La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire, Pascal Gauchon a un itinéraire tout à fait particulier. Son témoignage sur l’évolution des études historiques, géographiques et géopolitiques présente un intérêt sans équivalent.

Pascal Gauchon, de l'histoire à la géoéconomie

Pascal Gauchon, de l’histoire à la géoéconomie

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°56, septembre-octobre 2011. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire, Pascal Gauchon a un itinéraire tout à fait particulier. Directeur de Prépasup depuis 1985, il a formé à l’histoire et à la géopolitique des générations successives d’étudiants destinés aux grandes écoles et aux fonctions de cadres de la société. Il est personnellement l’auteur de plusieurs ouvrages importants, mais il dirige également aux Presses universitaires de France la collection « Major ». Il est aussi le président de l’association d’études géopolitiques Anteios et, depuis 2009, il est encore co-organisateur du Festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble. Pour toutes ces raisons, son témoignage sur l’évolution des études historiques, géographiques et géopolitiques présente un intérêt sans équivalent.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Accepteriez-vous de répondre à la question rituelle sur les origines de votre vocation d’historien ?

Pascal Gauchon : Je suis issu d’une famille qui a compté nombre d’instituteurs à une époque où l’enseignement de l’histoire était très présent dans la formation des enfants. Ma passion pour l’histoire fut très précoce. Mon intérêt se portait particulièrement sur l’histoire antique. Vers six ou sept ans, j’ai lu une version simplifiée de l’Iliade qui m’a fortement marqué avant de retrouver ultérieurement le texte authentique en khâgne. Je lisais aussi L’Histoire de la Grèce antique de Victor Duruy dans une vieille édition qui m’a laissé un très beau souvenir. Dès ce moment-là, d’une façon somme toute naturelle, j’ai pensé que mon avenir serait associé à la connaissance de l’histoire. C’est ma passion pour elle qui, plus tard, m’a orienté vers l’enseignement.

NRH : Vous avez réussi le concours d’entrée à l’École normale supérieure en 1970, vous avez passé l’agrégation d’histoire en 1973. Avez-vous conservé le souvenir de grands professeurs que vous considérez un peu comme des maîtres ?

PG : À l’École normale supérieure, je n’ai pas le souvenir de maîtres qui m’aient marqué de façon exceptionnelle – nous étions dans l’après-1968 et il n’y avait pratiquement pas de cours. En revanche, un historien a fortement compté dans ma formation : il s’agit de Raoul Girardet, que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Par delà ses grands ouvrages, j’ai été le lecteur ému de son livre d’entretiens Singulièrement libre, où il évoque son itinéraire. L’élégance de sa pensée, son style, ses convictions et son courage m’ont profondément séduit.

NRH : Vous venez d’évoquer le grand historien qu’est Raoul Girardet. Celui-ci a été quelque peu ostracisé pour ses engagements politiques. On sait que, à la fin de la guerre d’Algérie, il était solidaire de ceux que l’on appelait les « Hussards », par exemple Jacques Laurent, et qui manifestaient leur solidarité avec les « soldats perdus » de l’Algérie française. Vous-même, à la génération suivante, vous vous êtes engagé politiquement. Qu’est-ce qui a motivé cet engagement ?

PG : Si je me suis engagé en politique, c’est un peu à cause de l’histoire. Je suis très attaché à la notion d’héritage. J’ai été révulsé par l’esprit de Mai 68, cette volonté de table rase et d’éradication de la mémoire. Je voyais ce qu’avait produit « la Révolution culturelle » en Chine, qui servait de modèle aux révoltés parisiens avant que ces derniers ne reviennent dans le système et le confort bourgeois.

Transmettre l’héritage est à mes yeux la fonction même de l’historien, ce que j’ai essayé de transposer dans l’action politique de cette période pendant une dizaine d’années.

NRH : Cette expérience a-t-elle joué un rôle dans votre perception ultérieure de l’histoire ?

PG : Il est certain que l’expérience du militantisme favorise la compréhension des comportements politiques. La vie interne des partis, les ambitions, les manœuvres, la différence entre les buts et les moyens, tout cela est plein d’enseignements. L’une des raisons qui m’ont conduit à m’éloigner de la politique, c’est que celle-ci accorde peu de place à la vie intellectuelle et à la réflexion – j’avais le sentiment de devenir inculte.

NRH : Pendant ces années d’engagement, vous étiez professeur d’histoire en collège. Après quoi l’occasion s’est présentée pour vous de quitter l’enseignement public pour le privé. Vous entrez comme enseignant à Ipesup, puis en 1985 vous prenez la direction de Prépasup et vous vous consacrez aux classes préparatoires aux concours de Sciences-Po et d’HEC. Est-ce à ce moment-là que s’est vraiment dévoilée votre vocation d’enseignant ?

PG : Oui, j’ai découvert le plaisir d’enseigner, ce que je n’avais pas connu en collège. J’ai enseigné l’« histoire, géographie, économie », qui est devenue « histoire, géographie, géopolitique ». Peu après, à la demande de Michel Prigent, directeur des Presses universitaires de France, j’ai créé chez cet éditeur la collection « Major », destinée aux classes préparatoires. Nous avons publié environ 400 volumes couvrant toutes les disciplines de la prépa, et même de la terminale. Pour chacun d’eux, j’assume un rôle de directeur actif en choisissant à la fois les thèmes et les auteurs.

NRH : Vous avez eu l’occasion de dire que, si vous redeveniez un jeune normalien, vous passeriez maintenant l’agrégation de géographie. Pourquoi ?

PG : J’ai été amené en effet à me spécialiser aussi en économie puis en géographie. Avec l’histoire, ces disciplines sont au programme du concours d’HEC. Il est dommage que cette association ne soit pas plus répandue. Elle me paraît indispensable pour expliquer le monde dans lequel nous vivons et y préparer les étudiants. Ce sont trois regards différents qui s’enrichissent les uns les autres.

Prenons l’exemple de l’État en France. Il y a d’abord le regard de l’historien, qui prend en compte le rôle des hommes et d’une certaine tradition politique : la haute Administration, autrement dit le service de l’État et les grands commis, dont l’origine remonte aux légistes du Moyen Âge. Il y a ensuite un regard géographique : pour les géographes, l’État, c’est Paris. Il y a enfin un regard économique. L’économie ne parle pas d’État, avec un « É » majuscule, mais d’administrations, avec un « a » minuscule et un pluriel ; loin de valoriser l’État, l’économie le tient pour un agent économique parmi d’autres. J’ai pris un grand intérêt à enseigner ces matières croisées. Ainsi est né mon goût pour la géographie.

NRH : Qu’apporte la géographie pour la formation de l’esprit ? En quoi est-elle un complément de l’histoire ?

PG : Je tiens pour l’école française, dont l’un des fondateurs fut Vidal de La Blache. Elle prend en compte à la fois les données physiques et l’action des sociétés, dont résultent le milieu et le paysage qui constituent la représentation visuelle du milieu. Aujourd’hui, elle s’intéresse à la notion de représentation – non seulement l’espace que nous voyons, mais celui que nous imaginons et que nous construisons, en un mot le territoire. Je trouve passionnants les travaux, déjà anciens, d’Armand Frémond, qui a étudié la façon dont les groupes sociaux inscrivent leurs représentations dans le territoire. Dans cette école française, la géographie n’est pas dissociable de l’histoire.

La géographie enseigne aussi la modestie : on pourrait croire qu’avec le progrès technique la géographie perd de son importance – on peut creuser un tunnel sous l’Atlantique entre Le Havre et New-York, ou mettre en culture tous les déserts. Mais pour quel coût ? Et avec quelle rentabilité ? C’est l’économie qui rappelle l’importance des contraintes naturelles. Toujours l’action croisée de nos trois disciplines. Et puis cet exemple nous rappelle que nous ne pouvons pas plus nous affranchir des contraintes de l’espace que de celles de l’histoire – nous sommes des héritiers et nous n’y pouvons rien. Autant assumer, j’en ai toujours été persuadé avec Barrès : « Nationalisme est acceptation d’un déterminisme. »

NRH : Vous considérez donc qu’il existe une triade indissociable entre l’histoire, la géographie et l’économie ?

PG : En effet, ces disciplines sont indissociables. Plus précisément, ce que la géographie apporte dans cette triade, c’est l’obligation de regarder avec acuité, innocence et surtout capacité d’étonnement. Ce qui est intéressant, ce n’est pas de voir dans le paysage ce que nous pensions y trouver, mais de découvrir ce qu’il révèle de surprenant.

NRH : Parallèlement aux disciplines que vous avez évoquées, il en est une qui a pris un développement considérable depuis une trentaine d’années, c’est la géopolitique. Comment expliquez-vous son succès grandissant auprès des étudiants et du public ?

PG : La géopolitique a longtemps été une matière un peu sulfureuse dans la mesure où ses pères fondateurs étaient allemands, comme Friedrich Ratzel ou Karl Haushofer. Elle fut parfois accusée de justifier le pangermanisme. Par la suite, les Anglo-Saxons se sont approprié la géopolitique, notamment Nicholas Spykman. Ses théories furent exploitées à l’époque de la guerre froide et au-delà pour justifier la stratégie globale des États-Unis. Dans l’Université française, à une certaine époque, être accusé tout à la fois de penchant pangermaniste et de proaméricanisme, c’était trop !

NRH : Quels sont les intellectuels français qui en dehors de Raymond Aron ont contribué à sa dédiabolisation et à sa justification ?

PG : En effet, Raymond Aron a joué un rôle pour dédiaboliser toute la réflexion stratégique et la pensée allemande. Mais celui qui fut déterminant, c’est Yves Lacoste, avec sa revue Hérodote ; à l’origine il se situait à gauche – cette position l’a aidé à faire accepter que la géopolitique n’était pas une discipline monstrueuse. Vous connaissez certainement sa formule provocatrice : « La géographie, cela sert à faire la guerre. » On peut dire qu’en France le renouveau de la géopolitique commence dans les années 1980.

NRH : Avez-vous constaté un intérêt croissant des jeunes générations pour la géopolitique et la politique internationale en général ?

PG : Il y a incontestablement un phénomène de mode. Dans les jeunes générations, la géopolitique permet de renouer avec la politique internationale, qui a toujours intéressé. Mais, à la différence de cette dernière, la géopolitique met l’accent sur la géographie, l’espace et les forces en mouvement. On peut la définir comme le rapport des forces dans l’espace, étant entendu qu’il faut prendre en compte toutes les forces, qu’elles soient économiques, religieuses, politiques, militaires ou autres, sans négliger leurs interactions.

NRH : Pensez-vous que les études d’économie et de géopolitique permettent d’anticiper ou de prévenir des catastrophes ?

PG : Non. Car ces disciplines ne sont pas des sciences au sens mathématique du mot, permettant la reproduction de modèles théoriques.

NRH : Alors, à quoi servent-elles ?

PG : À se faire plaisir – vous savez bien que la réalité dépasse la fiction ! Plus sérieusement, si je pense à l’histoire, celle-ci offre des modèles de vie, elle nous force à nous regarder en face, à nous comparer avec plus grand que nous et à nous demander qui nous sommes, qui nous voulons être, qui nous pouvons être… Et puis ces disciplines nous permettent de ne pas être dupes, de ne pas être victimes des discours dominants, de regarder de l’autre côté du miroir. Grâce à elles, grâce à l’histoire surtout, nous héritons d’un coup de toute l’expérience accumulée par l’humanité, nous devenons très vieux et, espérons-le, très sages, nous acquérons tous le regard rusé et aiguisé d’Odysseos.

NRH : Que pensez-vous des analyses de risque que font les agences spécialisées, les laboratoires d’analyse ?

PG : Voilà un exemple très concret de la nécessité de passer derrière le miroir. Bien sûr ces travaux sont indispensables, ils sont même souvent bien menés. Mais les analystes baignent eux-mêmes dans une époque, ils en épousent les modes et les idées reçues. Ils sont sous influence. Sans même parler des intérêts particuliers qu’ils servent parfois.

NRH : Pour vous, quelles sont aujourd’hui les grandes figures de la géopolitique ?

PG : Parmi les grandes figures actuelles, je placerai tout d’abord Samuel Huntington et son ouvrage majeur Le Choc des civilisations, sur lequel on peut faire quelques réserves mais qui est néanmoins une œuvre riche et novatrice. Je songe aussi à Dominique Moïsi et à sa Géopolitique de l’émotion, un ouvrage très original qui insiste sur l’interaction de la peur et de l’espoir dans le monde. Je songe encore à Aymeric Chauprade pour ses capacités de synthèse, ou à Pascal Lorot pour sa définition de la géoéconomie. Il y a bien entendu beaucoup d’autres auteurs qui écrivent des monographies de qualité.

NRH : En raison des fonctions qui ont été les vôtres à Prépasup et Ipesup, vous êtes un témoin privilégié de l’évolution intellectuelle des jeunes étudiants. J’ai donc envie de vous poser une question : en trente ans, comment avez-vous vu évoluer le bagage intellectuel et culturel de vos élèves ainsi que leurs centres d’intérêt ?

PG : Mes étudiants ne sont pas représentatifs de l’immense majorité de ceux qui sortent du secondaire. Ce sont de très bons élèves qui ont fait l’objet d’une réelle sélection. Cela dit, en une trentaine d’années, le niveau des connaissances générales a considérablement baissé même chez eux. On s’en rend compte lors des entretiens de sélection auxquels tous nos candidats sont soumis. Si on interroge un bachelier, par exemple sur Khrouchtchev, les meilleurs citeront la déstalinisation, la crise des fusées de Cuba et la course à l’espace. Mais ils ne pourront rien dire de précis sur ces sujets. Voilà ce qui s’est perdu dans le secondaire, la précision. Dans leurs cerveaux, on entend un bruit de fond d’où émergent quelques idées générales, comme des notes éparses, mais aucune phrase musicale suivie.

NRH : Je suppose qu’ils ont cependant des qualités ?

PG : Ils sont travailleurs, ils ont l’esprit vif et curieux. Et ils regrettent de ne pas en savoir plus. C’est d’autant plus scandaleux de les avoir gâchés.

NRH : Sont-ils influencés par des représentations idéologiques ?

PG : Par rapport aux générations antérieures, ils sont peu idéologisés. Beaucoup répercutent sans doute les idées à la mode, les droits de l’homme et quelques restes de tiers-mondisme, tout en restant marqués par l’idée du progrès et par les Lumières. Leur vision des États-Unis est sans doute moins positive qu’elle ne l’était il y a vingt ans. En résumé, ils ne sont pas bornés, ils ont peu d’illusions sur la politique. Ce sont des esprits pragmatiques.

Sur les trois types de prépa qui existent en France, j’ai l’habitude de dire que ceux qui ont la mécanique intellectuelle la plus rapide sont les scientifiques, mais ils ne sont pas à l’abri de fragilités. Les plus cultivés sont les khâgneux, mais ils sont sujets aux états d’âme. En comparaison, pour des raisons assez mystérieuses qui tiennent sans doute à leurs perspectives de carrière, les qualités des prépas HEC me semblent avant tout celles du caractère. Ils sont intelligents, ils ont de la trempe. Leur profil est celui de futurs décideurs. Bien que marqués nécessairement par le bruit de fond moralisateur de l’époque, ils en sont relativement peu dupes. C’est un plaisir et un honneur de les former.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Crédit photo : enc-sorbonne.fr

Repères biographiques

Pascal Gauchon

Ancien élève de l’École normale supérieure (1970-1974), Pascal Gauchon est agrégé d’histoire (1973). Professeur dans l’enseignement public de 1975 à 1985, il devient alors directeur de Prépasup et enseigne l’histoire, l’économie et la géopolitique à Ipesup et Prépasup. Il est également directeur de la collection « Major » aux Presses universitaires de France depuis 1992. Il préside l’association d’études géopolitiques Anteios, et il est depuis 2009 co-organisateur du Festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble. Il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages, notamment Géopolitique des Amériques (PUF, 2005), Les Grandes puissances du XXIe siècle (PUF, 2007), Le Nouveau Monde. Manuel de géopolitique et de géoéconomie (PUF, 2008), Dictionnaire de géopolitique (PUF, 2011), Le Modèle français depuis 1945 (PUF, « Que sais-je ? », dernière édition 2011), Les Cent Mots de la géopolitique et Les Cent Lieux de la géopolitique (en collaboration avec Jean-Marc Huissoud, PUF, « Que sais-je ? », dernière édition 2011).

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