Entretien avec Jean Delumeau
Que savait-on des mentalités religieuses en Occident jusqu’à la Renaissance ? Peu de choses avant Delumeau et beaucoup désormais grâce à lui.
Une fois encore, c’est le Collège de France qui abritera ma conversation avec Jean Delumeau. Bien qu’il habite désormais plus souvent sa Bretagne natale, l’auteur de La Civilisation de la Renaissance y conserve un bureau : l’achèvement des huit volumes commencés avec La Peur en Occident et poursuivis inlassablement pendant plus d’un quart de siècle jusqu’à Que reste-t-il du Paradis ? n’a en rien épuisé sa volonté d’œuvrer toujours plus avant dans la connaissance des mentalités de l’Europe avant l’ère industrielle.
La Nouvelle Revue d’Histoire : Avant d’en venir à une vue rétrospective de votre œuvre, pouvez-vous dire quelques mots de ce que fut votre itinéraire d’historien ?
Jean Delumeau : Il n’a rien de particulièrement original. Dès le secondaire, l’histoire avait ma préférence. À l’École normale supérieure, malgré une licence libre de lettres antérieure, aidé de bons conseils, je m’orientais résolument vers l’histoire, passais l’agrégation et n’eus pas à le regretter.
NRH : Pourquoi vous êtes-vous orienté vers la période de la Renaissance ?
JD : Malgré son aspect brillant, c’était alors une période assez peu étudiée. Il me plaisait assez d’être candidat à l’École française de Rome, mais j’étais le seul à vouloir y étudier la Renaissance, ou plutôt le XVIe siècle. Mais quoi dans le XVIe siècle ? Les questions artistiques avaient été déjà beaucoup étudiées. De plus commençait en France l’essor de l’histoire économique et sociale : Fernand Braudel venait d’entrer au Collège de France. Le règlement d’alors ne lui permettait pas de diriger des thèses et j’ai donc pris pour directeur un de ses collègues de la Sorbonne, Gaston Zeller, spécialiste de l’histoire allemande. Je leur rendais compte à tous deux.
C’est Gaston Zeller qui m’a incité à orienter mes recherches vers la vie économique et sociale de Rome au XVIe siècle, domaine sur lequel il n’y avait alors pas grand-chose. J’ai consacré mes deux années romaines à étudier ce sujet et à réunir des microfilms sur lesquels j’ai ensuite travaillé en France. D’autre part, Fernand Braudel avait rencontré dans ses recherches sur la Méditerranée la trace de nombreux navires, en particulier de Raguse, chargés d’alun. C’est lui qui m’a incité à chercher les archives de ces navires et à éclaircir les mystères d’un commerce de l’alun romain dont les Médicis avaient lancé l’exploitation. Cela m’a conduit à de longues recherches qui aboutirent à la découverte d’un fonds immense, un des plus importants dépôts d’archives d’Ancien Régime, qui me permit de reconstituer complètement l’histoire des mines d’alun du massif de la Tolfa, près de Civitavecchia, depuis 1461 jusqu’à la Révolution française.
Le livre que j’y ai consacré a conduit les habitants de cette région minière à redécouvrir leur propre passé. À mon grand plaisir, ils m’ont fait citoyen d’honneur de leur ville. Ce n’est pas la vanité qui me fait parler, mais la joie d’avoir en quelque sorte restitué à ces gens leurs racines.
NRH : Comment vous êtes-vous dirigé vers ce qui sera désormais le champ principal de vos recherches ?
JD : La Renaissance est restée ma période de prédilection, mais ensuite j’ai élargi mes recherches. Le hasard et l’amitié ont fait qu’un médiéviste, Robert Boutruche, qui créait alors une collection historique, la « Nouvelle Clio », me proposa de choisir librement parmi les sujets qu’il désirait y voir traités. Je m’entends encore lui répondre : « Je prends la Réforme protestante », sans même une réflexion préalable. À vrai dire, au temps de ma khâgne, à Marseille, j’avais été au contact de professeurs protestants qui m’avaient impressionné par leurs qualités morales. C’est donc en partie pour approfondir le problème de l’identité et de l’histoire du protestantisme que je me suis imposé à moi-même ce sujet. Le résultat fut un livre paru en 1965 et sans cesse réédité depuis, Naissance et Affirmation de la Réforme.
La logique voulait que je consacre aussi un livre à la Réforme catholique. Cela serait pour plus tard.
Entre les deux, Raymond Bloch, qui avait créé chez Arthaud la collection d’histoire “Les Grandes Civilisations”, me demanda d’écrire l’ouvrage consacré à La Civilisation de la Renaissance. Ce que j’acceptai.
NRH : Comment en êtes-vous venu au gigantesque projet, sans doute votre apport principal à l’histoire des mentalités, celui qui débute avec La Peur en Occident ?
JD : En mars 1968, tandis que je rédigeais ce qui est devenu Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, je m’étais donné deux mois de réflexion et de recherches bibliographiques. M’apparurent alors en pleine clarté deux réalités historiographiques. La première, c’est qu’il n’existait aucune histoire du phénomène de la peur, hormis quelques études ponctuelles. La seconde, c’est qu’alors qu’on parlait déjà beaucoup de déchristianisation, il n’existait aucun livre essayant de suivre de façon rigoureuse ce qu’avait été l’histoire de la christianisation. Comme si elle s’était faite d’un seul coup ! Les deux thèmes s’imposèrent alors à moi en même temps. C’était en mars-avril 1968. À partir de ce moment, j’ai refusé tout travail qui ne concernerait pas ces sujets.
NRH : Il a fallu quand même du temps pour aboutir à cette somme que représente le projet terminé. Quelles en furent les étapes ?
JD : J’ai commencé à écrire pour moi-même le livre sur la peur, sans avoir signé de contrat, mais en m’étant donné pour limites temporelles le XIVe et le XVIIIe siècles. Un jour, Georgette Elgey, qui dirigeait la prestigieuse collection historique des éditions Fayard, me téléphone pour me proposer d’écrire un François Ier. Je décline la proposition, ayant autre chose en chantier. Devant son insistance à savoir ce qui me poussait à refuser, je lui confiai très naïvement que je tentais d’écrire une histoire de la peur. Elle fut très intéressée, nous prîmes rendez-vous, et ce fut le début d’une longue histoire.
J’ai donc rédigé La Peur en Occident, livre auquel j’ai donné comme suite, Le Péché et la Peur, qui est le plus gros de tous mes livres. Mais en même temps j’avais pris un engagement vis-à-vis de moi-même : si Dieu me prêtait vie, ne pas en rester à la seule peur. Je ne regrette en rien les deux livres sur la peur. Mais j’étais décidé à aborder ensuite l’autre versant. Dès que Le Péché et la Peur a été terminé, j’ai entrepris, en 1983, Rassurer et protéger, gros livre, lui aussi, paru en 1989, dont on a détaché, pour des raisons éditoriales, L’Aveu et le Pardon, en 1990. Après quoi j’ai commencé L’Histoire du Paradis, en trois volumes : Le Jardin des délices, publié en 1992, suivi en 1995 par Mille ans de bonheur, qui est une histoire du millénarisme en Occident et enfin, en 2000, par Que reste-t-il du Paradis ?
NRH : Cela vous a donc occupé un quart de siècle !
JD : Vingt-huit ans ! Naturellement, chaque livre est indépendant des autres, mais il y a une cohérence entre eux, un itinéraire. Vous allez trouver la comparaison osée, mais j’ai en quelque sorte suivi le même chemin que Dante ! Je ne l’ai pas fait exprès, et je n’y ai pensé qu’après coup. Quand j’ai commencé en 1972, je ne prévoyais pas les dimensions que ce projet atteindrait ! J’ajoute que ma Leçon inaugurale au Collège de France avait pour thème essentiel le problème de la christianisation et de la déchristianisation ; c’est d’ailleurs sous ce titre qu’elle a été publiée.
Mais dans la mesure où j’étais amené par mon travail historique à aborder des questions qui intéressent aussi nos contemporains, il m’a paru nécessaire de prendre position dans le présent. D’où en parallèle, en quelque sorte, la publication en 1977 de Le christianisme va-t-il mourir ? (qui porte en annexe ma leçon inaugurale au Collège de France), puis en 1985 de Ce que je crois, et ces jours-ci de Guetter l’aurore (chez Grasset).
NRH : L’une des questions frappante dans vos ouvrages, c’est la lenteur et le caractère incomplet de la christianisation de la France dans les campagnes jusqu’au XVIe siècle.
JD : Quand on y réfléchit de près, c’est l’évidence. Ce n’est pas parce que Clovis s’est converti que la France est devenue ipso facto chrétienne. Les choses ne se passent pas aussi simplement dans l’histoire !
Je me trouvais en accord avec Georges Duby qui avait écrit quelque part que le christianisme n’est devenu une religion populaire qu’au XIVe siècle. Encore parlait-il pour l’Occident et pas seulement pour la France.
Mes études sur le XVIe sièclem’avaient montré que les Réformateurs protestants comme les prédicateurs de la Réforme catholique tenaient le même langage au sujet de la christianisation. Ce sont les prédicateurs catholiques des XVIe et XVIIe siècles qui ont employé l’expression « Indes de l’intérieur » pour caractériser l’ignorance religieuse des campagnes.
NRH : Pour souligner que les campagnes françaises étaient des terres de mission ?
JD : Exactement. Finalement, si l’on veut voir les choses avec le recul du temps et d’un belvédère un peu élevé, on peut dire que le sommet de la christianisation en France et, je pense, aussi en Europe occidentale, s’est situé à la fin du XVIIe siècleet au début du XVIIIe siècle. Après…
NRH : Au moment même où ce qui va produire la déchristianisation est déjà assez profondément en germe ?
JD : Oui, mais l’action des deux Réformes, protestante et catholique, a été très importante. À cet égard, particulièrement dans Le Péché et la Peur, j’ai fait un rapprochement du point de vue pastoral entre ces deux réformes. Si elles furent hostiles l’une à l’autre, elles eurent cependant des objectifs et même des méthodes souvent comparables. De sorte que se déroula une action massive et très autoritaire de christianisation, appuyée à la fois par l’État et par un zèle très efficace des élites catholiques et protestantes. Cette action eut un très grand impact au XVIIe siècle.
NRH : Auparavant, au niveau français, y avait-il des survivances païennes ?
JD : Certainement. Elles disparurent progressivement, mais cela prit du temps. Il y en avait encore de très visibles au XVe et au XVIe siècles. Toutefois les gens ne les vivaient plus comme païennes. Elles constituaient un monde disloqué qui n’avait plus conscience de lui-même. Mais il est vrai que dans la vie et dans les démarches religieuses quotidiennes il y avait encore des restes de paganisme qui furent progressivement écartés par les deux Réformes.
NRH : Un autre point que vous soulignez, c’est l’hostilité de l’Église envers les femmes. Celle-ci semble avoir été plus marquée dans la Contre-Réforme catholique.
JD : Sans doute mais des nuances s’imposent. Car quand commence en Occident, et plus particulièrement en France, la scolarisation des filles ? Au XVIIe siècle et en France sous l’action de la Réforme catholique. Cela, il faut le dire. Mon travail essaie toujours de mettre en lumière les nuances qui échappent peut-être aux lecteurs prisonniers d’idées préconçues.
NRH : Oui. Il en va de même pour votre présentation de la Renaissance. On est loin de l’enthousiasme monochrome d’un Jacob Burckhardt. Vous n’êtes pas du tout monolithique !
JD : Justement, je crois avoir apporté, plus que d’autres, une nouvelle image de la Renaissance. Braudel me disait un jour : « Vous présentez une Renaissance beaucoup plus grise que la plupart des autres. » Eh oui ! Parce que la Renaissance a bien sûr existé comme efflorescence artistique, littéraire, etc., mais elle n’a pas été forcément une fête tout le long des XVe et XVIe siècles, pas du tout ! Elle fut une période souvent tragique, celle de la chasse aux sorcières (car ce n’est pas le Moyen Âge), de l’apogée de l’antisémitisme (avant la période hitlérienne), des grands procès d’hérésie : Jean Hus, Jeanne d’Arc, Giordano Bruno, des guerres de Religion.
De plus, socialement, ce fut une période très dure : s’il y eut alors un grand développement économique, se produisit aussi un écart croissant entre les riches et les pauvres. J’ajoute, ce qui n’est pas assez connu, que les gens n’avaient guère la notion de progrès. Ils croyaient que la fin du monde était proche : Luther donnait au monde cent ans à vivre. L’élite ne croyait pas que leur période allait déboucher sur la joie et le bonheur. Quand on souligne ces faits, on voit la Renaissance autrement.
C’est peut-être là ce que j’ai apporté de plus neuf. Car la Renaissance, c’est aussi Le Jugement dernier de Michel-Ange, les danses macabres, les transis sur les tombes comme celui de Ligier Richier. À partir du moment où l’on prend la période entière avec toutes ses composantes, je ne sais pas si c’est la note optimiste qui domine !
De même on s’est trompé sur le mot « humanisme » : à l’époque, il ne signifie pas une philosophie de l’homme. L’humaniste est celui qui connaît les langues anciennes. Machiavel est un humaniste, mais pas dans le sens philosophique du mot.
NRH : Vous soulignez aussi la dimension fondamentalement européenne de la Renaissance.
JD : Oui. J’ai voulu montrer qu’elle n’a pas été seulement italienne. À ce sujet, je renvoie à Michelet pour qui les trois personnages emblématiques de l’époque furent Copernic, Luther et Christophe Colomb. Or aucun ne fut un artiste. Aucun ne réalisa en Italie ce par quoi il est resté célèbre. De surcroît, l’invention qui a révolutionné les pratiques culturelles, l’imprimerie, advint en Allemagne au milieu du XVIe siècle. Où sont les sentiers battus de la Renaissance ?
Propos recueillis par Patrick Jansen
Crédit photo : DR
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