Entretien avec Henri Amouroux
Avant de devenir l’historien incontournable de l’Occupation, Henri Amouroux a connu une carrière bien remplie de journaliste et de patron de presse. Retour sur une vie.
Avant de commencer notre entretien, Henri Amouroux me fait les honneurs de son appartement : l’austérité presque spartiate du bureau de travail contraste avec la chaleureuse décoration des pièces de réception, témoins, elles aussi, pourtant, de l’importance attachée par l’historien à sa documentation. Il attire mon attention sur deux objets qui lui sont chers : la glace du salon, marquée à jamais des trois balles de mitrailleuse allemande reçues lors des combats de la libération de Paris et, dans sa chambre, une admirable épreuve d’artiste de Braque représentant un soc de charrue qui lui semble symbolique de son itinéraire personnel ou de son action : « J’ai été, au fond, une sorte de soc de charrue ».
Il est vrai que le parcours d’Henri Amouroux est assez différent de ceux des historiens que j’ai l’habitude de rencontrer pour La Nouvelle Revue d’Histoire.
Henri Amouroux : Je veux, pour commencer, vous dire que j’ai eu la chance de vivre la vie que j’avais rêvée lorsque j’avais treize ou quatorze ans : je voulais être journaliste, faire des voyages lointains, écrire des livres. À Périgueux, où je suis né, mes parents lisaient, avec La Petite Gironde, un quotidien parisien, Le Journal. Y écrivait le grand reporter Édouard Helsey. Son nom est sans doute oublié aujourd’hui, mais il est, pour moi, lié au Prix Albert-Londres, dont Helsey avait été, en 1933, l’un des fondateurs. Or, depuis vingt ans, je préside – et c’est tout à la fois une grande joie et un grand honneur – le jury du Prix Albert-Londres, le plus important, le plus recherché des prix de grand reportage.
J’ai quitté Périgueux pour Paris où, avant la guerre, j’ai débuté à l’agence de presse Opera Mundi. L’exode m’a fait venir à Bordeaux. J’ai écrit alors, comme pigiste, quelques chroniques historiques ou littéraires pour La Petite Gironde. À la Libération, j’étais de l’équipe de résistants – nous n’étions pas nombreux – douze, quatorze – autorisée, par le commissaire de la République, à créer le quotidien Sud Ouest. Jacques Lemoine, ancien rédacteur en chef de La Petite Gironde, dont les Allemands avaient exigé le départ en 1942, en est devenu le P-DG.
NRH : Pouvez-vous rappeler le contexte particulier de la presse de l’époque ?
HA : Il faudrait un numéro spécial ! Des lois organisèrent un transfert de propriété – style hold-up – entre propriétaires légitimes et « arrivants ». Il n’y avait pas ou peu de papier, un journal était réduit à une seule feuille, parfois deux, mais les titres abondaient : sept quotidiens à Bordeaux en 1945…
NRH : Mais quelle était la vie d’un jeune journaliste à la Libération ?
HA : En province, je ne peux parler que de la province, passionnante ! Lorsque l’on voulait travailler, tout était possible dans cette presse de province où il n’existait que peu de cloisons – et elles n’étaient pas rigides – entre les services. Avec les années, le pays avançait vers les « Trente Glorieuses » le papier revenait – la publicité aussi, indispensable –. Tout en travaillant au service général qui traite des informations, j’assumais la critique littéraire – une chance dont je mesure le prix – à 27 ans et, pendant mes vacances –… en vérité, je n’aime pas les vacances –, je partais effectuer de grands reportages : Yougoslavie de Tito, Israël de Ben Gourion, Indochine des guerres perdues.
Comme il existait encore une presse politique – vous pensez, avec sept journaux, il fallait bien qu’ils reflètent les divergences politiques des Français d’alors – j’ai créé un quotidien du soir M.R.P. qui se bagarrait constamment avec les deux quotidiens communistes de Bordeaux. Puis j’ai dirigé l’un des premiers « journaux du Dimanche » : Sud Ouest Dimanche.
Ah ! oui, c’était passionnant. On vivait à plein. Pas question des trente-cinq heures. C’est trop bête de perdre la moitié de sa vie quand on fait le métier que l’on aime !
NRH : Comment passe-t-on du journalisme à l’histoire ?
HA : Par appétit et insatisfaction. Appétit de connaissance. Insatisfaction devant la portée limitée de l’article, publié le mardi, oublié le vendredi, au mieux ! Généralement, le premier livre est l’addition d’une série d’articles. Ainsi, ai-je publié Israël, Israël, Croix sur l’Indochine, J’ai vu vivre Israël, et deux romans. Vient un jour où l’on veut aller plus loin. J’aimais beaucoup la « vie quotidienne », série prestigieuse de la librairie Hachette. Elle s’était intéressée à toutes les époques… à l’exception de celle de l’Occupation. Je me suis dit que… J’ai donc proposé une « Vie quotidienne sous l’Occupation ». Le responsable de l’époque m’a gentiment expliqué que la vie en Chine de 1037 à 1082 – c’était un exemple – passionnait les foules, mais que la vie des Français entre 1940 et 1945, n’intéresserait personne.
Je suis allé chez Fayard, où j’ai rencontré Charles Orengo qui, lui, a été immédiatement séduit et a publié en 1959 La Vie des Français sous l’Occupation dans la Collection Jaune, créée par Gaxotte, collection qui avait grande réputation.
NRH : Et vous avez eu envie de continuer dans cette voie ?
HA : Toujours pour Fayard, j’ai écrit Le 18 juin 1940, livre pour lequel, grâce à Jacques Chaban-Delmas, j’avais été reçu par le général De Gaulle, puis Pétain avant Vichy. J’étais curieux de comprendre et d’expliquer la « naissance » d’un homme providentiel, lorsque les événements tournent au drame. La confiance de M. de Herain, beau-fils du maréchal et de sa femme, m’a permis de consulter, le premier, quatre cents lettres écrites de 1912 à 1940, par le colonel, général, maréchal Pétain à la même femme. De tels documents qui révélaient un tracé psychologique, jusque-là méconnu, apportaient des réponses à bien des questions.
NRH : Mais, tout en écrivant vos livres, vous n’aviez pas pour autant abandonné la presse.
HA : La disparition brutale de Jacques Lemoine en février 1968, a fait de moi le directeur général de Sud Ouest et du groupe Sud Ouest, jusqu’en 1974, année au cours de laquelle j’ai quitté Bordeaux pour Paris, la direction de Sud Ouest pour celle de France Soir… un France Soir qui tirait 600 000 exemplaires et vendait, oui, 200 000 numéros chaque jour sur Paris surface, soit deux fois plus que Le Monde. Et puis, coup de chance… que je n’ai sans doute pas perçu comme tel sur le moment, j’ai déplu politiquement, car trop de liberté d’esprit et d’écriture déplaît au pouvoir. France Soir m’a donc quitté en 1975…
NRH : Est-ce alors que vous avez entrepris votre Grande Histoire des Français sous l’Occupation ?
HA : Oui, grâce à la confiance d’un éditeur, et d’un homme exceptionnel : Robert Laffont. Il a été d’accord pour huit volumes… qui sont devenus dix. Seulement, écrire huit, dix volumes, cela ne relève pas de la dimension journalistique ! Je savais, en écrivant – c’était en 1975 – les premiers mots du plan que la… ligne d’arrivée serait atteinte vers 1991 ou 1992. En réalité, le tome X – La Page n’est pas encore tournée – a été publié en 1993. Près de vingt ans… le soc de la charrue.
Mais quel travail passionnant ! J’avais l’ambition de décrire non plus seulement la vie quotidienne, mais la politique, la guerre, les drames de l’Occupation, et surtout, oui, surtout, de lutter contre le manichéisme, en faisant comprendre les évolutions du peuple, des hommes de Vichy et de ceux de Londres. C’est la raison pour laquelle chacun des dix tomes porte en sous-titre une date. La période 1940-1944 n’est pas un bloc.
NRH : On a l’impression que la part du témoignage direct est chez vous prépondérante. Comment avez-vous procédé ?
HA : Écrivant dans les années 1976-1990, je savais bien que les témoins étaient encore nombreux. Je veux dire non seulement les hommes politiques, les généraux, mais les Français, les Françaises ayant vécu, dans leur quotidien, le plus grand drame de l’histoire de France. En 1940-1944, on écrit encore beaucoup, on tient son « journal », on note ses dépenses… À partir du tome 2 j’ai, par une feuille volante insérée dans chaque ouvrage, demandé à mes lecteurs de m’envoyer, non leurs souvenirs… la mémoire est fragile, mais des textes datant de 1940-1944. J’ai reçu, en vingt ans bien sûr, environ 14 000 témoignages… d’inégale valeur, cela va de soi, et qu’il fallait vérifier.
NRH : Le succès de La Grande Histoire des Français sous l’Occupation a été considérable.
HA : Sur les dix tomes, si l’on ajoute aux tirages des Éditions Laffont, ceux de France Loisirs, sept ont dépassé 300 000 exemplaires. Et chaque titre est resté dix à douze semaines sur les listes de L’Express.
NRH : Peut-être ce succès est-il l’une des raisons de l’animosité à votre encontre de certains historiens « politiquement corrects » et dont les tirages n’atteignent pas les vôtres ?
HA : Pourquoi imaginer cela ? Il est vrai que je ne suis pas dans le « politiquement correct » d’aujourd’hui, que je déteste le manichéisme, je préfère être berger plutôt que mouton, et je trouve ridicule de vouloir expliquer l’histoire d’hier en prenant bien soin de faire l’impasse sur le contexte. Il y a un « oubli » qui me choque : la disparition dans des bibliographies abondantes du nom de Robert Aron. Ce n’est pas innocent ! L’Histoire de Vichy d’Aron, publiée en 1954, dix ans après les événements, introduisait cette notion de complexité, aujourd’hui refusée par ceux qui font l’histoire, un peu comme à la télévision : en noir et blanc, en « bon » et « mauvais ».
NRH : Pour quelle raison vous êtes-vous aussi fortement impliqué dans cette époque ?
HA : Parce que 1940 fut le plus grand drame jamais vécu par la France. Parce que 1940 a marqué, avec la défaite de la France, à terme de cinq ans, la défaite de l’Europe. Parce qu’il est passionnant de faire revivre, dans toutes les dimensions, celles (on parle peu des femmes en histoire) et ceux qui furent témoins, acteurs, victimes.
NRH : Sans doute, vos lecteurs sentent-ils profondément que vous n’êtes inféodé à aucun clan, à aucune coterie, mais ne faut-il pas du courage pour rester un homme libre, à une époque où ils sont à la fois rares et menacés ?
HA : J’espère tout d’abord qu’ils sont plus nombreux que vous ne le pensez. Menacés ? Oui… menacés par l’autocensure qui fait des ravages. Menacés par le silence des médias, oui également. Mais les lecteurs sont les grands arbitres et, le plus souvent, ils n’aiment pas le prêt-à-porter historique. Ils aspirent à la liberté d’expression, d’explication, de jugement.
NRH : Comment avez-vous ressenti les attaques venimeuses qui vous ont visé quand vous avez tenté, lors du procès Papon par exemple, de présenter une vue historique et non partisane de cette époque ?
HA : Parfois, on rentre chez soi et on se dit : « Pourquoi te bats-tu ? » Certes, on ne veut pas être lâche avec les lâches, mais j’ai beaucoup pensé, quand j’ai été diffamé à Bordeaux par un avocat communiste, à la chance que j’avais d’avoir quand même des journaux ou des tribunes pour me défendre et répliquer. D’autres n’ont pas cette chance quand ils sont attaqués, et j’imagine leur angoisse qui peut conduire au suicide. J’avais accepté d’aller à Bordeaux comme historien d’une époque, et non comme témoin de l’action d’un homme car, en 33 ans de vie de journaliste à Bordeaux, je n’avais jamais rencontré M. Papon !
Ma stupéfaction a été immense et ma déception intense, lorsque j’ai constaté que Le Monde, qui avait rapporté en long et en large les diffamations, se gardait bien de me demander mon point de vue et que, seul de la presse, ce journal n’annonçait pas la mise en examen de mon diffamateur, ne soufflait mot du procès (quatre colonnes dans Le Figaro) et taisait la lourde condamnation du personnage…, condamnation tout de même annoncée avec plus d’un mois de retard, et à la suite de ma lettre sur la déontologie adressée à M. Colombani.
J’avoue avoir été alors profondément déçu. Je me faisais… je me fais encore une autre idée de la profession que j’aime.
NRH : Avez-vous un livre en chantier ?
HA : Bien sûr. J’hésite encore entre deux titres, mais, toujours chez Robert Laffont, auquel je suis fidèle depuis 1976, je prépare le tome II de Pour en finir avec Vichy, consacré aux sept, huit mois qui suivent la défaite et qui méritent explication. Car ils n’ont pas été ce que l’on croit aujourd’hui.
Propos recueillis par Patrick Jansen
Crédit photo : DR
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