Général Maurice Faivre, du Renseignement à l’Histoire
À l’issue de sa carrière militaire, le général Faivre s’est investi dans la recherche historique et a publié, à propos du drame algérien, des travaux qui font autorité.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Après avoir mené dans le domaine du renseignement une brillante carrière militaire, vous avez fait œuvre d’historien. Pouvez-vous revenir sur ce qui a motivé votre vocation pour la carrière des armes ?
Général Maurice Faivre : Né en 1926, j’appartiens à une génération qui a été profondément marquée par les deux guerres mondiales. Ma famille franc-comtoise était, de plus, très patriote. Mon père avait participé aux derniers combats de la guerre de 14-18 et s’était réengagé en 1939. La défaite de 1940 fut donc un profond traumatisme pour l’adolescent que j’étais. Ce fut, entre autres, l’une des raisons de ma vocation militaire. De plus, mes années de scoutisme m’avaient également préparé à ce choix, en me donnant le goût du commandement et des responsabilités.
NRH : Sorti major de votre promotion de l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr, quelle arme choisissez-vous ?
MF : J’appartenais à la promotion (1946-1949) baptisée « Rhin et Danube » qui, comme son nom l’indique, était fortement inspirée de l’exemple de la Ire Armée française. Débarquée en Provence le 15 août 1944, elle avait ensuite livré en Alsace, puis en territoire allemand, les derniers combats de la guerre. Le général de Lattre de Tassigny faisait naturellement figure de « parrain » de cette promotion, au moment où le général de Gaulle venait, en janvier 1946, de se retirer une première fois à Colombey.
Je choisis, à ma sortie de Saint-Cyr, l’Arme blindée cavalerie. Je passais ensuite une année en école d’application à Saumur, avant d’être affecté au 2e Régiment Étranger de Cavalerie en garnison au Maroc, à Oujda. J’avais en effet retenu la Légion étrangère. Dès le début de ma carrière, je fus orienté vers le renseignement. Dans tous les régiments, il y avait un officier spécialisé dans ce domaine mais sa fonction demeurait en fait toute théorique. À l’époque, cela consistait à connaître l’ennemi soviétique, à savoir comment il était organisé et quelle était sa doctrine. Dans tous les régiments où je fus affecté, je fus chargé de cette fonction. En Algérie, j’ai commandé à deux reprises un escadron. À cette époque je n’avais plus de fonction de renseignement, qui, à cet échelon – escadron ou compagnie – n’existait pas. En 1962, je reçus mission de suivre les « wilayas » du FLN, et c’est de ce moment que datent mes véritables débuts dans une carrière d’officier spécialisé dans le renseignement. Je lisais et faisais lire les comptes rendus provenant des divisions engagées sur le terrain et nous pouvions également exploiter ce que nous procurait un système d’écoutes très performant, de quoi fournir au commandement des synthèses significatives.
Fin 1962, je suis rentré en France, où j’ai été affecté à la deuxième brigade blindée que commandait alors le général de Boissieu, gendre du général De Gaulle. C’est à cette époque que j’ai préparé l’École supérieure de guerre, où j’ai été stagiaire de 1964 à 1966. Une fois breveté, je fus affecté à la Division renseignement de l’état-major des armées. C’est alors que survint pour moi l’opportunité de servir dans les troupes aéroportées. Le poste de commandant en second du 1er régiment de hussards parachutistes (le prestigieux Bercheny Hussards) se libérant, je devins à quarante ans parachutiste, pour me retrouver à Tarbes. J’ai pris ensuite, quelques années plus tard, le commandement du 13e régiment de dragons parachutistes en garnison à Dieuze, en Moselle. Ce régiment, appelé à devenir l’une des unités de nos Forces spéciales d’aujourd’hui, était alors chargé de l’action sur les arrières de l’ennemi, surtout en matière de recherche du renseignement. Dès le début des années soixante, j’avais été chargé après mon retour d’Algérie – dans le cadre des exercices Javelot organisés par le général Beaufre –, d’expérimenter en Corse les conditions d’une action sur les arrières ennemis, confiée ensuite à une compagnie du 7e régiment de chasseurs d’Afrique installée à Langenargen, sur les bords du lac de Constance.
En 1963, c’est le 13e régiment de dragons parachutistes qui se vit confier cette mission par le général Le Pulloch, alors chef d’état-major de l’armée de terre, et c’est à ce moment qu’il s’installa à Dieuze. Il était le seul régiment qui continuait à réaliser des exercices avec les unités comparables de l’OTAN, le général De Gaulle ayant décidé, en 1966, de quitter l’organisation militaire intégrée du Pacte atlantique. Nous coopérions avec les Anglais du Special Air Service, avec les Allemands de la Compagnie de recherche profonde de Weingarten ou avec les Américains des Special Forces installés en Allemagne, à Bad Tölz. Chaque année, les exercices Reforger permettaient de tester l’intervention en Europe, en cas de conflit, de renforts américains.
En 1975, une fois terminé mon temps de commandement au 13e RDP, je suis devenu chef du deuxième bureau à Baden, au IIe corps d’armée. Ce fut pour moi une époque passionnante. J’étais chargé de la recherche du renseignement sur l’Allemagne de l’Est et la Tchécoslovaquie. Je pouvais m’appuyer sur la mission de Potsdam qui menait des opérations d’espionnage sur tout le territoire de la République démocratique allemande et nos services disposaient d’outils de recherches électroniques très puissants, dont une chaîne de radiogoniométrie qui nous permettait de localiser toutes les divisions soviétiques. Nous disposions par ailleurs de six centres de recherches destinés à l’espionnage.
NRH : Comment se passait la coopération entre alliés ?
MF : Elle était très étroite. La République démocratique allemande, c’est-à-dire l’Allemagne de l’Est alors communiste, avait été partagée en trois zones par les alliés qui disposaient de trois missions auprès des Soviétiques : la mission américaine, la mission française et la mission britannique. Chaque mois, une mission prenait en charge l’une de ces zones. Une fois par an, nous avions des visites avec le commandant en chef des forces soviétiques en Allemagne, le général Ivanovski. J’ai réalisé à cette époque une étude sur les arrières de l’armée soviétique, en mobilisant tous les moyens de recherche dont nous disposions. Suite à mon rapport, une unité de reconnaissance de corps d’armée analogue au 13e dragons a été constituée.
NRH : Durant cette longue période de la guerre froide, alors que l’Allemagne abritait d’impressionnants arsenaux, un conflit armé était-il envisageable ?
MF : Dans les années 1970 et 1980, les Soviétiques, qui avaient accru leurs moyens après la prétendue « détente » proclamée à Helsinki en 1975, craignaient avant tout, en cas de conflit, une réaction aéroterrestre des forces atlantiques, susceptible de compromettre l’intervention de leur deuxième échelon. Ils n’hésitaient donc pas à envisager, si la guerre se déclenchait, de détruire d’emblée les forces adverses en recourant à l’arme nucléaire tactique, alors que la doctrine de l’OTAN, définie par Robert McNamara au cours des années soixante, prévoyait, elle, une « escalade », une « riposte graduée » impliquant, dans un premier temps, une défense conventionnelle.
Après la réunification allemande, des chercheurs ont découvert, dans certaines archives de la National Volks Armee est-allemande, quelles étaient les intentions véritables des responsables du pacte de Varsovie. Le plan nucléaire était plus puissant au sud, notamment sur les corps d’armée américains. Cent coups devaient être portés sur eux et trente à quarante sur les zones du nord de l’Allemagne de l’Ouest où étaient déployées les forces britanniques.
NRH : Dans de telles circonstances, que pouvait-il se passer à Berlin ?
MF : Le plan d’occupation de Berlin est l’un des documents les plus intéressants découverts dans les archives de la Stasi. Il s’agissait de se saisir de Berlin-Ouest et d’installer des gauleiters communistes dans chacune des zones d’occupation occidentales. Une brigade soviétique devait s’emparer de l’aéroport de Berlin-Tempelhof – grâce auquel le pont aérien américain avait pu fonctionner en 1948-1949 lors du blocus organisé par Staline – et elle devait y être rejointe par des unités est-allemandes.
NRH : Vous avez été le premier historien à vous intéresser sérieusement à la question des harkis. Quelles sont les raisons qui vous ont encouragé à travailler sur ce sujet ?
MF : J’ai fait deux séjours en Algérie, le premier de 1955 à 1957 et le deuxième de 1960 à 1962. Lors du premier, j’ai vraiment fait la guerre. En octobre 1957, j’ai accroché, à dix kilomètres de Constantine, une katiba (1) qui a été détruite par les aviateurs. Mon deuxième séjour fut bien différent. J’avais été affecté en Petite Kabylie où je devais conduire une opération de pacification. J’avais en charge trois villages organisés en autodéfense. On avait donné des fusils aux anciens de ces villages où j’ai recruté une centaine de harkis. Je m’intéressais alors davantage à la population qu’aux rebelles. Un commissaire politique se cachait dans le village mais on ne l’a jamais trouvé. Le peu de confiance qu’il faisait aux villageois, rétifs aux consignes de la rébellion, le condamnait en effet à la plus grande discrétion.
NRH : Quelle fut la suite de cette histoire ?
MF : J’avais fait venir mon épouse qui, formée à l’action sociale, put apporter son aide aux femmes tandis que je m’occupais des hommes. Ce fut une période très intéressante, une expérience humaine inoubliable auprès de populations très attachantes. En 1961, on commença l’évacuation de l’Algérie et je fus affecté au 2e Bureau d’Alger. J’avais quitté mes harkis depuis septembre 1961 et j’ignorais ce qu’ils étaient devenus. Au deuxième bureau, nous avons eu connaissance des massacres sans pour autant être très bien renseignés.
Rentré en France à la fin de l’année 1963, je reçus, peu de temps après mon retour, un coup de téléphone d’un fonctionnaire de la préfecture de Police qui m’informa que des harkis vivant à Choisy-le-Roi me réclamaient. Me rendant sur place, je découvrais qu’ils vivaient dans des conditions épouvantables et j’essayais de trouver une solution. Au même moment, le maire de Dreux fit savoir au ministère de l’Intérieur que, dans sa commune, des logements et du travail étaient disponibles. Tous mes harkis furent alors conduits à Dreux où ils trouvèrent enfin des conditions de vie décentes. Le plus gros problème par la suite fut de rapatrier leurs familles. Dans des conditions parfois rocambolesques, j’ai réussi à en faire venir cinquante-deux.
NRH : C’est cette aventure qui vous a encouragé à vous intéresser à l’histoire des harkis ?
MF : Avec mon épouse, chaque dimanche, nous allions rendre visite à ces familles, au début à Choisy-le-Roi puis, par la suite, à Dreux. Au cours des années 1970, ils disposaient d’un travail et de logements. Les enfants, nombreux, étaient tous scolarisés. Lors de mes visites hebdomadaires, je me suis rendu compte que ces enfants ignoraient tout de l’histoire de leurs parents qui n’avaient jamais voulu leur raconter les malheurs qu’ils avaient subis. C’est en prenant conscience de ce vide que j’ai voulu leur expliquer d’où ils venaient.
J’ai donc commencé des recherches qui m’ont conduit à écrire Un village de Harkis. Je suis remonté très loin en amont et j’ai trouvé chez les pères Blancs de nombreux documents qui se sont révélés très utiles. Par la suite, j’ai élargi mon étude à l’ensemble de l’Algérie, en m’intéressant à toutes les catégories de combattants musulmans qui avaient participé à la guerre.
NRH : Au début de 1961, l’armée française compte 200 000 combattants musulmans. Ces troupes musulmanes pèsent beaucoup plus que les effectifs du FLN.
MF : En effet, les effectifs du FLN n’ont jamais dépassé les 20 000 combattants armés et ce chiffre correspond à ceux recensés en 1957-1958, au moment où la rébellion était la plus forte. Après les opérations « Pierres Précieuses » mises en œuvre dans le cadre du Plan Challe, ils n’étaient plus que quatre à cinq mille en 1962, avec des capacités d’action réduites au minimum, du fait de l’insuffisance des munitions et du quadrillage très efficace organisé par l’armée française.
NRH : D’après le bilan de vos travaux, combien de harkis furent-ils victimes des représailles et des massacres survenus au moment de l’indépendance de l’Algérie, principalement entre le printemps et l’automne de l’année 1962 ?
MF : J’ai fait une estimation, que je crois raisonnable, allant de 60 à 80 000 victimes, alors que Benjamin Stora, présenté dans les médias comme historien « officiel » de la guerre d’Algérie, parle de 10 000 victimes. À l’inverse, le chiffre de 150 000, qui est parfois avancé, est à l’évidence exagéré et repose sur une simple extrapolation du nombre de victimes recensées dans une sous-préfecture particulière.
NRH : Parmi vos nombreuses études, vous avez publié un ouvrage sur le général Ely qui est aujourd’hui complètement oublié. Quel intérêt particulier présentait cet officier général ?
MF : Ayant pu avoir accès aux archives du Comité des affaires algériennes présidé par De Gaulle, Joxe et Messmer, j’ai pu établir un certain nombre de responsabilités quant à la conduite politique de la guerre d’Algérie. Il m’a semblé que le général Ely avait joué un rôle important. C’est lui qui a géré la fin de la guerre d’Indochine avant de devenir chef d’état-major de l’armée pendant la guerre d’Algérie.
Il n’a pas hésité à vivement critiquer la posture adoptée par De Gaulle à l’encontre des Américains. Considérant que la mission principale de l’armée était de liquider l’affaire algérienne, il trouvait dangereux de manifester des distances vis-à-vis de nos alliés. En tant que chef d’état-major, il avait conçu des plans de modernisation de l’armée française qui ont été pris en compte par les ministres de l’époque, des plans qui apparaissent plus précis et plus réalistes que ne l’étaient ceux de De Gaulle.
NRH : Vous vous êtes intéressé à la politique algérienne du général de Gaulle. Comment expliquez-vous son revirement à propos de l’Algérie. En 1958, pour vous, ses intentions sont-elles claires ? Quel est votre sentiment d’historien ?
MF : Mon sentiment est qu’il a tenu trois discours successifs et qu’il est difficile d’en évaluer la sincérité. Il y a le fameux « Je vous ai compris » lancé en 1958 à la foule algéroise ou le discours de Mostaganem. Il s’agit alors de mettre en œuvre une politique « d’intégration », de bâtir une France nouvelle « de Dunkerque à Tamanrasset ». Ce choix est remis en cause le 16 septembre 1959 lorsque le général-président affirme le principe de « l’autodétermination » et laisse entrevoir pour l’Algérie une politique d’association de type fédéral. Si l’on excepte les tenants les plus radicaux de l’Algérie française, dressés contre toute politique d’abandon et inquiets pour l’avenir dans un pays majoritairement musulman, c’est la solution qui aurait pu être admise par presque tout le monde. Les généraux Salan et Challe étaient favorables à un tel projet mais il n’y eut pas de dialogue et de Gaulle s’est braqué après la « semaine des barricades » de janvier 1960. Il prononce ensuite, en novembre 1960, son discours sur « l’Algérie algérienne ».
La France a certes vaincu militairement la rébellion, mais rien n’est acquis pour l’avenir et elle se retrouve en partie isolée sur la scène internationale, alors que l’opinion métropolitaine se divise. La guerre coûte cher et compromet la modernisation nécessaire de l’armée que le Général veut désormais organiser autour d’une force nucléaire indépendante. Cette condition est nécessaire pour que la France puisse jouer un rôle international à la mesure de ses légitimes ambitions. Le Général souhaite sortir des blocages de la guerre froide, prendre ses distances avec le puissant allié américain, se rapprocher de la Russie soviétique, s’appuyer sur le monde francophone, et notamment sur la clientèle d’États africains récemment décolonisés dans le but de se poser en leader d’une « troisième force ».
Il faut pour cela en finir avec l’Algérie, un « fardeau » dont de Gaulle entend se débarrasser. Comme Alain Peyrefitte l’a signalé, il est sceptique sur les possibilités d’une intégration à la France de populations musulmanes, dont le dynamisme démographique ne peut que poser à terme de lourds problèmes : « Vous ne voulez pas que Colombey-les-Deux-Églises devienne Colombey-les-Deux-Mosquées… » C’est tout ce faisceau de raisons qui a conduit le Général à évoluer dans le sens d’un abandon de l’Algérie au FLN. D’autres solutions auraient sans doute pu être envisagées, en utilisant notamment les musulmans hostiles au FLN. Ces solutions auraient pu être acceptées, notamment par les militaires qui, s’ils refusaient de livrer le pays à leur ennemi, savaient que le temps de « l’Algérie de papa », celle du centenaire de la conquête célébré en 1930, était évidemment révolu.
NRH : Vous avez riposté à ceux qui résument la guerre d’Algérie à la question de la torture.
MF : J’ai pu avoir accès aux archives de la Commission de sauvegarde des droits et des libertés, et j’ai passé beaucoup de temps aux Archives nationales. J’en suis arrivé à la conclusion que la torture a été employée au début de la bataille d’Alger pendant deux ou trois mois, mais que c’est grâce à la pénétration des réseaux du FLN que la bataille d’Alger a été gagnée. Le colonel Trinquier a mis ensuite en œuvre le quadrillage d’Alger pour prévenir tout retour du terrorisme, mais n’a jamais été favorable à la torture. Les archives de la Commission de sauvegarde m’ont beaucoup intéressé. Notamment celles de M. Patin, un haut magistrat de la Cour de cassation. Il était arrivé à la conclusion que la torture avait progressivement disparu dès 1958. Une autre confirmation m’a été apportée par les quatre cents rapports des visites effectuées par la Croix-Rouge suisse dans des centres de détention. 20 % des prisonniers disent avoir été torturés et 80 % répondent ne l’avoir jamais été.
J’ai également eu l’occasion de critiquer la thèse – réalisée sous le patronage de Pierre Vidal-Naquet, qui était un spécialiste de l’Antiquité grecque mais aussi un partisan du FLN – de Raphaëlle Branche, qui a méconnu au cours de son travail des pans entiers de la question. Je remarque également que la publication, il y a quelques années, du Livre Blanc de l’armée française en Algérie, réalisé avec la caution de près de quatre cents officiers généraux ayant servi durant cette guerre, a calmé l’offensive médiatique engagée sur ce terrain, sur la base de témoignages hautement suspects ou d’élucubrations infirmées par toute la documentation disponible.
NRH : Vous avez écrit un ouvrage sur le renseignement en Algérie. Vous y notez que l’essentiel du renseignement est obtenu en recourant à d’autres moyens qu’à la torture.
MF : Les écoutes et le renseignement de terrain ont joué un rôle très important. Les fellaghas notaient tout. On a trouvé dans leurs petits cahiers l’effectif précis des groupes, l’armement de chacun, les pertes, l’argent récupéré. Ils ont péché par un esprit de bureaucratie excessive. L’infiltration des réseaux FLN a également permis d’obtenir de précieux renseignements, mais aussi de semer la discorde chez l’ennemi. Ce fut particulièrement réussi avec la « bleuite » (2) qui, mise en œuvre par le capitaine Léger, aboutit à une série de purges internes qui affaiblirent sérieusement l’adversaire.
NRH : Pouvez-vous revenir sur l’affaire Si Salah, le chef de la Wilaya IV ?
MF : J’ai obtenu des renseignements par Fournier-Foch, un neveu du général Foch. Il avait été officier de renseignement à Orléansville (El Asnam aujourd’hui). En tant que chef du 2e Bureau, il diffusait partout un bulletin consacré à la Wilaya IV. Quand ils en prenaient connaissance, les fellaghas pouvaient se dire : « Les Français savent tout sur nous ». Un jour il a reçu la visite d’un chef rebelle qui lui a dit : « Nous sommes prêts à négocier ». Tout est parti de là mais, sur ce point, il faut se référer à la dernière étude de Guy Pervillé sur le sujet (3).
NRH : Le monde du renseignement vous est familier. Comment passe-t-on du renseignement à l’histoire ?
MF : Comme je vous l’ai dit plus haut, ma carrière militaire a été très nettement orientée vers le renseignement à travers mes commandements du 13e RDP et des 2e Bureaux de Baden (IIe Corps d’armée) et de Strasbourg (Ire Armée). Au cours des années 1990, les travaux sur le renseignement ont connu un renouveau, marqué par de nombreuses publications et par la naissance de groupes d’études spécialisés, notamment à l’initiative de l’amiral Lacoste. Ils ont permis de mettre en évidence la similitude des méthodes de travail qui rapprochent l’officier de renseignement et l’historien.
L’un et l’autre se trouvent confrontés à une masse de faits bruts qu’ils ont pour tâche de vérifier et de recouper. Ils doivent ensuite évaluer les possibilités matérielles et intellectuelles d’acteurs, de groupes et de forces en présence, leurs points forts et leurs faiblesses dans tous les domaines : militaire, politique, économique, technique, social et culturel. Il leur faut alors interpréter ce que peuvent être les intentions des acteurs, en fonction de leurs intérêts et de leur psychologie. Le logo du grand-duc qui voit dans la nuit illustre bien cette ambition. Reste alors le travail noble de la synthèse, qui consiste à tirer les conclusions des faits observés, des capacités reconnues et des intentions imaginées. Pour le 2e Bureau, il présente aussi un aspect prospectif : à partir d‘hypothèses différenciées, il lui revient d’établir une estimation de la menace, présente et future. À ce stade, la réflexion du responsable du renseignement et celle de l’historien se séparent.
Même s’il a acquis une certaine compréhension des motivations de l’adversaire, l’officier le considère comme l’ennemi qu’il faut vaincre ou rallier. Sans doute la sympathie pour les amis peut-elle l’entraîner à juger sévèrement les responsables d’un abandon, d’une trahison, d’un recul ou d’une défaite. Sa reconversion en historien lui imposera de dépasser ce manichéisme, et de faire un réel effort d’objectivité pour prendre en compte, sans préjugé, les forces et les faiblesses des acteurs de l’histoire.
NRH : En 1988, vous avez publié chez Economica Les Nations armées. De la guerre des peuples à la guerre des étoiles. Après avoir beaucoup travaillé sur le phénomène guerrier au cours des deux derniers siècles, comment voyez-vous aujourd’hui les perspectives de la guerre. Sous quelle forme demeure-t-elle possible ? Quelles sont ses limites et quels sont les scénarios imaginables ?
MF : Dans le cadre de ma thèse, j’ai étudié la manière dont les peuples se mobilisent, en partant du modèle suisse, des milices britanniques et américaines. Je suis revenu sur Machiavel, la Révolution française et la levée en masse. Ces analyses m’ont permis d’élaborer le modèle de la nation armée tel qu’il a fonctionné de 1914 à 1945.
La dissuasion nucléaire, la démocratisation et la libéralisation des sociétés ont affaibli ce concept de nation armée, surtout à partir des années 1980-1990. Avec la chute du mur de Berlin, la menace soviétique a disparu. Sur le plan européen, le concept de guerre entre nations n’apparaît plus guère crédible. Aujourd’hui, nous sommes dans le cadre de guerres insurrectionnelles, de guerres asymétriques avec, aussi, de fortes menaces intérieures auxquelles les dirigeants européens feraient bien de s’intéresser.
Propos recueillis par Pauline Lecomte
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Notes
- Katiba : unité principale de l’ALN (armée de libération nationale), branche armée du FLN.
- La « bleuite » était une opération d’infiltration et d’intoxication montée par les services secrets français pendant la guerre d’Algérie. Elle consistait à transmettre de fausses informations à l’ALN et au FLN, pour y susciter des exécutions internes.
- Guy Pervillé, Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012), Armand Colin, 2012.
Bibliographie
Parmi les ouvrages du général Faivre
Les Nations armées. De la guerre des peuples à la guerre des étoiles, Economica, 1988.
Un Village de harkis. Des Babors… au pays drouais, L’Harmattan, 1995.
Les Combattants musulmans de la guerre d’Algérie. Des soldats sacrifiés, L’Harmattan, 1995, 2000.
Le général Paul Ely et la politique de défense (1956-1961), Economica, 1998.
L’Algérie, l’OTAN, la bombe, Economica, 1998.
Les Archives inédites de la politique algérienne (1958-1962), L’Harmattan, 2000.
Le Renseignement dans la guerre d’Algérie, Lavauzelle, 2006.
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