Didier Le Fur : François Ier, le cinquième centenaire
Cette année, nous commémorons l’avènement du jeune François d’Angoulême qui demeure, dans l’imaginaire des Français, le prince fastueux dont l’existence se confond avec l’avènement supposé de la Renaissance. Didier Le Fur vient de lui consacrer une biographie monumentale, fruit d’une enquête de quinze années.
La Nouvelle Revue d’Histoire : À propos des 32 ans du règne de François Ier, vous prenez vos distances avec une historiographie redondante et avec les simplismes propres à la télévision ou aux magazines. Comment distinguer le bon grain de l’ivraie ?
Didier Le Fur : Il ne faut jamais oublier qu’un souvenir, qu’il soit attaché à une personne ou à un événement, est toujours chargé d’intérêts individuels, en fonction des opinions politiques ou religieuses de l’historien, ou collectives en rapport aux valeurs que le régime politique en place soutient ou récuse, et cela à toutes les époques. Les livres d’histoire sont souvent les miroirs des idées d’une époque. Il est donc nécessaire de ne pas partir de ce souvenir acquis pour commencer un travail. Mais c’est malheureusement ce qui se passe souvent.
Ensuite, un récit, qu’il s’agisse d’un personnage ou d’un événement, a un début, un milieu et une fin. Le nier – et certains historiens, notamment lorsqu’ils travaillent sur l’histoire des idées, le font régulièrement – c’est la porte ouverte aux contresens, aux abus de langage et aux interprétations abusives ou fausses. Il faut donc oublier tout ce que l’on sait sur le sujet que l’on a choisi d’étudier et reprendre les documents d’époque, chronologiquement, pour en apprécier les avants, les après, puis se laisser porter par eux. Là s’esquisse immanquablement une autre histoire qu’il est nécessaire d’approfondir à partir d’autres recherches et qui ouvre des perspectives nouvelles jusque-là obscurcies par les préjugés et les idées reçues.
Dans le cas de François Ier, j’ai donc cherché tous les documents disponibles, en ne considérant que les textes rédigés au moment des faits. Sans cette méthode, il était par exemple impossible de mettre en lumière la construction de la légende de l’adoubement de François Ier par Bayard (1), de démontrer qu’il fut, durant les cinq premières années de son règne, le souverain le plus puissant de la Chrétienté grâce à son alliance avec le pape, ou d’expliquer le massacre, en 1545, des hérétiques vaudois.
François Ier n’est pas né dans un monde vierge. Le contexte des règnes précédents, que j’avais étudiés de la même façon, m’a permis de reconstituer le décor dans lequel il a grandi, d’expliquer ses ambitions, identiques à celles de ses prédécesseurs, d’augmenter le territoire sous son autorité. Une politique soutenue en utilisant l’universalisme chrétien et fondée sur la conviction qu’un roi de France serait le dernier empereur annoncé par les prophéties. Il pourrait, après avoir rétabli la justice dans son royaume, établir la paix entre tous les royaumes chrétiens, puis soumettre les peuples païens et hérétiques à la religion chrétienne, afin de permettre le retour du Christ et l’établissement d’un nouvel Âge d’Or.
NRH : François Ier a eu ses thuriféraires et ses détracteurs. Concernant les premiers, l’historien Élie Barnavi insiste sur les foules de laudateurs qui ont, de son vivant, construit sa légende.
DLF : C’est un fait, mais l’historien n’est pas un juge et n’a pas à donner des brevets de bon ou de mauvais gouvernement. S’il se permet ce genre de réflexions, outre qu’il ne fait que des projections personnelles sur un souvenir déjà erroné, il participe surtout à la construction du mythe. Un historien n’a qu’à – et c’est déjà beaucoup – faire revivre un temps, et il doit savoir que ce temps, dès le départ, sera incomplet, avec plein de vides. Il ne parviendra jamais à recomposer une réalité totale, surtout pas cinq siècles après les faits. François Ier a eu de nombreux thuriféraires mais ne fut pas le seul. Tous les monarques, en France et ailleurs, en ont eu. Construire une image de son règne de son vivant est le lot de tous les dirigeants. Quant à ceux qui louèrent François Ier après sa mort, ce fut pendant un temps assez court, seulement jusqu’à la fin du règne de Henri III.
L’avènement de la nouvelle dynastie des Bourbons a marqué le début d’un long et difficile purgatoire pour sa mémoire et toutes les légendes négatives relatives à sa personne sont apparues alors. Les historiens du XIXe siècle ont été plus généreux à l’égard de son souvenir, changeant les mauvaises légendes en bienfaits, sans chercher bien loin ailleurs.
NRH : Une bonne part de votre documentation est de première main. Des sources manuscrites ou imprimées qui, sous votre plume, retrouvent une nouvelle vie. Parmi les historiens du règne, lesquels ont mis en œuvre avant vous une méthode analogue ?
DLF : Je pense à Charles Terrasse dont l’ouvrage en trois volumes, paru de 1943 à 1948 (2), dépassait pour la première fois les images d’Épinal construites depuis longtemps. Au début des années 1980, Jean Jacquart a donné un François Ier riche d’analyses sur la situation économique et sociale jusque-là oubliée (3). Un peu plus tard, en 1987, Anne-Marie Lecoq a tenté une synthèse entre l’histoire, l’histoire de l’art et l’histoire culturelle dans un ouvrage unique (4). Il en est résulté un travail pionnier sur l’image de François Ier dans les premières années de son règne, mais l’auteur a privilégié l’imaginaire du début du XVIe siècle et délaissé les événements qui méritaient d’être revus. De nombreuses pistes restaient donc à explorer et c’est à cette tâche que je me suis consacré.
NRH : Vous insistez sur l’enfance, le cercle familial, les apprentissages de François Ier et vous faites de même pour sa vie amoureuse. Dans quelle intention ?
DLF : J’ai voulu prouver que ce qui a été écrit sur l’éducation de ce prince, sur le rôle de sa mère, Louise de Savoie, tant dans ce temps d’apprentissage ou plus tard lors du règne, et de l’influence de ses maîtresses sur la politique du souverain, n’était que roman. Il était nécessaire d’insister sur ces thèmes pour en montrer le vide puisque aujourd’hui, lorsque vous ouvrez la plupart des ouvrages consacrés à François Ier, vous découvrez qu’il a été un prince érudit, que sa mère lui aurait donné une éducation exemplaire digne des plus grands savants de l’époque, qu’elle aurait gouverné la France avec ou sans son fils, malgré la présence de celui-ci, enfin que François Ier, prétendu homme à femmes et insatiable amant, se serait laissé manipuler par ses maîtresses qui, la mère morte, auraient repris les commandes du pouvoir, au grand dam de la France. Tout cela est faux et ne peut être prouvé.
NRH : Sans tomber dans l’anachronisme, comment interpréter l’affrontement avec Charles de Montpensier, connétable de Bourbon ?
DLF : Selon la vulgate régulièrement invoquée, il ne s’agirait que d’une question de droits et d’héritage que Louise de Savoie, Bourbon par sa mère, et le roi pour les terres apanagées (5), réclamaient au duc de Bourbon après la mort de son épouse. Ce procès ne tenait pas debout. Les femmes de la famille Bourbon renonçaient à leurs droits successoraux lors de leur mariage. La mère de Louise de Savoie l’avait fait. Sa fille ne pouvait rien réclamer. Les restitutions de terres apanagées étaient également discutables tant que Charles de Bourbon était vivant.
Il y a une autre explication que les historiens ont souvent négligée pour lui préférer la légende d’une Louise de Savoie amoureuse et désireuse d’épouser le veuf le plus riche de France mais qui, éconduite, se serait vengée. C’est, en réalité, la volonté du roi de détruire légalement son plus grand vassal et d’achever la neutralisation des grands seigneurs susceptibles de résister à l’autorité royale. L’accaparement de cet héritage par le roi lui permettait en outre d’accéder à des terres d’Empire, comme la principauté des Dombes, petit territoire stratégiquement bien placé au nord de Lyon, alors ville frontière.
En réalité, même à la lecture des pièces du procès, les ambitions du roi n’apparaissent pas clairement. Quant à Louise de Savoie elle fut plus, en cette affaire, femme de paille qu’instigatrice de l’événement. Il ne faut pas oublier qu’elle n’était que mère de roi et, dans l’imaginaire monarchique d’alors, sans aucun pouvoir. Les parlements, garants des institutions monarchiques, n’auraient pas manqué de dénoncer cet abus. Rapidement, cette histoire ne fut plus qu’une affaire entre le roi et son connétable. On s’en serait moins souvenu si François Ier avait été vainqueur à Pavie, Charles de Bourbon combattant aux côtés de Charles Quint endossait dès lors le rôle du « traître » établi ultérieurement dans l’imaginaire national.
NRH : Élie Barnavi avance que ce « prince humaniste » a aussi fondé un pouvoir absolu de plus en plus centralisateur et que les deux choses allaient de pair car « l’absolutisme c’est l’humanisme transposé en politique ». Que penser d’une telle lecture ?
DLF : Prétendre que François Ier a été l’inventeur de l’absolutisme en France est une absurdité, mais celle-ci a une histoire puisque l’idée naît sous le règne de Charles X. Le mot d’« absolutisme » n’apparaît qu’à la fin du XVIIIe siècle et ce n’est pas dans cette perspective que le pouvoir s’est accru sous le règne de François Ier.
Le roi avait besoin d’une armée puissante et, pour l’entretenir, de rentrées d’argent importantes et régulières. Mais les mesures qu’il prend ne font pas de lui un tyran ou un monarque « absolu ». C’est au lendemain des guerres de Religion que le dogme « absolutiste » peut s’imposer car il permet de mettre fin au « temps des troubles ». On peut se référer, sur cette question, à l’excellent ouvrage qu’Arlette Jouanna a consacré à « l’imaginaire monarchique (6) ».
NRH : Pour en revenir à l’homme, que sait-on de ses compétences intellectuelles et de sa culture personnelle ?
DLF : Il est pratiquement impossible de savoir qui était, derrière son image, l’homme François Ier, faute de documents émanant directement de lui. Contrairement à ce que certains laissent croire, un roi de France ne bénéficiait pas alors d’une éducation aussi complète que celle d’autres souverains étrangers. Il devait être avant tout un excellent guerrier et un excellent chrétien. Dans leur Miroir du prince, les publicistes de la monarchie exigeaient de lui des compétences en divers domaines dont la maîtrise du latin. Mais, dans les faits, les choses étaient bien différentes. Charles V fut un érudit mais il n’en fut pas toujours de même avec ses successeurs.
Nous avons, et les historiens avant tout le monde, oublié la signification profonde du concept de « Roi très chrétien » qui implique que l’onction du sacre lui donnait une sorte d’intelligence innée et que Dieu lui-même était l’inspirateur de la politique royale. En choisissant François Ier, qui n’aurait jamais dû être roi au vu de son degré de naissance, Dieu lui a accordé toutes les vertus et les qualités nécessaires. Personne n’aurait imaginé mettre en cause les capacités intellectuelles du roi.
En réalité, François Ier ignorait le latin, sauf celui de ses prières. Il parlait italien mais lisait peu. Sa bibliothèque privée était composée de comédies et de poèmes qu’on lui lisait lors des repas. Sa collection de peintures était l’héritage de ses prédécesseurs, complété de cadeaux diplomatiques. Comme tous les souverains de son temps, le roi se devait d’avoir une belle bibliothèque, une collection d’œuvres d’art et un cabinet de curiosités. Cela faisait partie de son rang de prince. Rien de plus.
NRH : Dans le domaine militaire, François Ier a-t-il été un grand chef de guerre, bien entouré ? Comment a-t-il appréhendé la « révolution militaire » alors engagée ?
DLF : Au début de son règne, la France est, de par sa richesse, la première puissance militaire d’Europe. Reste que la victoire de Marignan doit beaucoup au soutien des Vénitiens et que, après 1520, l’Empire germanique, qui n’avait jamais été jusque-là en mesure de menacer sérieusement la France, devient un adversaire redoutable. Pour l’emporter contre François Ier, Charles Quint a investi des moyens financiers énormes, contraignant le monarque français à fournir un effort comparable, que rend possible l’augmentation des impôts.
L’issue d’une guerre ne dépendait pas seulement des talents d’un chef ou d’un groupe de capitaines. Le temps, les épidémies, les problèmes de ravitaillement ou l’argent demeuraient des paramètres essentiels. Des conflits bien engagés peuvent s’achever sur des défaites, du fait de la peste à Naples en 1528 ou des retards pour payer les mercenaires allemands ou suisses en d’autres circonstances.
À propos de la « révolution militaire », François Ier l’a accompagnée avec la création des légions permettant de renforcer l’élément non nobiliaire dans l’armée de métier royale. À la fin du règne de François Ier, la France n’a pas perdu un pouce de territoire, mais n’a rien obtenu de ses aventures italiennes.
NRH : Qui sort finalement vainqueur de ce duel avec Charles Quint ? S’achemine-t-on vers un équilibre, un statu quo européen que seules les divisions religieuses vont mettre à mal ?
DLF : Non, il n’y a pas d’équilibre, le vainqueur est incontestablement Charles Quint. En 1515, le prince le plus puissant de la Chrétienté était le roi de France. En 1547, à la mort de François Ier, ce prince était l’Empereur. Il a contenu les ambitions françaises, a étendu et maintenu son pouvoir dans la péninsule ibérique, en Germanie avec sa victoire de Mühlberg sur les princes protestants, mais également sur toute l’Italie. Cette lutte va se poursuivre sous Henri II, après l’abdication de Charles Quint.
En 1550, Philippe II d’Espagne restait le prince le plus puissant d’Europe, mais la France conservait une certaine liberté d’action. Son projet expansionniste s’était détourné de l’Italie mais se tournait vers le Rhin et la Flandre, voire vers l’Angleterre dans la mesure où Marie Stuart – reine d’Écosse, elle avait des droits sur ce dernier royaume – avait épousé le dauphin François. Les guerres de Religion vont mettre entre parenthèses cette politique expansionniste, mais elle sera relancée une fois la pacification obtenue et le déclin de la puissance espagnole engagé (défaite de l’invincible Armada en 1588 ou celle des tercios espagnols à Rocroi en 1643).
NRH : Face au développement de « l’hérésie » luthérienne puis calviniste, François Ier apparaît mal à l’aise. Il poursuit un jeu difficile par des voies sinueuses. Il ne fonde pas un anglicanisme à la française mais il tient son clergé. Et lorsque la dissidence devient provocatrice, notamment avec l’affaire des placards (7), il agit fermement. Pouvait-il faire autrement ?
DLF : Le développement du luthéranisme en France demeura, au moins jusqu’à la fin des années 1520, très limité. Il s’agissait surtout d’un problème allemand. Après la paix de Cambrai qui, en 1529, donna la toute-puissance à Charles Quint en Italie, François Ier joue sur deux tableaux. Il maintient avec la papauté les bonnes relations établies depuis le concordat de Bologne de 1516 en prévoyant le mariage de son fils cadet Henri avec Catherine de Médicis, la nièce du pape Clément VII. Alors qu’il s’affirme catholique chez lui, il s’allie aux princes protestants allemands en rupture avec Charles Quint et avec le roi d’Angleterre Henri VIII qui a rompu avec Rome. Ce choix permet de contenir la puissance de Charles Quint. Quand il lutte contre le protestantisme à l’intérieur, c’est davantage pour des raisons politiques que proprement religieuses.
Chaque souverain reste maître du maintien de l’ordre religieux dans son royaume. Combattre les réformés en France signifiait la volonté du roi de maintenir son autorité et son statut de prince très chrétien et de fils aîné de l’Église, des titres qui lui donnaient un prestige immense dans le monde chrétien. Ils lui permettaient de se présenter comme le monarque des derniers temps face à un imaginaire protestant empreint de rationalisme.
Propos recueillis par Jean-Joël Brégeon
Notes
- Voir à ce sujet Didier Le Fur, Marignan 13-14 septembre 1515 (p. 254-268), Perrin, 2004.
- Éditions Grasset.
- Éditions Fayard.
- Anne-Marie Lecoq, François Ier. Imaginaire symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Éd. Macula, 1987.
- Un apanage est un fief concédé à un frère ou à un fils cadet de souverain et devant revenir à la couronne à l’extinction de sa descendance mâle.
- Arlette Jouanna, Le Prince absolu. Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Gallimard, 2014.
- Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, à Paris, Orléans et Amboise où résidait la Cour, on affiche – jusque sur la porte de la chambre du roi – des textes imprimés hostiles à la messe catholique et contestant la présence réelle du Christ lors de la célébration de l’Eucharistie. La répression est sévère car le scandale est énorme et la foi populaire est choquée. Une trentaine de réformés parisiens montent sur le bûcher, ainsi que de nombreux autres en province.
Repères biographiques
Didier Le Fur
Docteur en histoire, spécialiste du premier XVIe siècle, Didier Le Fur est l’auteur de plusieurs biographies saluées par la critique, notamment celles de Louis XII (Perrin, 2001) et de Charles VIII (Perrin, 2006). Il s’est également intéressé à des événements tels que Marignan 1515 (Tempus, 2015) ou à des épisodes particuliers de l’histoire de cette période, ainsi Le Royaume de France en 1500 (Réunion des musées nationaux, 2010). En avril 2015, il a publié chez Perrin un monumental François Ier qui renouvelle largement l’historiographie de la période.
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