Entretien avec Hervé Coutau-Bégarie
Brillant stratégiste, couvert de diplômes, auteur d’ouvrages qui ont fait date et marqué des générations d’officiers, Hervé Coutau-Bégarie est décédé en 2012. Il avait eu le temps de répondre à nos questions sur son itinéraire, ses travaux et les questions fondamentales que la pensée stratégique pose à l’histoire des idées et aux relations des puissances.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Quelles sont les origines de votre vocation d’historien de la stratégie ?
Hervé Couteau-Bégarie : Mon intérêt pour les questions militaires s’est éveillé quand j’ai découvert, enfant, la collection bleue « J’ai lu votre aventure ». Durant les années 1960 et 1970, j’ai lu une quantité considérable d’ouvrages consacrés à la Seconde Guerre mondiale publiés dans cette collection. À la suite de ces lectures de jeunesse, mon engouement pour l’histoire militaire ne s’est jamais démenti.
J’ai commencé des études de droit à la faculté, puis j’ai suivi le cursus de Sciences-Po à Bordeaux avant de préparer et de faire l’ENA. J’avais proposé une étude consacrée aux Flottes de combat qui a eu l’agrément de Jean-Louis Martres, mon directeur de recherche. Il allait par la suite devenir mon maître. C’est avec lui que j’ai fait mes premières armes dans le champ des études militaires. Comme je m’entendais très bien avec lui, j’ai continué mes travaux sous sa direction.
Très vite, au cours de mes études de droit, j’ai eu conscience de la spécificité des recherches dans le domaine militaire. Les thèses de droit avaient la particularité d’être très pointues et circonscrites. Or, par nature, je préfère traiter des sujets plus vastes, ce qui m’a orienté vers la stratégie. J’avais en effet remarqué que dans ce domaine, en raison de la pénurie de chercheurs, le choix des sujets était plus ample.
NRH : Comment expliquez-vous la faiblesse des recherches en France dans le domaine des études stratégiques ?
HCB : S’il existe en France de grands historiens militaires comme André Corvisier, l’université française n’a aucune formation spécialisée dans le domaine stratégique et très peu dans celui des relations internationales. Je pense que c’est en partie dû à l’héritage d’un certain antimilitarisme de l’université française né dans l’entre-deux-guerres et qui s’est accru après la Seconde Guerre mondiale.
En ce domaine, la France est très en retard par rapport au monde anglo-saxon où il existe de nombreux centres d’études stratégiques, les « War Studies ». En Angleterre, le King’s College est doté d’un département de War Studies extrêmement développé qui compte de nombreuses équipes de recherches et dont les travaux sont de grande qualité. Aux États-Unis, il existe sur le sujet de nombreux « Think Tanks » qui produisent d’innombrables publications. Par contre, en Allemagne, on en trouve très peu. C’est évidemment l’une des conséquences de la Seconde Guerre mondiale et de la proscription de tout ce qui peut se rapporter au monde militaire et à la guerre. La grande exception fut Werner Hahlweg, le grand commentateur de Clausewitz.
À la même époque, en France, il n’existait pratiquement rien en matière d’études stratégiques. Un léger renouveau s’est amorcé, dans les années 70 avec les travaux d’André Martel, professeur à l’université de Montpellier, et de Pierre Dabezies, à Paris.
NRH : Votre traité de stratégie est émaillé de nombreuses citations littéraires et philosophiques. Vous y faites remarquer combien une large formation intellectuelle est importante dans la formation des futurs militaires et stratèges. Un véritable homme de guerre, selon vous, ne peut se dispenser d’un prisme étendu et d’une hauteur de vue que seule une culture littéraire et philosophique approfondie peut lui donner. Pouvez-vous revenir sur cette question ?
HCB : Je crois beaucoup à la distinction entre l’homme de puissance et l’homme de connaissance. La réflexion se fait dans le cadre d’une bibliothèque et rarement dans le fracas des combats. C’est la différence entre la tactique et la stratégie. La tactique est avant tout une affaire de volonté. Il faut parfois se tenir sous le feu, résister au danger et décider rapidement. Le stratège, au moins depuis le début de l’époque moderne, est rarement exposé. Il doit posséder avant tout une sérieuse aptitude à la réflexion et un grand courage intellectuel. Il doit être, en effet, capable de prendre des décisions face à des conjonctures inconnues, en sachant qu’il engage le sort de l’armée, éventuellement de son pays.
Ce qui prédomine dans la tactique, c’est l’instinct du combat. Par contre, le flair intellectuel, presque de la divination pour reprendre l’expression de certains auteurs, prédomine dans la décision stratégique.
NRH : Pouvez-vous citer quelques exemples de généraux européens qui étaient doués de ces qualités ?
HCB : Le modèle non dépassé reste naturellement Napoléon, qui fut élève à l’École militaire dont il sortit comme sous-lieutenant d’artillerie en 1785. Il avait médité tous les auteurs de son temps. En 1806, il a fait attribuer une pension à la veuve du comte de Guibert, le plus grand auteur français de stratégie du XVIIIe siècle, avec ce motif magnifique : « En considération des ouvrages de Monsieur de Guibert et des avantages que l’armée française en a retirés. » C’est le plus bel hommage que je connaisse de l’action à la réflexion.
NRH : Dans votre Traité de stratégie, vous évoquez souvent des personnalités comme Jomini notamment, grand théoricien militaire du début du XIXe siècle, qui était avant tout un homme de cabinet. Vous y faites remarquer que le grand stratège n’a pas nécessairement besoin d’être un grand soldat.
HCB : Jomini n’était pas vraiment à l’aise sur le champ de bataille. Il se sentait dans son élément quand il pouvait échafauder des plans à long terme. Il n’était pas l’homme de l’urgence, de l’imprévu. C’est aussi en cela que réside la différence entre le stratège et le tacticien.
NRH : Dans une période précédente, au XVIIIe siècle, que pensez-vous par exemple du maréchal de Saxe qui fut un grand homme de guerre et laissa aussi des réflexions ?
HCB : Sa correspondance est écrite de façon assez fantaisiste car le français n’était pas sa langue maternelle, mais il avait beaucoup médité les auteurs anciens. Ses écrits ne sont pas sans intérêt. Il est l’auteur d’une formule superbe : « Très peu d’hommes connaissent les grandes parties de la guerre. Quand ils y arrivent, ils y sont tout neufs et faute de savoir faire ce qu’il faut, ils font ce qu’ils savent. » En langage contemporain, nous dirions que bien des généraux, quand ils arrivent aux affaires stratégiques, continuent de faire de la tactique parce qu’ils ne comprennent pas la différence de niveaux. Tactique et stratégie sont de nature différente.
NRH : Qu’est ce qui distingue le bon stratège et le bon tacticien ?
HCB : Sans en abuser, je répondrai encore par une citation qui est de Joseph de Maistre : « Toute action est le résultat, à la fois ternaire et unique, d’une perception qui appréhende, d’une intelligence qui analyse d’une volonté qui agit. » Tout le monde est plus ou moins doté de perception, mais l’intelligence, certains en sont démunis, ils prennent pour argent comptant ce qu’ils voient… C’est Crécy et Azincourt.
Il faut passer par le détour de l’intelligence pour répondre à la question du « que faire ? ». Pour cela, l’information est prédominante. Mais l’information ne suffit pas. Au dernier moment, celui du choix, intervient toujours la volonté. Quelle que soit l’information disponible, le choix se présente de faire ou de ne pas faire.
Quand on examine l’histoire militaire, on découvre que quantité de généraux ont agi sans comprendre la situation. C’est la volonté sans l’intelligence. Il y en a d’autres qui ont parfaitement compris la situation mais n’ont pas trouvé en eux-mêmes la force d’agir, c’est l’amiral de Villeneuve avant Trafalgar : il prévoit très bien ce qui va se passer. Mais ensuite, il attend comme les anciens Romains le fatum, le destin. Le grand chef, c’est celui qui comprend et agit en conséquence. Cela est très rare.
NRH : Si nous abordons la question des théories stratégiques, ne pensez-vous pas qu’au XXe siècle, la théorie développée par l’amiral américain Mahan sur le « Sea power », la puissance maritime de la mer, n’a pas dans une certaine mesure triomphé des théories de Clausewitz qui s’appliquent, semble-t-il, surtout à la guerre sur terre ?
HCB : Leurs théories ne se situent pas au même niveau. Clausewitz, c’est de la stratégie théorique pure. Le titre de l’essai de Raymond Aron, Penser la guerre, le rend très bien. Clausewitz ne dit pas ce qu’il faut faire, il s’efforce de faire prendre conscience de la complexité de l’acte guerrier. En cela, il est profondément philosophe. Il vous rend intelligent. Mais il ne fait pas de vous un bon général. En revanche, son grand concurrent, Jomini énonce des règles, suggérant en substance que, si vous les appliquez, vous remporterez la victoire. D’où le titre de l’ouvrage de Jean-Jacques Langendorf : Faire la guerre (1). L’un pense la guerre, l’autre dit comment la faire.
La pensée de Mahan est tout à fait différente, elle relève principalement de ce que l’on appelle la géopolitique, l’affrontement de la mer contre la terre, avec comme idée-force que la mer doit l’emporter. Or, à l’époque, la puissance maritime montante était les États-Unis. De la part de cet amiral américain, il s’agissait de délivrer un message idéologique. Celui-ci fut d’abord très bien accueilli. C’était l’âge de l’impérialisme et de la puissance maritime anglaise. Mais du point de vue de la rigueur théorique, Mahan est à cent coudées derrière Clausewitz. L’amiral américain explique que celui qui domine la mer l’emporte toujours. On ignore souvent que Napoléon, dans ses Commentaires beaucoup trop peu lus, l’avait réfuté par anticipation en rappelant qu’au cours de la guerre civile romaine, Pompée était le maître de la mer. Mais, c’est pourtant son adversaire César, dépourvu d’une flotte importante, qui a triomphé de lui. C’était par avance l’anéantissement de la thèse de Mahan qui, lui-même, avait voulu s’appuyer sur l’histoire romaine en évoquant Hannibal. Mais celui-ci a finalement été vaincu par les Romains sur terre.
NRH : Néanmoins, Napoléon qui dominait le continent n’a-t-il pas finalement été vaincu par la puissance maritime anglaise ?
HCB : C’est la thèse que défend en effet Mahan. Elle fut largement reprise par les historiens anglo-saxons. La réalité est plus complexe. L’amiral Castex a fort bien fait remarquer qu’après Trafalgar, les Anglais dominaient la mer, et les Français le continent. Napoléon a pulvérisé l’Autriche à Austerlitz, la Prusse à Iéna, la Russie à Friedland. En 1809-1810, la France était la maîtresse de l’Europe. La guerre d’Espagne ne jouait pas encore un rôle décisif. L’empire napoléonien a d’abord et avant tout sombré en Russie. Si la Grande-Bretagne n’avait pas résisté à Napoléon, la Russie aurait été contrainte d’entrer dans le système napoléonien. Mais s’il n’y avait pas eu la campagne de Russie, Napoléon n’aurait sans doute pas succombé. On peut dire que la puissance maritime est une condition nécessaire de la lutte contre une hégémonie continentale, mais ce n’est pas une condition suffisante.
NRH : Il s’est passé la même chose contre l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale.
HCB : On pourrait faire remarquer que le Japon était autant que les États-Unis une puissance maritime. Ce qui fut déterminant dans ce cas, ce ne fut pas une opposition entre puissances continentales et puissances maritimes, mais le simple rapport des forces. Les États-Unis étaient depuis longtemps déjà la première puissance industrielle mondiale. Ils se sont montrés capables de réaliser en peu de temps une mobilisation économique d’une ampleur absolument colossale. La seule ville de Cleveland produisait autant d’acier que le Japon et l’Italie réunis. Et Cleveland n’était que le cinquième centre sidérurgique des États-Unis. Les Américains ont produit 136 porte-avions quand les Japonais en construisaient 19. Tout est là.
NRH : Je souhaiterais vous poser une question tout à fait différente. Depuis 1945, la souveraineté des États a perdu sa légitimité au profit d’une légitimité internationale représentée par l’ONU. Il est difficilement imaginable qu’aujourd’hui un État européen, dans le cas d’un différend avec une autre puissance, décide seul de la guerre. Si l’on prend l’exemple de la France après la guerre d’Algérie, où elle manifestait encore sa souveraineté par les armes, il n’était plus question de décider seule de la guerre. On l’avait bien vu déjà en 1956, à l’occasion de l’opération de Suez contre l’Égypte. Cette disparition de la légitimité de la guerre entre nations souveraines comme l’entendait Clausewitz, ne met-elle pas en cause l’existence de l’État-nation tel qu’il avait été mis en place en Europe après les traités de Westphalie ?
HCB : C’est une question très controversée et que je crois impossible à trancher. Il faut remarquer, pour reprendre votre exemple de la France, que celle-ci n’a plus besoin en principe de recourir à la guerre, dans la mesure où, aujourd’hui, la puissance est beaucoup moins militaire qu’économique. Cela dit, la puissance militaire demeure. La dissuasion en est la manifestation suprême et, jusqu’à nouvel ordre, elle reste nationale.
NRH : Ne peut-on donc dire que les théories de Clausewitz sont historiquement datées et offrent peu de réponses aux questions d’aujourd’hui et de l’avenir ?
HCB : Comme chez tous les classiques, il y a deux parties dans l’œuvre, une partie éphémère et une partie immuable. La partie impérissable, c’est la méthode, une manière de réfléchir à nulle autre pareille : penser la guerre. Quelles sont les fins de la guerre, les moyens de la guerre ? Comment décompose-t-on l’acte de guerre ? La défensive, l’offensive ? C’est un discours de la méthode qui reste d’une clarté et d’une profondeur sans égal. On peut lire dix fois de suite De la Guerre et chaque fois le redécouvrir avec un œil neuf. C’est une pensée que l’on ne peut pas épuiser. Tandis que Jomini, au bout de la troisième lecture devient un peu répétitif.
Clausewitz est le plus grand, en raison de ce regard quasi philosophique qui pénètre au cœur de la stratégie. Il y a nécessairement une partie datée chez Clausewitz. Il est mort en 1831 avant les grandes révolutions industrielles. Pour lui, la force des armées reposait sur leurs effectifs. D’où sa phrase : « On ne peut pas gagner à un contre deux même quand on s’appelle Bonaparte. » Après lui, est survenue l’ère de la production de masse, et le matériel a dominé, sans parler de la course qualitative aux armements, chars, avions, etc… Toutes choses qu’il n’avait pas pu prévoir. Il s’était intéressé aux armées constituées qui manœuvrent sur le champ de bataille.
Aujourd’hui, l’important c’est la préparation, l’entretien et l’alimentation des armées. Un historien américain a résumé cette mutation : « Autrefois, c’était les victoires qui donnaient la puissance, maintenant c’est la puissance qui donne la victoire. » Le général Lee était le plus grand des généraux américains de la guerre de Sécession, mais c’est le Nord industriel, avec des généraux incapables ou alcooliques, comme Grant, qui l’a emporté.
NRH : En inscrivant deux grands stratèges dans leurs traditions respectives, Clausewitz et le chinois Sun-tzu, comment pourrait-on définir ce qui fait la spécificité de leurs pensées ? Plus succinctement, si vous deviez répondre à la question d’un étudiant vous demandant ce qui rapproche et ce qui distingue ces deux pensées, que répondriez-vous ?
HCB : Ce qui les rapproche, c’est la méthode philosophique : ne pas donner de règles mais faire comprendre la nature et l’essence de l’acte de guerre. Ce qui les différencie, c’est que Sun-tzu décrit la guerre en plaidant pour la paix. C’est tout à fait conforme à l’idéal chinois. Alors que Clausewitz ne déteste pas la guerre. Il a même écrit un texte en 1812 qui s’intitule Plaidoyer d’un militariste prussien. Il y a entre eux une différence philosophique quant à l’attitude morale à l’égard de la guerre.
NRH : Pour Clausewitz la guerre semble être humainement formatrice au sens où l’entendra Ernst Jünger quand il parlera « de la guerre notre mère ».
HCB : Sans doute. Raymond Aron a tenté de démontrer le contraire. Il a eu raison de s’inscrire contre une certaine lecture militariste de Clausewitz qui a été faite à la fin du XIXe et au début du XXe siècle par des commentateurs allemands et français. En revanche, il a tort quand il soutient que Clausewitz serait une sorte de précurseur de l’idéal pacifiste européen.
Propos recueillis par Pauline Lecomte
Crédit photo : DR
Notes
- Jean-Jacques Langendorf, Faire la guerre. Antoine-Henri Jomini, vol 1 : Chronique, Situation, Caractère. Vol 2 : Le penseur politique, l’historien militaire, le stratégiste. Georg Éditeur, Genève, 2001, 2004.
Repères biographiques
Hervé Coutau-Bégarie
Ancien élève de l’ENA, titulaire d’un doctorat d’État en science politique, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études (histoire des doctrines stratégiques), il est également directeur du cours de stratégie au Collège interarmées de Défense (CID, redevenu Ecole de Guerre en 2011) et professeur au cours supérieur d’état-major (tactique générale et opératique).
Il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur les questions historiques et stratégiques, notamment une biographie capitale de l’amiral Darlan (en collaboration avec Claude Huan, Fayard, 1989), Castex, le stratège inconnu (Economica, 1985), Dakar 1940, la bataille fratricide (en collaboration avec Claude Huan, Economica, 2004), L’Océan globalisé, Géopolitique des mers au XXIe siècle (Economica, 2007), etc. Son monumental Traité de stratégie (Economica, 1999) a fait l’objet de nombreuses traductions.
Boutique. Voir l’intégralité des numéros : cliquez ici
-
NRH n°21
Novembre-décembre 2005. Nos ancêtres les Celtes et les Gaulois. Mille ans d’histoire…
-
NRH n°62
Septembre-octobre 2012. Les droites radicales en Europe, 1900-1960. L’Action…
-
NRH HS n°6
Hors-série n°6 (printemps-été 2013). Napoléon. Leipzig 1813. La fin de l’Empire…
-
NRH n°24
Mai-juin 2006. 1916 : l’année de Verdun. La grande bataille des Français…