Jean Guilaine, de l’archéologie à l’histoire
Membre de l’Institut, professeur au Collège de France où il est titulaire de la chaire de « Civilisations de l’Europe au néolithique et à l’âge de bronze », auteur de plusieurs ouvrages qui font autorité, parmi lesquels Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique (Gallimard, 2011) ou encore Archéologie, science humaine. Entretiens avec Anne Lehoërff (Actes Sud/Errance, 2011), Jean Guilaine a une très longue expérience de la recherche archéologique. Nous avons souhaité en savoir plus sur son itinéraire de savant et sur les conclusions concernant nos origines qu’il a tiré des recherches archéologiques les plus récentes.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Quelle est l’origine de votre goût pour l’archéologie ?
Jean Guilaine : Né et ayant passé mon enfance à Carcassonne, j’ai eu constamment sous les yeux le décor de la cité, romaine puis médiévale : une incitation à l’histoire. Mon goût de l’archéologie est donc une sorte d’épiphénomène de mon attirance pour l’histoire. Il s’est tôt manifesté par un intérêt pour des vestiges de toutes les périodes anciennes. Par la suite le glissement vers la préhistoire et la protohistoire s’est opéré progressivement. Adolescent, j’ai découvert plusieurs sites néolithiques autour de Carcassonne et j’ai essayé de comprendre le sens des silex récoltés : position chronologique, fonction, milieu culturel. Lors de mes études à Toulouse, j’ai suivi divers enseignements qui m’ont définitivement converti : je serai archéologue protohistorien.
NRH : Comment êtes-vous devenu le savant que vous êtes avant votre élection au Collège de France ?
JG : Après avoir enseigné quatre années dans le secondaire, au cours desquelles j’ai publié un certain nombre de notes, je suis entré à 26 ans au CNRS afin de travailler sur le néolithique et l’âge du bronze. J’ai consacré ma thèse de doctorat à L’âge du bronze en Languedoc occidental, Roussillon, Ariège (publiée en 1972 par la Société Préhistorique Française). J’ai ensuite dirigé un grand programme pluridisciplinaire du CNRS sur les populations pyrénéennes « du biologique au culturel » (RCP « Anthropologie et Écologie pyrénéennes »). Dans le même temps, je poursuivais mes recherches sur les sites néolithiques du Languedoc et des Pyrénées que j’analysais sous un double aspect, culturel et paléoécologique. Mon objectif était de mesurer, au fil du temps, le degré d’anthropisation de l’environnement sous l’effet des agressions humaines. J’ai été nommé Directeur de recherche au CNRS en 1974. J’ai ensuite progressivement élargi mes travaux de terrain à la Méditerranée occidentale (fouilles en Espagne, en Andorre, en Italie du Sud) puis à la Méditerranée orientale (recherches à Chypre).
J’essayais aussi, d’un point de vue plus théorique, d’aborder l’étude des premières sociétés agricoles dans un cadre géographique englobant l’ensemble du bassin méditerranéen. Plusieurs thèmes liés à la protohistoire ancienne de l’Europe retenaient aussi mon attention. Certains ouvrages (La Mer partagée, Hachette, 1994 ; De la Vague à la Tombe, Seuil, 2003) témoignent de ces visions synthétiques que j’affectionnais. D’autres ouvrages que j’ai dirigés (La Préhistoire française II. Civilisations néolithiques et protohistoriques, CNRS, 1976 ; Pour une Archéologie agraire, Seuil, 1991) ont parallèlement montré mon souci de travailler collégialement à l’avancée de certaines questions.
Parallèlement, je n’ai jamais négligé l’enseignement, la transmission du savoir de la recherche. En 1978, j’ai été élu directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et j’ai pu dès lors diriger de nombreuses thèses. J’ai aussi été chargé un temps des fonctions d’Inspecteur général de l’archéologie au ministère de la Culture.
NRH : Depuis un siècle, comment ont évolué les connaissances archéologiques ? Quel rôle les sciences et les techniques ont-elles joué dans cette évolution ?
JG : Il faut bien faire la différence entre la connaissance qui est un processus dû à l’accumulation des découvertes au fil du temps et les théories explicatives qui en découlent, lesquelles ne sont en fait que des interprétations susceptibles de modifications périodiques. Il est certain que des techniques comme le radiocarbone ou la dendrochronologie ont apporté des précisions sur l’âge de vestiges jusque-là datés de façon relativement floue. Les sciences de l’environnement ont permis de mieux définir les caractères des activités économiques et leur impact sur la transformation des paysages. La minéralogie ou la chimie des matériaux documentent sur les lieux d’origine des roches ou des métaux utilisés. La paléogénétique précise les notions de peuplement des territoires, de mixité des populations, d’évolution biologique.
L’archéologie tire grandement parti de ces disciplines dont certaines lui ont permis de modifier complètement certains scénarios explicatifs.
NRH : L’archéologie n’est-elle pas une science interdisciplinaire faisant intervenir d’autres sciences, la botanique, la zoologie, l’anthropologie, la génétique, l’ethnologie ? Qu’est-ce qu’apporte l’archéologie par rapport à ces autres disciplines ?
JG : L’archéologie est devenue totalement interdisciplinaire et c’est ce qui fait sa richesse. Les sciences qui l’encadrent fondent sa fiabilité et lui ouvrent des horizons insoupçonnés grâce à leur insertion dans les études archéologiques. Mais il y a effectivement un effet retour. Aucune des disciplines citées ci-dessus ne peut se passer de l’archéologie. Ainsi l’histoire de la végétation ne peut se construire sur des bases exclusivement botaniques dans la mesure où cette histoire est conditionnée par l’action de l’homme. De même, les sites archéologiques livrent-ils à la zoologie, outre des documents d’étude, matière à réflexion sur la relation homme-animal. Certaines grandes questions de l’anthropologie culturelle et de l’ethnologie (l’évolution des sociétés, la naissance de l’État) ne sont pas abordables sans un recours à la perspective archéologique.
Enfin ce sont les matériaux anthropologiques, issus des tombes de toutes époques, qui livrent aujourd’hui aux généticiens les documents leur permettant de restituer les lignées maternelles ou paternelles, donnant ainsi une dimension historique à leur discipline.
NRH : Faites-vous ou non une distinction entre l’archéologie et l’histoire sur la longue durée ?
JG : L’archéologie à travers des documents matériels, comme l’histoire à partir de textes ou de toute autre source d’information, s’attache à la connaissance des populations du passé. La documentation des deux approches diffère, leurs objectifs se rejoignent. L’archéologie est, en ce sens, une discipline historique et anthropologique. Il ne faut pas oublier que les outils de l’historien ne lui permettent de fonctionner qu’à partir du moment où l’écrit autorise des événements une interprétation fiable. Or l’archéologie est souvent seule en lice dès qu’il s’agit d’écrire l’histoire de populations sans écriture, préhistoriques (quelque 3 millions d’années !) ou des masses de populations illettrées contemporaines des temps historiques.
Ajoutons que l’archéologie est souvent là pour pallier les dérives de l’histoire officielle. Exemple : lorsque les Britanniques ont « conquis » l’Australie, ils ont décrété ce continent désert et se le sont, de ce fait, attribué. Il a fallu que l’archéologie dénonce cette mystification et démontre que cette terre était peuplée depuis quelque 50 000 ans par des populations autochtones dont les « colons » anglais allaient jusqu’à nier l’existence par une extermination systématique.
NRH : De même que certaines erreurs doivent être évitées dans le domaine historique, par exemple l’anachronisme, quelles sont les erreurs à éviter pour l’archéologue ?
JG : Comme l’historien, l’archéologue court le risque de l’anachronisme. Bien des interprétations archéologiques ont dû être abandonnées dès lors que les méthodes de datations absolues ont montré la diachronie des éléments mobilisés pour les soutenir. L’archéologie comme l’histoire s’expose donc à livrer des interprétations erronées. Il faut bien comprendre que toutes les deux partent de faits bruts (des vestiges, des textes) à partir desquels sont proposées des hypothèses. Celles-ci sont révisables en fonction de données inédites ou d’une perspective d’étude innovante. Même avec des fouilles d’une grande minutie, même avec un arsenal disciplinaire démultiplié, l’archéologie butte sur les limites mêmes de chaque discipline qui l’accompagne et sur ses propres restrictions documentaires.
NRH : Comment définiriez-vous le néolithique, période dont vous êtes le spécialiste ?
JG : Le néolithique constitue dans l’histoire de notre espèce le grand « tournant » qui finit par substituer à la chasse et à la collecte un genre de vie fondé sur la production agro-pastorale. Dès lors datent les premières localités définitivement pérennes. En ce sens le néolithique demeure le socle de toutes les civilisations historiques. Mais le néolithique n’est pas seulement une révolution économique, c’est aussi chez l’homme une prise de conscience d’une forme de supériorité sur son environnement : après avoir subi pendant près de 3 millions d’années les contraintes de la nature, l’homme s’en affranchit, apprend à transformer la matière vivante (végétale ou animale), donne le signal de l’artificialisation du milieu, devient le propre créateur de ses paysages. Enfin, le néolithique c’est aussi la naissance d’un homme désormais inséré dans un système relationnel (le village) qui lui impose d’obéir à des codes de gestion, de fonctionnement qui le « domestiquent » socialement.
NRH : Les connaissances actuelles mettent-elles en évidence un seul ou plusieurs berceaux du néolithique dans le monde ?
JG : Il existe plusieurs foyers d’émergence du néolithique en divers points du monde, en des lieux où existaient des plantes ou des animaux potentiellement domesticables. Le Proche-Orient (lieu de domestication du blé, de l’orge, des légumineuses ou des ongulés : chèvre, mouton, porc, bœuf) est l’un d’eux. Bien entendu, il nous intéresse directement dans la mesure où il est à la base de l’expansion vers l’Europe des premières sociétés paysannes. Il existe aussi un (ou des) foyer(s) en Chine (millet, riz, chou, poulet, porc), au Mexique (courges, maïs, avocat, tomate), dans les Andes (haricot, pomme de terre), en Océanie (taro, banane). L’Afrique a aussi été le théâtre de certaines domestications (mil, sorgho). Ces néolithisations ne sont pas forcément contemporaines. La domestication agricole s’effectue au Proche-Orient autour de 9000 avant notre ère ; les plantes africaines n’ont été domestiquées que vers 2000/1000 avant notre ère.
NRH : À partir de divers épicentres, sait-on comment s’est diffusée la néolithisation ?
JG : À partir de ces épicentres, le système agricole élaboré dans chacun de ces foyers a diffusé sur ses périphéries géographiques immédiates, puis de plus en plus lointaines. Les processus de cette propagation peuvent prendre des formes variées. Des déplacements de populations, issues du foyer lui-même, ont pu entraîner, au fil de générations successives, le transfert de connaissances techniques, du système social et symbolique c’est-à-dire de l’équipement matériel et intellectuel nécessaire au fonctionnement des premières sociétés villageoises. En d’autres points, ce sont des autochtones chasseurs-cueilleurs qui, par processus de contact, ont adopté les « recettes » de l’agriculture et de l’élevage et acquis les plantes ou les animaux domestiques jusque-là étrangers à leur environnement. On peut dans ce cas parler de percolation, voire d’acculturation.
Il est vraisemblable qu’en maints endroits une solution « moyenne » entre ces deux thèses a dû intervenir : groupes migrants, mixité avec le fonds de population autochtone. On n’oubliera pas toutefois que ceux que nous appelons « migrants » n’ont plus, depuis plusieurs générations, de liens directs avec leurs ancêtres de l’épicentre compte tenu de la distance géographique et chronologique qui les en sépare.
NRH : Existe-t-il des exemples de résistance à la néolithisation, c’est-à-dire à l’agriculture et à la domestication animale ? Mais existe-t-il aussi des exemples de retour éventuel aux modes de vie des chasseurs-cueilleurs ?
JG : Il est des terres qui, tout naturellement, ne présentaient aucune aptitude à l’agriculture préhistorique (compte tenu des moyens rudimentaires de celle-ci). Certaines forêts africaines ou les terres froides d’Amérique du Nord ou du Sud sont restées rebelles à sa propagation. Mais des contingences historiques ont pu jouer : l’Australie n’a pas connu l’agriculture avant l’arrivée des Européens. Les sociétés de plusieurs régions d’Amérique du Nord (Californie du Sud par exemple) ne l’ont pas davantage adoptée.
L’un des cas les plus connus de « résistance » à la production est le Japon. Alors même qu’un berceau précoce du néolithique se manifestait en Chine, et que, par la péninsule coréenne, des percolations se sont anciennement manifestées dans sa direction, le Japon a, tout au long des millénaires avant notre ère, continué de vivre de l’exploitation de ses ressources naturelles par la chasse, la pêche, la collecte. Cela n’a pas empêché sa population de prospérer, de se fixer en établissements sédentaires, de connaître – comme dans d’autres parties du monde néolithisées – des processus d’inégalité sociale. Il faudra attendre le IIIe siècle avant notre ère pour que l’archipel, à la suite d’influences continentales, adopte enfin la riziculture.
On connaît aussi des exemples d’involution : des sociétés un temps agricultrices sont parfois revenues vers une économie de chasse ou de collecte (Grand Bassin et Plaines de l’Ouest américain, Indonésie).
NRH : Dans les découvertes archéologiques, les amateurs n’ont-ils pas joué parfois un rôle inattendu et important par exemple pour la découverte des grottes ornées ?
JG : Il convient de différencier la « trouvaille » d’un site ou d’un document archéologique et son exploitation scientifique. Dans le cas des grottes ornées, ce sont souvent des spéléologues aguerris ou amateurs qui découvrent les œuvres d’art. Mais ce sont les spécialistes qui prennent la relève pour l’étude scientifique. De même n’importe quel cultivateur chanceux peut un jour découvrir fortuitement dans son champ un dépôt d’objets de bronze ou un trésor de monnaies. Il a longtemps existé des « amateurs » éclairés, mus par la passion de l’archéologie, qui non seulement ont accompli de bons travaux mais en ont tiré parti scientifiquement à la satisfaction générale.
Aujourd’hui la spécialisation de la discipline et sa professionnalisation rendent ce profil d’archéologue peu adapté à une recherche de plus en plus complexe. Pour être performant en archéologie, il faut y consacrer tout son temps, disposer de moyens matériels importants et, surtout, avoir une compétence « pointue » reconnue par ses pairs.
NRH : L’une des découvertes les plus extraordinaires fut celle en 1991 d’une momie du néolithique livrée par les glaces des Alpes. Pouvez-vous rappeler pour nos lecteurs les circonstances de cette découverte et les enseignements qui en ont été tirés ?
JG : C’est en effet en 1991 qu’un couple de randonneurs allemands a découvert dans le massif de l’Ötztal, dans les Alpes austro-italiennes, une momie datant d’environ 3200 ans avant notre ère. Outre le corps bien conservé de cet individu (sur lequel ont été réalisées de nombreuses études d’ordre anthropologique ou génétique) subsistaient ses vêtements et son équipement personnel : arc, carquois, flèches, poignard, hache à lame de cuivre, sac, contenants, etc. On crut au départ que Ötzi (la grande presse l’a ainsi surnommé) était mort de froid. On s’est aperçu par la suite qu’il avait été victime d’un projectile mortel : il conservait dans son épaule gauche la pointe de silex de ce trait létal.
Aujourd’hui Ötzi, un temps conservé et étudié en Autriche, a été restitué à l’Italie car son corps gisait en fait en territoire italien, à très peu de distance de la frontière entre ces deux états. Conservé à Bolzano dans un musée édifié à sa mémoire, ce très vieil Européen draine aujourd’hui dans cet établissement de nombreux visiteurs venus voir sa dépouille.
NRH : D’énormes avancées ont été réalisées au cours de ces dernières décennies, néanmoins le néolithique ne reste-t-il pas un grand inconnu ?
JG : Il faut nuancer. C’est en France que le néolithique est longtemps resté le parent pauvre de la recherche préhistorique et archéologique, d’autres sujets lui étant préférés (les origines de l’homme, l’art quaternaire). Mais pas à l’étranger où très tôt cette période a généré d’importantes recherches de terrain. Ainsi sur notre continent (dans les pays de l’Europe centrale et orientale où des villages entiers ont été dégagés sur de grandes superficies) comme au Proche-Orient (où des missions étrangères ont fouillé des sites avec des moyens humains et matériels importants). N’oublions pas aussi que les premières grandes synthèses sur le sujet, à l’échelle de l’Europe, ont été rédigées par des chercheurs anglais qui avaient compris que les cadres d’étude nationaux n’avaient aucun sens.
Au fil du temps, en France, l’étude du néolithique s’est progressivement imposée notamment en raison de sa contribution aux origines des perturbations de l’environnement, une interrogation cruciale de notre temps. L’internationalisation des chantiers et des missions fait aujourd’hui du néolithique et de la naissance du monde paysan un thème de recherche majeur.
Propos recueillis par Pauline Lecomte
Crédit photo : DR
Repères biographiques
Jean Guilaine
Jean Guilaine, récemment élu à l’Institut de France (Académie des Inscriptions et Belles Lettres) est un archéologue français spécialiste du néolithique et de l’âge de bronze en Europe. Il a participé lui-même à de nombreux chantiers de fouilles archéologiques. Utilisant pollens et restes de repas pour définir le milieu naturel des hommes préhistoriques (avant l’écriture), il a donné naissance à l’archéologie agraire. Professeur honoraire au Collège de France, il a publié plusieurs ouvrages remarqués, De la vague à la tombe. La conquête néolithique de la Méditerranée (Le Seuil, 2003), Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique (Gallimard, 2011) ou encore Archéologie, science humaine. Entretiens avec Anne Lehoërff (Actes Sud/Errance, 2011).
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