La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

"Une nation, une démocratie, c’est une unité de destin dans l’universel et le rejet de toute conscience historique ne peut que préparer son effacement. Pas de citoyen libre sans conscience historique claire. Et pas d’intégration sociale possible, si on ne propose pas un modèle auquel on puisse, auquel on veuille s’intégrer. Le combat pour l’histoire est vital pour la démocratie."

Arnaud Teyssier : comment penser l’État

Arnaud Teyssier : comment penser l’État

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°79, juillet-août 2015. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École nationale d’administration, Arnaud Teyssier a effectué une carrière de haut fonctionnaire, tout en se consacrant en parallèle à la recherche et à la réflexion historiques. Il a notamment publié des biographies remarquées de Louis-Philippe, de Lyautey et de Charles Péguy et, en 2014, Richelieu. L’aigle et la colombe (Éd. Perrin).

La Nouvelle Revue d’Histoire : Comment un haut fonctionnaire en vient-il à s’intéresser à l’histoire comme vous l’avez fait. Quel a été votre itinéraire personnel ?

Arnaud Teyssier : Né en 1958, je suis un Parisien d’origine corrézienne et j’ai fait mes études secondaires au lycée Buffon avant de rejoindre la khâgne du lycée Henri IV puis l’ENS de la rue d’Ulm. Je me suis, dès cette époque, intéressé à l’histoire et c’est tout naturellement que j’ai effectué mon service militaire au Service historique de l’armée de l’air où j’ai travaillé auprès de Patrick Facon. J’ai ensuite abandonné définitivement la voie de l’enseignement pour préparer l’ENA. Une fois reçu, en 1989, ce fut pour moi l’occasion, à la faveur d’un stage, effectué à Épinal auprès de Philippe Seguin, de découvrir cet homme politique très atypique, en pleine action et au moment aussi où il achevait l’ouvrage qu’il a consacré à Napoléon III. Je me suis ensuite surtout intéressé à l’histoire politique contemporaine, notamment celle de la Ve République, avant de me tourner vers Richelieu dont j’ai édité le Testament politique, et de lui consacrer l’an dernier une biographie plus importante.

De manière plus générale, je m’interroge depuis longtemps sur le déficit d’intérêt que l’on constate en général, de manière plus surprenante encore « à droite », pour l’histoire de l’État. On s’est en effet longtemps satisfait d’une lecture « maurrassienne » qui, quel que soit son grand intérêt, manifeste aujourd’hui d’évidentes limites. C’est dans le même esprit que je travaille sur le projet d’une biographie de Philippe Seguin, qui avait incontestablement un sens aigu de l’État, combiné avec la passion de la France et de son destin.

NRH : Outre votre toute récente biographie de Richelieu, vous avez réédité en 2011 son Testament politique (Perrin) et publié, en 2007, Richelieu, la puissance de gouverner (Michalon). Quelle est l’origine de votre intérêt pour « l’homme rouge » cher à Roland Mousnier et comment interpréter « L’aigle et la colombe », le sous-titre de votre dernier ouvrage ?

AT : L’aigle et la colombe n’évoquent pas l’opposition entre la guerre et la paix comme certains ont pu le penser. Ces deux termes font référence à saint Jean et à saint Augustin et, plus précisément, au premier sermon que Richelieu, jeune évêque de Luçon, prononce à vingt-trois ans à l’occasion de la fête de la Nativité. Il cite en ouverture saint Augustin, qui distingue les aigles (les « élites », les savants, les favorisés) et les colombes (les gens simples, ceux du peuple). Il faut, pour s’adresser à eux, le faire de manière différente et prêcher l’évangile en étant compris de tous. Mais il faut s’adresser à tous, car les élites ont des devoirs essentiels qui s’imposent à elles. Dans le droit fil de ses préoccupations pastorales, c’est aussi une politique que définit déjà le jeune évêque.

NRH : Que peut-on dire, justement, de la religion de Richelieu ?

AT : Il est établi désormais qu’il a été un évêque sérieux et appliqué, soucieux de mettre en œuvre dans son diocèse la Réforme catholique. Mais la plupart des historiens considèrent qu’il a repris l’évêché familial parce que son frère aîné avait fait le choix de prendre l’habit des chartreux. Richelieu n’aurait été en fait qu’un ambitieux devenu prélat, certes un bon prélat, mais par hasard…

Je suis convaincu pour ma part qu’il était animé par une authentique vocation religieuse. Son arrivée au pouvoir sera ensuite davantage liée aux circonstances qu’à la mise en œuvre d’une ambition personnelle si construite. Il faut aussi se garder de tout anachronisme et ne pas imaginer les hommes de foi du XVIIe siècle sur le modèle du haut clergé d’aujourd’hui, parfois attaché à une conception exclusivement compassionnelle, voire lénifiante, de la religion. La foi peut être chose âpre et même la sainteté ne se confond pas toujours avec la tendresse.

NRH : On a mis en avant la fortune de Richelieu pour contester son désintéressement au service de l’État royal. Quel est votre avis sur ce point ?

AT : Vous faites allusion à l’ouvrage très érudit de Joseph Bergin Pouvoir et fortune de Richelieu (Robert Laffont, 1987) mais il est certain que, sur ce terrain, Richelieu n’est pas Mazarin et qu’il faut replacer les choses dans leur contexte. Le but de Richelieu n’est pas d’accumuler des richesses pour lui-même. Quand il entreprend le vaste projet architectural de la ville et du château de Richelieu, quand il fait construire la chapelle de la Sorbonne, il entend affirmer une puissance symbolique au service de l’État, et surtout de la foi. Son séjour à Rome, alors qu’il est jeune évêque, l’a convaincu que la richesse artistique témoigne de la présence de Dieu et concourt à la conversion des âmes. Il savait qu’il ne vivrait jamais à Richelieu, dont il voulait faire le point de départ d’une reconquête religieuse confiée à saint Vincent de Paul.

NRH : Mais ce fervent chrétien ne s’est-il pas opposé au parti dévot qui s’inscrit à l’époque dans le brillant renouveau catholique qui voit l’affirmation du « Grand Siècle des âmes » ?

AT : Il voit dans le parti dévot un parti pro-espagnol qu’il distingue bien des intérêts de l’Église et de la foi. Il entreprend ainsi de convaincre Urbain VIII – le pape Barberini qui occupe le trône pontifical de 1623 à 1644 – de séparer la cause de l’Église catholique de celle de l’Espagne dans laquelle il voit l’ennemie principale de la monarchie française. On lui a reproché, au cours de la guerre de Trente Ans, ses alliances avec des princes protestants mais il prenait soin d’obtenir en contrepartie la prise en compte des intérêts des populations catholiques.

NRH : Comment analysez-vous la journée des Dupes des 10-11 novembre 1630 ?

AT : J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une « pièce préparée ». Depuis plusieurs années, Richelieu a su gagner la confiance du roi et le préparer à ce type de circonstances. Louis XIII a subi de sa mère, Marie de Médicis, une énorme pression, il a peut-être hésité mais, au final, il a renouvelé sa confiance à Richelieu et le parti de la reine mère a été écarté.

NRH : On a beaucoup écrit ces dernières années à propos du « devoir de révolte » ou des «  conjurateurs », à propos de ces nobles rebelles hostiles au cardinal-ministre. Comment relisez-vous cet affrontement ?

AT : Richelieu a voulu assurer la prééminence absolue de l’intérêt public sur les intérêts privés. La noblesse était légitimement attachée aux valeurs d’honneur et de fidélité mais la fréquence des duels était inacceptable pour le pouvoir politique, soucieux de s’assurer le monopole de la violence. Contre les morales privées, il fallait imposer un code donnant la priorité au service de l’État royal. Le sang des nobles, contrepartie de leurs privilèges, ne devait couler que pour le bien public.

Dans ce combat, il reçoit l’appui du clergé dont l’Assemblée réunie en 1625 adjure le roi de « renverser les autels de la mansuétude » envers ceux qui, par le duel, défient Dieu et l’État. Il faut préciser qu’en 18 ans de pouvoir Richelieu n’a fait procéder qu’à vingt-huit exécutions de conjurateurs, de Chalais à Cinq-Mars en passant par Montmorency et ce, uniquement pour des crimes très graves.

NRH : Dans un ouvrage récent, Jean-Marie Constant, grand spécialiste de l’histoire de la noblesse a semblé « réhabiliter » Gaston d’Orléans (1). Comment voyez-vous le frère du roi et cette relecture vous paraît-elle justifiée ?

AT : Louis XIII, n’ayant, pendant longtemps, pas de descendant, Gaston d’Orléans peut compter sur sa mère et sur une clientèle nobiliaire hostile à Richelieu pour faire valoir d’éventuelles prétentions. Mais, à la différence de Jean-Marie Constant, je suis sceptique quant au fait que le frère de Louis XIII aurait été porteur d’un vrai projet politique alternatif, une sorte de « gouvernance » avant la lettre.

Richelieu n’est pas hostile à la noblesse dont il considère que les privilèges sont justifiés, à condition toutefois que le service du public en soit le prix. Il institue même – à Richelieu, en 1641 – une académie destinée à former les jeunes nobles aux charges de l’État. Tout cela s’inscrit dans la volonté du souverain et de son ministre de reconstruire l’unité religieuse mais aussi politique du royaume et le Traité de la perfection du chrétien est le pendant du Testament politique. Pour le cardinal-ministre, la première qualité du chrétien est la charité qui s’exerce dans la famille, dans la paroisse, puis dans le «  cercle des aigles » au service du roi. Aimer, c’est d’abord être utile aux autres, à tous les étages de la société : l’affirmation de l’État a une origine et une légitimité religieuses.

NRH : Votre dernier chapitre est intitulé « Régner après la mort ». Pourquoi ce titre ?

AT : Comme l’affirme l’Espagnol Luis Velez de Guevara au début du XVIIe siècle, le pouvoir n’a de sens que s’il s’inscrit dans la durée et Richelieu se préoccupe très tôt de cette question. Dans les Principaux points de la foi catholique qu’il expose en 1617 dans le cadre d’une controverse avec les protestants, il revient sur le sacrifice de l’Eucharistie par lequel le prêtre renouvelle les bienfaits du sacrifice de la Croix. Comme la puissance de sacrifier, la « puissance de gouverner » est une énergie presque miraculeuse. Le pouvoir n’est pas le fruit d’un équilibre, il est investi d’une véritable sacralité, ce dont les Français demeurent plus ou moins nostalgiques.

Le général De Gaulle l’a bien perçu, lui qui a fait de l’élection du président de la République au suffrage universel une sorte d’onction laïque contribuant à protéger la fonction. Après lui, quand François Mitterrand dira « croire aux forces de l’esprit », peut-être pensera-t-il, en réalité, au caractère spécifique d’un pouvoir inscrit, sous des formes diverses, dans la longue durée de notre histoire.

NRH : Cette conception de la sacralité du pouvoir politique surprend chez un admirateur de Louis-Philippe que l’on aurait plutôt attendu en « légitimiste » ?

AT : Louis-Philippe n’est pas le roi de pacotille qu’une vision caricaturale a voulu présenter. Il est porteur d’une vision réparatrice de l’histoire. Alors que les ultras de la Restauration ont échoué dans leur volonté d’inverser le cours du temps, il a cherché la synthèse entre l’héritage du passé et le legs de la Révolution et de l’Empire. C’est lui qui restaure Versailles, dont il fait l’expression artistique et historique du récit national. Maurras et Bainville eux-mêmes l’admiraient.

Dès 1790, Rivarol conseillait à Louis XVI de s’appuyer sur le peuple, de tenter une synthèse sociale. On peut, en ce sens, regretter que Louis- Philippe n’ait pas élargi assez tôt le suffrage censitaire. Avec lui cependant, l’héritage de la monarchie survit dans ce qu’il a de plus positif, à travers la permanence de l’État et de l’administration.

NRH : Vous avez aussi consacré un livre aux enfants de Louis-Philippe.

AT : Je me suis intéressé à la manière dont on a voulu former des princes au XIXe siècle, pour refonder une monarchie durable adaptée à la société nouvelle. Louis-Philippe avait connu l’expérience de la Révolution et était conscient de la fragilité de son régime. Il fut très attentif à l’éducation de ses descendants pour les préparer au mieux à affronter les responsabilités du pouvoir.

NRH : Vous-vous êtes également intéressé à Lyautey, officier monarchiste porteur d’une vision originale en matière coloniale.

AT : Enfant, j’étais fasciné par un portrait de Lyautey présent chez mon grand-père. J’ai ensuite découvert chez lui un attachement aux traditions combiné avec un solide anticonformisme. À propos de son rôle au Maroc, sa démarche paraît tout à fait originale au regard de ce qu’a été l’expansion coloniale française en d’autres territoires. Il va renforcer et établir solidement la monarchie chérifienne et faire le choix du respect des différences.

Il était alors agnostique mais, vis-à-vis des Marocains, dont il respectait ostensiblement la religion, il ne manquait jamais d’affirmer son catholicisme et de s’inscrire dans sa propre tradition : pour être respecté des autres cultures, disait-il, il faut les respecter, mais aussi se respecter soi-même…

NRH : Quels sont les traits qui vous ont séduit chez Charles Péguy, redécouvert ces vingt dernières années, d’Alain Finkielkraut à Rémi Soulié, même si Bernard-Henri Lévy en fait l’une des incarnations de «  l’idéologie française » qu’il rejette avec horreur ?

AT : Péguy ne réduit pas la France à un régime donné. Pour lui, «  la République, c’est notre royaume de France » Dans l’histoire de France, il prend tout. De même que Barrès préfère Robespierre et les soldats de l’an II aux émigrés, il considère que l’Incorruptible est plus héros que Louis XVI. Péguy a également été prophète en annonçant l’avènement du culte de l’argent, la disparition du goût du risque ou la médiocrité générale que nous connaissons aujourd’hui… D’où l’importance qu’il accordait à ses chers « hussards noirs » qui ont magnifiquement réussi, pendant quatre générations, dans leur mission d’instruction du peuple.
Socialiste dans sa jeunesse, il s’affirme ensuite attaché à l’ordre républicain (on le verra admirer Waldeck-Rousseau) car seul l’ordre crée la liberté alors que le désordre ne peut engendrer que la servitude.

Ce dreyfusard ardent se reconnaît enfin, sans nulle contradiction, dans l’armée, et l’officier de réserve d’infanterie sera, le 5 septembre 1914, à Villeroy, « couché dessus le sol à la face de Dieu ». Par-delà les siècles, il établit une étonnante continuité avec Jeanne d’Arc, la sainte de la patrie, dont il a su si bien saisir l’épopée et la portée du sacrifice.

NRH : Dans une tribune du Figaro publié en mai 2014, vous affirmiez curieusement que « le coup d’État est le dernier mot du politique ». Qu’entendiez-vous par là ?

AT : Je pense non au coup d’État moderne, mais au «  coup de majesté » de l’Ancien Régime, à ces coups d’audace ou de surprise légaux qui forment une claire affirmation de l’autorité telle qu’elle a pu s’exprimer en diverses circonstances à l’époque du général De Gaulle, quand il impose par exemple, contre toute la classe politique, réunie dans le Cartel du non, l’élection du président au suffrage universel. C’est en ce sens que François Mitterrand, alors dans l’opposition peut parler en 1964 de «  coup d’État permanent » à propos d’une pratique du pouvoir dont il s’accommodera pourtant très bien une vingtaine d’années plus tard.

NRH : Quel est votre sentiment à propos de la énième réforme du collège qui nous est proposée aujourd’hui ?

AT : La crise profonde de notre système d’enseignement vient de très loin. La capacité de résilience du système aux réformes souvent aberrantes qui lui ont été imposées depuis maintenant quarante ans (la réforme Haby instituant le collège unique date de 1975) est maintenant à bout, la méritocratie est atteinte et seules les familles bénéficiant des privilèges de la culture et de l’argent seront en mesure d’orienter leurs enfants et de leur assurer une formation convenable. Au nom de la lutte pour l’égalité, on aboutit souvent au résultat exactement inverse de celui qui était visé. La régression de la culture historique est particulièrement préoccupante.

Il est urgent de réhabiliter le « récit national ». Une nation, une démocratie, c’est une unité de destin dans l’universel et le rejet de toute conscience historique ne peut que préparer son effacement. Pas de citoyen libre sans conscience historique claire. Et pas d’intégration sociale possible, si on ne propose pas un modèle auquel on puisse, auquel on veuille s’intégrer. Le combat pour l’histoire est vital pour la démocratie. La politique, c’est, comme le disait Richelieu, l’histoire que l’on fait et celle qu’en même temps l’on raconte.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Notes

  1. Jean-Marie Constant, Gaston d’Orléans. Prince de la liberté, Perrin, 2013.

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