La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Julien Hervier est sans doute le meilleur connaisseur français de l’œuvre d'Ernst Jünger qui rencontre toujours en France un succès et une audience qui surprennent outre-Rhin.

Entretien avec Julien Hervier

Julien Hervier : Ernst Jünger, grand témoin du XXe siècle

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°73, juillet-août 2014. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres modernes, professeur à l’université de Poitiers, Julien Hervier est le meilleur connaisseur français d’Ernst Jünger et de son œuvre. Il a traduit bon nombre de ses ouvrages, a dirigé l’édition dans la Pléiade de ses Journaux de guerre en deux volumes (I. 1914-1918, II. 1939-1945), avec un appareil critique impressionnant. Il est également l’auteur d’Entretiens avec Ernst Jünger (Gallimard, 1986) et de la meilleure biographie disponible : Ernst Jünger. Dans les tempêtes du siècle (Fayard, 2014).

La Nouvelle Revue d’Histoire : Vous venez de faire paraître chez Fayard une grande biographie de Jünger. Avant de se faire connaître par ses livres dont on sait le rayonnement, cet écrivain majeur de la littérature européenne fut un très jeune et très héroïque combattant de la Grande Guerre, puis une figure importante de la « révolution conservatrice ». Comment avez-vous découvert l’œuvre d’Ernst Jünger, et commment êtes-vous devenu par la suite son traducteur ?

Julien Hervier : Comme c’est le cas pour beaucoup de ses lecteurs français, et en particulier pour Julien Gracq qui a merveilleusement raconté l’émotion que lui a procurée cette découverte, mon premier contact avec l’œuvre de Jünger a été la lecture de Sur les Falaises de marbre, dans la traduction inspirée d’Henri Thomas, alors que j’avais une vingtaine d’années. J’ai été très sensible à la dimension mythique du récit, à son atmosphère onirique et à la poésie subtilement baudelairienne de ses images.
J’ai ensuite lu toutes ses œuvres, en particulier ses journaux de guerre qui m’ont fort impressionné.

Plusieurs années se sont écoulées et j’ai constaté avec émerveillement qu’il continuait à écrire à un âge où la plupart des auteurs sont plus préoccupés par leurs problèmes de santé que par leur prochain voyage ou leur prochain livre. Bien sûr, j’aurais aimé traduire une de ses nouvelles œuvres, mais il avait déjà d’excellents traducteurs. Par chance pour moi, lorsque Jünger a décidé d’autoriser la traduction du Travailleur en français, Henri Plard n’a éprouvé aucune envie de s’y atteler, car, m’a-t-il dit – à Rome où nous nous étions rencontrés en 1983, lors d’un colloque consacré à Jünger – il ne se sentait guère de goût pour l’abstraction philosophique. Or j’avais déjà traduit Aurore pour la grande édition Gallimard des œuvres complètes de Nietzsche, et j’avais donc fait mes preuves en ce domaine. C’est ainsi que les choses ont débuté.

Mon amitié avec Jünger est devenue plus étroite après 1985, lorsqu’il m’a proposé de réaliser avec lui toutes les interviews prévues pour célébrer ses 90 ans. Peu à peu, je suis devenu son principal traducteur et son ami. J’ai même eu l’occasion de traduire deux très belles œuvres de jeunesse, Feu et Sang et la première version du Cœur aventureux, qui étaient restées inédites en français.

NRH : Il existe en France un véritable mythe Jünger. Pourquoi, selon vous ?

JH : Bien qu’en moins de cent ans nous ayons connu trois guerres avec l’Allemagne, dont la première fut particulièrement humiliante pour nous et les deux suivantes atroces, il existe une relation affective très positive et forte entre nos deux pays. Dans ce contexte, il importait de se réconcilier non pas avec les pacifistes allemands – qui pas plus que les nôtres n’avaient réussi à éviter ces guerres – mais avec les plus dangereux de nos adversaires qu’incarnait parfaitement Ernst Jünger en tant que héros de la Grande Guerre, en tant qu’adversaire loyal et sans haine.

Son comportement humain lors de la débâcle de juin 1940 et sa francophilie affirmée, ses affinités culturelles avec la France lui ont assuré chez nous un cercle de lecteurs très fidèles. Sa connaissance approfondie de la littérature française, depuis Villon, Saint Simon et les moralistes de l’époque classique, jusqu’à Rimbaud et Léon Bloy, se reflète forcément dans son œuvre, sans la priver pour autant de cette dimension onirique et mythique qui nous semble caractéristique du génie allemand, au moins depuis le triomphe du romantisme.

NRH : Le jeune Jünger éprouvait la plus vive aversion pour les pacifistes. «  La guerre, était pour lui, un événement spirituel, une rencontre de forces psychiques. » Pouvez-vous préciser ce qu’était la vision du monde du jeune Jünger ?

JH : Pour lui, selon sa propre expression, le combat constituait une expérience intérieure et le moteur même de l’histoire du monde. Il a souvent cité le célèbre aphorisme d’Héraclite selon lequel « Le combat est père et roi suprême de toutes choses. » Sa passion pour la nature, l’entomologie, le monde des plantes et des animaux, ne pouvait que le renforcer dans cette conviction. A ses yeux, les pacifistes étaient les victimes d’une dramatique erreur de jugement. Mais il distinguait bien entre deux sortes de pacifisme, celui qui naît de la peur, pour lequel il n’éprouvait aucune indulgence, et celui qui refuse la guerre par idéalisme, par amour des hommes, et qu’il peut à l’occasion admirer. Les pacifistes de cette seconde espèce sont parfois « de la trempe des martyrs », ce sont des « soldats de l’idée ». Mais la nature foncièrement destructrice de l’homme les réduits au rang de rêveurs naïfs.

Au début de la Première Guerre mondiale, Jünger est un gamin de 19 ans mal à l’aise dans la société et avide d’action. Il s’engage comme volontaire au 73e régiment de fusiliers de la même façon qu’il avait fait quelques mois plus tôt une fugue à la Légion étrangère française. Elevé par des parents indifférents en matière de religion, il se dit alors purement athée, et le patriotisme ou la fidélité à l’empereur ne jouent aucun rôle dans son héroïsme. Il a le sentiment de suivre les lois de la nature en se battant contre les adversaires qu’on lui a désignés. C’est au terme de cette expérience atroce des champs de bataille qu’il s’humanisera et passera entre les deux guerres, comme il aimait à le dire, de son Ancien à son Nouveau Testament.

NRH : À l’heure où nous commémorons le souvenir de la Grande Guerre, il est difficile de ne pas être frappé par un paradoxe à première vue surprenant. Si l’on compare deux témoignages de guerre de l’époque, parmi les plus marquants, écrits par deux auteurs dont vous êtes le spécialiste, on découvre que La comédie de Charleroi de Drieu la Rochelle, malgré la victoire française de 1918, ressemble fort à un livre de vaincu, alors que Le Boqueteau 125, écrit après la défaite allemande est un livre de vainqueur. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

JH : Ce n’est un paradoxe qu’en apparence. Effectivement, Orages d’acier se termine en apothéose, sur l’annonce que l’empereur vient de décerner la glorieuse décoration « Pour le Mérite » au lieutenant Jünger. Alors qu’à l’inverse Drieu a passé son temps à écrire, après la grande Guerre, que la France, devenue l’obligée de ses multiples alliés, n’avait remporté qu’une victoire en trompe-l’œil. Mais sans entrer dans l’extrême pessimisme de la vision de Drieu, pour lequel, globalement, la France allait de défaite en défaite depuis Waterloo et la fin de l’aventure impériale, on peut soutenir qu’il y a un élément objectif de vérité dans ses affirmations. Dans un livre très lucide de Jean-Michel Steg, intitulé Le jour le plus meurtrier de l’histoire de France. 22 août 1914, on peut lire : « Sur le front ouest, malgré l’absence de toute bataille décisive de part et d’autre, les pertes allemandes ont été globalement, sur la durée de la guerre, inférieures de moitié aux pertes alliées » (1) (on ajoutera qu’aussi bien dans l’absolu qu’en pourcentage, les pertes de la France ont été très supérieures aux pertes de ses alliés anglais et américains). Qu’est-ce donc que cette victoire où l’on a perdu deux fois plus d’hommes que l’ennemi vaincu ! Lors d’une vraie victoire, comme celle d’Austerlitz, les pertes de l’adversaire sont bien plus fortes que celles que l’on a subies soi-même. L’antiquité avait parfaitement analysé ce phénomène et parlait dans ces cas-là d’une « victoire à la Pyrrhus », en souvenir de Pyrrhus 1er roi d’Epire, dont deux victoires sur Rome avaient laissé l’armée exsangue. Il fut vaincu à la troisième bataille.

NRH : Jünger aura vécu plus de cent ans. Sa vie épouse très exactement le cours du XXe siècle. Tout en ayant cette très longue période à l’esprit, le lecteur peut être surpris par le grand écart entre les écrits de jeunesse débordant de vigueur guerrière et ceux de la maturité, qui répudient tout engagement au profit d’une sorte de nouvelle sagesse goethéenne. Malgré ce grand écart, pensez-vous que son œuvre manifeste une continuité ?

JH : Jünger a en effet beaucoup changé, comme tout homme intelligent qui a été formé par de multiples expériences et a dû s’adapter à des conditions historiques extrêmement diverses.
Jünger était très attentif à ne renier aucune étape de son parcours. Lorsque je l’interrogeai en 1985 sur ses sentiments vis-à-vis du jeune héros couvert de gloire qu’il avait été au cours de la Grande Guerre, il m’a répondu qu’il ne saurait lui donner tort : «  Il faut être capable de respecter sa propre histoire. J’éprouve pour ce jeune homme une vraie sympathie, bien que je me sente très loin de lui ». De même, il n’a pas cherché à dissimuler son engagement nationaliste des années vingt, même s’il le condamne par la bouche du narrateur des Falaises de marbre : « Une erreur ne devient une faute que si l’on y persévère », lui fait-il affirmer à ce sujet. Pensant aux multiples bouleversements qu’il a dû affronter, Jünger me disait aussi : « Quand la vie d’un homme présente une unité, cela tient à son caractère. Il arrive que l’on soit jeté dans les situations les plus diverses. Mais quant à ce que l’on pourrait appeler la mélodie de la vie, elle est là depuis le début. Et jusqu’à ce que le vaisseau sombre, comme sur le Titanic, on continue à la jouer, on répète exactement la mélodie ».

Jünger était alors un homme de 90 ans, qui voyait s’approcher la fin du voyage. Mais il a joué sa mélodie jusqu’à la fin. Et ce n’était pas celle de l’arrogance technique de l’homme moderne, révoltée contre les dieux et parfaitement incarnée à ses yeux par le destin du Titanic jusqu’à son naufrage final, mais celle d’un émerveillement devant la nature. Dans la dernière page de son journal, en mars 1996, il célèbre encore avec ferveur l’arrivée du printemps.

NRH : Comment définiriez-vous l’attitude éthique de Jünger ?

JH : Jünger n’était pas l’homme des grandes déclarations humanistes et moralisantes. Il aimait mieux faire que dire, et pour lui la morale consistait d’abord à bien se conduire avec son entourage immédiat, dans la petite sphère où nos actes ont vraiment une efficacité directe. Dans son Journal de la Deuxième Guerre mondiale, il insiste sur sa volonté d’agir de son mieux pour que la justice règne dans le cercle où les choses dépendent de lui. Dans sa vieillesse, il m’a encore frappé par la rigueur de sa conscience professionnelle en tant qu’écrivain.

Je pensais pourtant, lorsque j’ai décidé d’écrire sa biographie, qu’à scruter le détail de sa vie et de ses correspondances je risquais de faire des découvertes désagréables qui auraient pu amoindrir l’admiration et l’estime que j’éprouvais à son égard. Peu d’existences sont indemnes, sinon de fautes graves, du moins de petites mesquineries qui en altèrent l’image. Or, à ce jour, je n’ai rien découvert de ce genre, et j’ai au contraire été impressionné par l’égalité d’âme avec laquelle il accueille, en particulier, les petites faiblesses ou les grandes trahisons de ses amis. Pour reprendre l’expression consacrée, il n’y a pas chez lui de cadavres dans le placard.

Quant à sa conduite sous le nazisme, on ne saurait mieux la caractériser qu’Hannah Arendt, écrivant que son journal « apporte sans doute le témoignage le plus probant et le plus honnête de l’extrême difficulté que rencontre un individu pour conserver son intégrité et ses critères de vérité et de moralité dans un monde où vérité et moralité n’ont plus aucune expression visible ». Mais elle conclut que sa conduite montre combien l’ancienne notion d’honneur des officiers prussiens peut suffire à la résistance individuelle.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

Notes

  1. Rappelons que la bataille de la Marne n’a pas été décisive et n’a pas permis de rejeter les Allemands hors des frontières françaises. On a d’ailleurs reproché à Joffre de n’avoir pas su exploiter sa victoire.

À lire

Julien Hervier : Ernst Jünger. Dans les tempêtes du siècle, Fayard

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