand dessein » de Sully d’une paix européenne permettant une coalition contre le Turc s’inscrit dans le même souci avant que les traités de Westphalie ne fondent l’équilibre européen et que l’historien allemand Pufendorf ne formule le « droit de la nature et des gens ».

Le cosmopolitisme des Lumières prend le relais, mais Frédéric II de Prusse apparaît alors comme le grand perturbateur. Alors que le français apparaît comme la langue de la paix européenne et que Kant publie son Projet de paix perpétuelle, la Révolution française ouvre un nouveau cycle guerrier. La politique des congrès réunis par la Sainte-Alliance après 1815 va chercher à le dépasser. Dans son exil hambourgeois, Dumouriez a rédigé son Nouveau tableau spéculatif de l’Europe

NRH : Votre dernier ouvrage, consacré à La Fayette, est paru vingt-six ans après celui d’Étienne Taillemite qui a longtemps fait autorité. Qu’apportez-vous de nouveau par rapport à sa lecture du personnage ?

J-PB : J’avoue que j’éprouve une certaine sympathie pour le personnage. Détesté des royalistes qui lui reprochent d’avoir été l’une des principales figures de la noblesse libérale et le retour à Paris d’octobre 1789, il l’est tout autant des républicains qui dénoncent sa « trahison » consécutive au 10 août 1792. Je crois qu’il a surtout souhaité, et ce jusqu’à la fin de ses jours, l’établissement d’une monarchie constitutionnelle garantissant la liberté et le respect des droits de l’homme tels qu’ils ont été formulés en août 1789. Il ne déviera pas par la suite, malgré sa captivité difficile en Autriche. Il demeurera en retrait sous l’Empire et la Restauration et c’est en 1830 que le « héros de la Liberté des Deux Mondes » jouera de nouveau un rôle de premier plan en favorisant l’accès au trône de Louis-Philippe d’Orléans devenu « roi des Français ».

Le livre d’Étienne Taillemite est riche en informations précieuses, mais je trouve qu’il valorise trop les critiques du personnage. On peut lui reprocher certains défauts de caractère mais je crois que son parcours demeure celui d’un homme attaché à la liberté et qui, auréolé de la gloire que lui avait value son aventure américaine, a cru qu’il pouvait contribuer à la naissance en France d’un régime parlementaire modéré, alors que ce projet ne disposait pas, en réalité, de la base politique et sociale nécessaire à sa réalisation.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

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