La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Liée aux récits d'anciens combattants de la Grande Guerre, l’affaire Norton Cru pose la question du crédit que l’historien peut accorder aux témoignages recomposés.

Livres : le débat. Le Procès des témoins, l’affaire Norton Cru, par Frédéric Rousseau

Livres : le débat. Le Procès des témoins, l’affaire Norton Cru, par Frédéric Rousseau

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°11, mars-avril 2004. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Maître de conférences à l’université de Montpellier, Frédéric Rousseau instruit le procès du procureur que fut Norton Cru avec Le Procès des témoins, l’affaire Norton Cru (Le Seuil, 2003, 320 p., 31 €).

La mémoire de 14-18, par François Broche

Historien, journaliste, biographe de Barrès, Léon Daudet et Anna de Noailles, François Broche est aussi l’éditeur des Cahiers inédits d’Henri de Régnier (Pygmalion, 2002) et l’auteur d’une Armée française sous l’Occupation (Presses de la Cité, 3 volumes, 2002-2003).

La Grande Guerre a produit en France une abondante littérature et trois best-sellers : Le Feu, d’Henri Barbusse, Les Croix de bois, de Roland Dorgelès, et Vie des martyrs, de Georges Duhamel. Romans de combattants, romans de témoignage : « Ce sont bien moins des créations que des mises au point, remarquait Albert Thibaudet. La guerre par elle-même n’a renouvelé ni la matière du roman, ni sa forme. » Elle a, en revanche, constitué pour toute une génération une terrible épreuve, une révélation, une « initiation tragique », selon le mot de Jean Norton Cru, un combattant arrivé au front à la mi-octobre 1914.

Professeur de français aux États-Unis, ce fils d’un protestant cévenol et d’une Anglaise a combattu dans l’infanterie de 1914 à 1917. Avant même la fin de la guerre, il conçoit un grand projet : sélectionner 251 auteurs et 300 volumes, établir une fiche détaillée pour chacun, en se fondant à la fois sur la présence réelle au front et sur la valeur du témoignage, en regard non de l’art mais de la vérité.

Le Procès des témoins, l’affaire Norton Cru

Le Procès des témoins, l’affaire Norton Cru

Dès son arrivée au 240e RI, il avait découvert le grand mensonge de la «  guerre belle et rédemptrice ». Vingt-sept mois de tranchées avaient fait de ce jeune intellectuel de 35 ans, marqué par l’affaire Dreyfus, un témoin bien décidé à tordre le cou à toutes les idées fausses, à toutes les légendes, à tous les mensonges.

Ce «  témoin des témoins », selon le mot de Frédéric Rousseau, récent historien de « l’affaire Norton Cru (1) », avait découvert sa méthode en lisant un article de Joseph Bédier paru en 1899 dans la Revue d’histoire littéraire de la France. Le grand critique y démontrait que le voyage de Chateaubriand en Amérique relevait bien plus de la fiction que du témoignage oculaire. Norton Cru n’est pas un historien de formation, mais il va se livrer, durant dix ans, à un travail rigoureux de critique historique, visant à départager les « bons » des « mauvais » – livres et auteurs.

Le résultat est impressionnant, d’abord par son volume et par son poids : 735 pages d’une typographie serrée ; 2,2 kilos. Après le désistement de plusieurs éditeurs parisiens, l’ouvrage paraît, en août 1929, sous le titre Témoins (2), chez un petit éditeur, Les Étincelles, une filiale des éditions Sorlot (3).

Le succès de librairie est mince : moins de 1 200 exemplaires vendus en deux ans. Mais la volonté de l’auteur de démythifier la guerre (par exemple en affirmant que tous les soldats, sans exception, avaient peur ; que les poilus étaient « antipatriotes » et pacifistes, ce qui ne les empêchait nullement de « tenir » et même d’attaquer ; que la majorité des morts n’a pas été causée par l’infanterie ennemie mais par l’obus, « cause anonyme, impersonnelle ») suscite la polémique. Quant aux attaques contre les trois « vaches sacrées », elles déchaînent le scandale.

À tout seigneur, tout honneur : Barbusse est ainsi accusé de fonder son pacifisme sur « une révolution sociale et mondiale », d’user d’un « argot ordurier » ; de faire preuve d’une « ignorance choquante de la vie des tranchées ». Dorgelès, Duhamel, René Benjamin (Gaspard), Montherlant, Mac Orlan et leurs émules sont fustigés, parfois de façon subjective, voire injuste, mais toujours longuement argumentée. La réplique de Barbusse est immédiate : il traite son diffamateur d’« avocat épileptique », de « pédant pédagogue », de « faible d’esprit ».

Dorgelès à son tour déclenche un contre-feu, en rameutant ses amis. « La corporation serre les rangs et réagit souvent de façon abrupte en tentant d’ôter toute légitimité à la démarche de Norton Cru », note M. Rousseau. Mais l’insulte et le mauvais calembour (« Lustu Cru », « M. Cru, qui l’eût cru ? », etc.) ne fondent jamais une défense convaincante. L’affaire se complique : Norton Cru, en effet, ne s’est pas contenté d’aligner les « menteurs », les «  médiocres », les « nuls », il célèbre chaleureusement les bons auteurs – à commencer par le premier d’entre eux, Maurice Genevoix, auteur de « la prodigieuse Pentalogie des Éparges (4) », « le plus grand peintre de cette guerre », un « génie », assure-t-il.

Dans la dernière partie de son essai, M. Rousseau replace l’entreprise de Norton Cru dans le débat récurrent sur la place du témoignage en histoire (5). Malgré ses outrances, Témoins (6) est aujourd’hui systématiquement cité et commenté par les historiens de la Grande Guerre. Même s’il a poussé parfois trop loin sa foi dans la recherche de la preuve, l’acquis est considérable : « Témoins, conclut M. Rousseau, a débusqué les principaux faussaires, a confondu les menteurs occasionnels et les bonimenteurs de carrière ; il a fait mieux connaître les bons témoins et en a sorti un grand nombre de l’oubli ; il a forgé un outil de recherche que les chercheurs peuvent encore méditer et utiliser avec profit. »

1. Frédéric Rousseau, Le Procès des témoins, l’affaire Norton Cru, Le Seuil, 2003.
2. L’ouvrage était sous-titré : « Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928 ».
3. Le responsable en est Marcel Bucard, ancien combattant, ancien secrétaire du parfumeur François Coty et futur animateur du mouvement fasciste, « le francisme ».
4. Maurice Genevoix est l’auteur de cinq ouvrages, qui suffisent à faire de lui l’un des tout premiers écrivains français du siècle dernier : Sous Verdun, Nuits de guerre, Au seuil des guitounes, La Boue, Les Éparges. Ils ont été récemment réédités dans la collection « Omnibus », sous le titre : Ceux de 14.
5. Norton Cru est également l’auteur d’un essai, Du témoignage (Gallimard, 1931), réédité en 1967 par Jean-Jacques Pauvert.
6. L’ouvrage de Jean Norton Cru a été réédité en 1993 par les Presses universitaires de Nancy.

L’affaire Norton Cru pose la question du crédit que l’historien peut accorder aux témoignages recomposés, par Philippe Conrad

Professeur d’histoire et auteur de nombreux ouvrages, Philippe Conrad a été directeur de séminaire au Collège interarmées de défense (Ecole de Guerre) et directeur de rédaction des revues Histoire-Magazine et Terres d’histoire. Il publie en mars, aux PUF, un livre important : Guerres et conflits 1900-1945.

Trop longtemps oublié, l’ouvrage de Jean Norton Cru, réédité en 1993 à l’initiative de Jean-Charles Jauffret par les Presses universitaires de Nancy, suscite de nouveau l’intérêt et la polémique, alors que s’approche le centenaire de l’immense suicide européen que fut la guerre de 1914-1918.

Maître de conférences à l’université de Montpellier, l’historien Frédéric Rousseau s’est penché sur les débats qui accompagnèrent en 1929 la publication de Témoins. Il nous propose, dans Le Procès des témoins de la Grande Guerre. L’affaire Norton Cru un compte-rendu complet du débat qui s’ouvrit alors, à un moment où l’une des questions proposées au concours de l’agrégation privilégie l’étude des réactions des combattants, de leurs représentations de la guerre, de leur expérience de la violence et des raisons qui leur ont permis de « tenir » tout au long de la terrible épreuve.

Une fois écartées les indignations et les outrances des auteurs mis en cause par Norton Cru (voir ci-dessus l’article ci- de François Broche), l’historien recense très honnêtement les réserves justifiées et argumentées qui ont été formulées au tournant des années 1930 quand Témoins suscita, dans une France où s’était déjà construite la légende épique de la guerre, de vigoureuses polémiques.

Certains signalèrent à juste titre à Jean Norton Cru qu’il n’avait pas connu les combats des premières semaines du conflit, bien différents de ceux de la guerre de positions qui suivit. Ils rappelèrent également qu’il n’avait pas eu l’expérience du front de Verdun et que ses critiques, souvent justifiées quand il s’en prenait aux auteurs évoquant les «  flots de sang » ou des « assauts à la baïonnette » perpétuellement relancés, ne traduisaient que sa propre expérience, par définition limitée, de l’immense conflit.
Pierre Renouvin – le grand historien de la Première Guerre mondiale, grièvement blessé lui-même au Chemin des Dames – déconseilla la publication de l’ouvrage par les Presses universitaires de France et, de manière plus générale, certains, tel André Bridoux, auteur des Souvenirs du temps des morts affirmèrent « la fausseté générale » des témoignages de guerre, fût-ce celui d’un témoin aussi rigoureux que Norton Cru lui-même.

La nécessité du recul que procure le temps, la prise en compte du «  paradoxe stendhalien » du Fabrice de Waterloo, témoin certes, mais guère en mesure de comprendre quoi que ce fût à la bataille, la conviction qu’il convient de prendre une distance suffisante avec « un présent qui n’éclaire jamais », l’affirmation du grand historien Jules Isaac qui conseillait d’user avec une extrême prudence de l’expérience personnelle et d’échapper à « l’obsession des détails secondaires » constituèrent autant d’éléments apportés au débat qui s’ouvrit à l’époque.

Plus près de nous, le général Bach – qui est aujourd’hui l’un des meilleurs spécialistes de la Première Guerre mondiale, ce dont témoigne la publication récente chez Tallandier de son remarquable Fusillés pour l’exemple 1914-1915 – reconnaît volontiers l’intérêt du travail de Norton Cru mais il en pointe également les limites pour avoir pu vérifier la réalité d’un certain nombre de faits contestés par l’auteur de Témoins, notamment à propos des charges de l’infanterie, considérées par Norton Cru comme le produit d’une imagination épique, bien étrangère à la réalité des tranchées. Il constate également le patriotisme incontestable qui animait une part importante des soldats du front, là où Norton Cru dénonce une reconstruction idéologique d’après-guerre.

La communauté historienne apparaît aujourd’hui divisée. Alors que Marc Ferro ou Antoine Prost ont salué naguère, dans l’œuvre de Norton Cru, un travail éminemment utile, Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker – avec qui Frédéric Rousseau règle quelques comptes de manière feutrée – soupçonnent chez l’auteur de Témoins une reconstruction « subjective » de la réalité guerrière permettant d’évacuer a posteriori une part de l’horreur insoutenable des combats. Plus récemment encore, Christophe Prochasson a établi en 2001, dans un article paru dans la Revue d’Histoire moderne et contemporaine, un lien entre la démarche de Norton Cru et celle des chercheurs « révisionnistes » qui contestent, en se fondant sur des contradictions véhiculées par la littérature concentrationnaire, l’ampleur de l’extermination des Juifs européens par le régime nazi.

De manière plus générale, le débat ouvert à propos de Témoins pose la question des rapports qu’entretiennent la Mémoire et l’Histoire. Certains chercheurs souhaitent s’émanciper de la « dictature du témoignage » et Frédéric Rousseau, qui interprète en ce sens le choix du nom de l’Historial – de préférence à Mémorial – pour le musée de Péronne à la conception duquel S. Audoin-Rouzeau et A. Becker ont pris une large part, s’inquiète d’une « volonté explicite d’assigner les témoins à résidence au fond de leurs trous de mémoire ».

Le débat est loin d’être clos et les « témoignages » de Louisette Ighilgariz – prétendant avoir été torturée à Alger par Bigeard en personne… à un moment où celui-ci et tout son régiment combattaient dans le Sud algérien – le prétendu « génocide » des Kossovars ou les tribulations du couple Aubrac – qui ont débouché en 1997 sur « une confrontation cruelle entre détenteurs de l’histoire et dépositaires de la Mémoire » conduisent F. Rousseau, qui relève également les propos de Daniel Cordier, l’ancien secrétaire de Jean Moulin, au sujet de la surévaluation de l’importance de la Résistance, à admettre que le « témoignage » peut souvent pécher « en matière de précision factuelle et chronologique ».

Dans les dernières pages du livre, l’auteur admet certaines faiblesses de Norton Cru à propos du « témoignage littéraire » dont il a sous-estimé qu’il pouvait rendre compte de la réalité d’une atmosphère et d’un état psychologique en oubliant parfois la précision des détails. Il évoque également l’heureuse formule de Catherine Coquio à propos des « événements avec témoins et sans preuves », exprime sa méfiance vis-à-vis de « la frénésie positiviste » et revient, à la suite d’Alain Finkielkraut, sur l’opposition entre «  la mémoire passionnelle et l’histoire impassible, la mémoire encline aux mythes et insidieusement déviée par la superstition, l’histoire rationnelle incorruptible, questionneuse et qui ne fait pas de sentiment »…

Comme on s’en doute, cet essai stimulant consacré à l’affaire Norton Cru dépasse largement la querelle née de la publication de Témoins.

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