Entretien avec Emmanuel Le Roy Ladurie
Professeur au Collège de France, disciple de Fernand Braudel, il a renouvelé depuis trente ans l’histoire économique et sociale. Itinéraire personnel d’un atypique.
Emmanuel Le Roy Ladurie me reçoit dans son clair bureau du Collège de France et avant que notre entretien ne commence, je le complimente sur sa plus récente Histoire des paysans français, de la Peste noire à la Révolution (Seuil, « l’Univers Historique »). Cet ouvrage rassemble, après bien des années, deux études considérables parues naguère chez des éditeurs différents. Je ne résiste pas à la tentation d’interroger l’auteur sur les récentes concentrations dans l’édition. Risque-t-on d’en être prisonnier ?
Emmanuel Le Roy Ladurie : Cela vaut quand même mieux que d’être un auteur au gré de ce qu’on appelle les « fonds de pension ».
Le ton est donné d’un entretien souvent assaisonné d’un humour féroce : la réputation d’homme d’esprit d’Emmanuel Le Roy Ladurie n’est pas surfaite.
NRH : Contrairement à beaucoup, vous assumez volontiers un contexte familial où les rebelles et les anticonformistes ne manquent pas. Dans un petit volume consacré aux grands procès politiques, vous évoquez votre grand-père, chassé de l’armée à l’époque des Inventaires et, il y a quelques années, vous avez vous-même présenté les souvenirs de votre père qui fut ministre de l’Agriculture du gouvernement de Vichy.
ELRL : Mon grand-père, en effet, a joué un rôle dans cette époque 1902-1905 qui a fait de la France l’état le plus laïc d’Europe après la Turquie. Celle-ci imposera la laïcité dans les années 1920, mais l’affaire des Inventaires, au début du siècle, a en quelque sorte été en France un pendant de droite de l’affaire Dreyfus. Mon grand-père a alors refusé le rôle répressif qu’on voulait lui faire jouer et il fut pour cela chassé de l’armée. C’est une phase très intéressante de l’histoire de la droite française, d’autant plus qu’elle n’est pas contaminée par Vichy (question de date) et qu’on peut donc en faire état. Dans le livre, du reste, j’avais équilibré les points de vue.
NRH : Vous ne faites pas partie de ces historiens qui cherchent à accuser ou à justifier.
ELRL : Non, j’expose. Comme on disait jadis en URSS, je suis un « factologiste vulgaire ». Je suis même un « matérialiste » au sens que ce mot avait jadis : à Bâle, au XVIe siècle, on appelait ainsi un marchand de « matière », par exemple un marchand d’huile.
NRH : Vous prenez volontiers les mots dans un sens inhabituel. Vous avez du goût pour les mots du terroir, vous employez à la fois un vocabulaire précis et quelques coquetteries.
ELRL : Icelle, icelui sont beaucoup plus adéquats et pratiques que celle-ci, celui-là.
NRH : Est-ce le caractère rural de votre famille qui a décidé de vos orientations ?
ELRL : Mon père était d’une famille bourgeoise. Il n’est pas « revenu à la terre », il est venu à la terre après une maladie, et on peut dire qu’il n’a pas fait de l’argent avec de l’agriculture mais plutôt qu’il a fait de l’agriculture avec de l’argent, car il s’y est quelque peu ruiné. Il a aussi été un leader agricole ; sa carrière a été interrompue parce qu’il a été ministre de Vichy, bien qu’il ait été ensuite résistant. Il était sensible aux récoltes. Combien de fois l’ai-je vu inquiet pour ses blés du fait des pluies d’été…
NRH : Au départ, votre terrain, c’était donc plutôt la Normandie, et puis vous avez bifurqué vers le Midi.
ELRL : Oui, je suis d’ailleurs très favorable à la réunification de la Normandie qui, de plus, est assez facile à réaliser. Certes, il y a le poids des présidents de région qui y sont parfois hostiles, et puis nous avons perdu Jersey et Guernesey du fait d’une carence de Philippe Auguste.
J’ai envie de dire à Emmanuel Le Roy Ladurie qu’à mon avis les Normands des îles ont, au contraire, eu bien de la chance d’être oubliés par les traités et de subir ainsi durablement la douce tutelle de la couronne britannique…
ELRL : Ma femme étant méridionale, j’ai vécu huit ans en Languedoc. Cela m’a donné une complémentarité entre Nord et Sud. Je suis plus du Sud, sans doute. Cependant, je n’ai jamais voulu faire comme Pierre Vilar qui est devenu le drapeau des Catalans. C’est vrai qu’il a obtenu ainsi une popularité admirable. Il m’aurait été assez facile de brandir le drapeau occitan. Je n’ai pas eu envie de le faire. Je crois néanmoins être bien considéré dans les pays d’oc, d’autant que j’ai déjà publié deux volumes sur les Platter qui furent sans doute les meilleurs connaisseurs de Montpellier au XVIe siècle. Je regrette que la mairie de Montpellier ne s’intéresse pas davantage aux Platter. J’aimerais leur consacrer trois ou peut-être même cinq volumes…
NRH : Montaillou a subitement fait de vous un historien très connu du très grand public. Avec trente ans de recul, comment analysez-vous ce succès ? Est-il dû à la mode pro-cathare qui sévissait à l’époque ?
ELRL : Non. La mode à laquelle vous faites allusion peignait une histoire en noir et blanc avec de méchants curés et de gentils cathares. C’était une présentation abusive. Les pauvres cathares, ce n’était d’ailleurs pas leur faute car, peu nombreux, persécutés, il ne reste à peu près rien de leur présence effective, hélas ! En revanche, j’étais en présence d’un document extraordinaire fait par ce très grand flic qu’était l’évêque Fournier (qui deviendra pape sous le nom de Benoît XII). C’était un très grand texte. Les gens s’y expriment dans des conditions certes « difficiles » mais sans, semble-t-il, qu’il y ait eu tellement de torture « essentielle ». Ce qui émerge, c’est plutôt l’extraordinaire intelligence d’un policier qui peut aussi parfois se montrer bienveillant. Ce livre, par la suite, a beaucoup été traduit : en anglais, assez mal, mais aussi en chinois ; cela leur a-t-il ouvert certaines idées sur la liberté de penser ?
NRH : Avec le Carnaval de Romans, vous avez donné un autre coup de projecteur sur la micro-histoire.
ELRL : Ce livre (relatif au XVIe siècle) m’avait été inspiré par un film américain, West Side Story, où l’on voyait des bandes danser et s’affronter en fonction de leurs origines, mais si c’était à refaire j’élargirais le propos. J’ai en effet un intérêt particulier pour les Alpes parce qu’une partie de ma famille est du Dauphiné et j’ai déjà écrit un livre sur les glaciers de jadis.
NRH : Dans l’Histoire des Paysans, vous utilisez aussi un document extraordinaire avec le Journal de Gouberville. N’avez-vous jamais eu envie de le publier dans son intégralité ?
ELRL : La chose est faite, par d’autres éditeurs.
NRH : Comment avez-vous connu Gouberville ?
ELRL : Mon père avait une belle bibliothèque historique qu’il tenait de son propre père. Mon grand-père, le commandant que nous évoquions tout à l’heure, avait une bibliothèque d’homme de droite. La bibliothèque d’un homme de droite de 1900 est bien sûr différente de celle du droitier d’aujourd’hui : jadis, Maistre, Bonald… Mon grand-père donc avait au moins l’un des deux volumes de Gouberville et, dans son genre, mon père était une sorte de Gouberville.
NRH : Pas exceptionnel éleveur, mais question pommes et cidre « formidable » ? Mais venons-en un peu à votre itinéraire personnel, même si vous l’avez déjà raconté dans un livre de souvenirs.
ELRL : Entre 1949 et 1956, j’étais communiste. Je crois que c’est à la fois une expérience extrêmement négative mais, en même temps, j’ai eu l’occasion de connaître des historiens excellents comme François Furet, Alain Besançon ou même Albert Soboul. En fait, c’est une expérience très ambiguë. Personnellement, je la juge très négative, mais elle m’a appris quelque chose : je connais très bien le marxisme et je suis déniaisé, compte tenu aussi du fait que le marxisme a parfois des analyses pertinentes.
NRH : Vous pensez peut-être à la théorie des « chômeurs, armée de réserve du capital » qui, transposée à une dimension planétaire, pourrait être une bonne analyse des phénomènes d’immigration ?
ELRL : Le marxisme a été une école de formation, perverse, mais intéressante à condition d’en sortir. Mon éloignement par rapport au PCF a été brutal de 1953 à 1956 ; contrairement à celui des gauchistes de 68 qui sont passés si rapidement aux ministères, aux appartements de fonction et aux grosses cylindrées ; ils n’ont eu ni le temps ni l’envie de faire repentance.
NRH : La politique, ensuite, ne vous a plus tenté ? Vous êtes plutôt resté un observateur attentif et critique ?
ELRL : J’ai des repères. Je suis passé par le PSU, lequel était un petit parti qui a fini par être au pouvoir (mais je n’y étais plus !). Je me souviens avoir voté Lecanuet en 1965 et ensuite j’ai apprécié Giscard. Puis, en 1981, j’ai découvert que j’obtenais une « mauvaise note » quand j’ai publié un livre de souvenirs. Alors qu’auparavant j’étais devenu une espèce de personnage de télévision, après 1981 j’en fus assez largement exclu, ce qui d’ailleurs m’a fait le plus grand bien.
NRH : Cela dispersait trop votre énergie ?
ELRL : Non, mais la présence médiatique devient une forme de théâtre excessif quand elle surabonde. Depuis, comme disait une vieille Anglaise, « j’have toujours voted conservative ». Il y a aussi eu la Bibliothèque nationale qui a été un grand moment de ma modeste existence. J’ai « duré » six ans comme administrateur général et six ans comme président du Conseil scientifique où j’ai aidé mes présidents de la BNF du mieux que je le pouvais. J’ai eu la chance d’initier l’opération d’informatisation du catalogue.
NRH : Votre travail scientifique n’a pas trop souffert de ces responsabilités écrasantes ? Vous travailliez beaucoup sur archives ?
ELRL : Au début, oui, ensuite moins.
NRH : Nous évoquions tout à l’heure le considérable ouvrage que vous venez de consacrer à l’Histoire des paysans français. Le résumer en quelques phrases pour nos lecteurs, est-ce faisable ?
ELRL : C’est l’étude de ce qu’on appelle les grands cycles agraires. Il y eut d’abord un cycle gallo-romain, retombé lors des grandes invasions. Puis le grand cycle médiéval dont on ne sait pas exactement quand il commence. Pour certains dès les Mérovingiens ; Duby le fait démarrer vers l’an mil, Barthélémy en 1070. Le cycle connaît son apogée au XIIIe siècle et même dans la première moitié du XIVe. Puis arrivent la peste et la guerre de Cent Ans et l’on s’écroule alors de 20 à 21 millions d’habitants dans l’Hexagone (pour prendre une figure conventionnelle) jusqu’à environ 10 millions dont 9 millions de paysans. À l’époque, il fallait environ 8,5 agriculteurs pour nourrir 10 personnes (dont eux-mêmes). Cela n’a rien à voir avec les moyens modernes. Ensuite, « ça redémarre » et l’on atteint un second plafond, on retrouve les 20 millions. Un troisième cycle se dessine à partir de 1715-1720 et on passe alors de 20 à 28 millions à la veille de la Révolution, dont plus de 20 millions de ruraux. Le cycle culminera à 36 millions de Français sous Louis-Philippe et dans les premières années du Second Empire. Ça, c’est la branche montante, et puis le monde agricole se vide pour arriver aux 664 000 exploitations d’aujourd’hui. Mais attention ! Le monde rural « non agricole », lui, progresse pour devenir cette espèce de banlieue que nous connaissons.
NRH : Vous soulignez vous-même le côté un peu artificiel de votre découpage qui vous fait vous arrêter à la Révolution.
ELRL : Il n’est pas qu’artificiel. En dépit des guerres de la Révolution et de l’Empire, le monde rural se maintient et la population continue à augmenter. En revanche, il y a une coupure fondamentale, c’est la fin de la seigneurie. Dans les faits, elle se maintient en quelque sorte : les châtelains du XIXe siècle restent crypto-seigneuriaux. Mais, au sens technique du terme, elle est détruite alors qu’elle venait du fond des âges. Depuis toujours, là où il y avait un seigneur, il y avait un paysan. C’est ce couple que détruit la Révolution. Celle-ci a fait en quelques années ce qui en Angleterre ou en Allemagne prendra beaucoup plus de temps. La Révolution française n’a pas ruiné notre pays (comme le fera la révolution russe pour la Russie), dans la mesure où les biens d’église ont été en bonne partie achetés par des bourgeois ruraux. D’ailleurs, la paysannerie s’était enrichie de façon continue tout au long du XVIIIe siècle et détenait 40 % du sol. Il est donc difficile, comme le font certains, à la fois d’admettre que la population était passée de 20 à 36 millions et que les famines avaient disparu, et de dire en même temps qu’il n’y a eu aucun progrès technique agricole de 1700 à 1840.
NRH : On est un peu frustré de vous voir vous arrêter à la Révolution et de ne faire que dessiner ce qui se passera après.
ELRL : Les déclins ne sont pas aussi agréables que les progressions…
NRH : Et les paysans d’aujourd’hui ?
ELRL : Ils sont gagnés ou ils ont gagné par la productivité…
NRH : « Les engrais sur les nitrates, dites-vous quelque part, disparition des papillons, des chenilles, des coccinelles… »
ELRL : C’est vrai qu’ils ont accompli un effort de productivité considérable. Ils ne font pas les 35 heures ! Simplement, on avait aux XVIIe et XVIIIe siècles une agriculture écologique qui avait sans doute ses inconvénients mais qui respectait l’environnement. L’apogée eut lieu vers 1850 : la France était alors cultivée comme un jardin.
NRH : Avant de nous quitter, revenons un instant au présent. Vous demeurez un observateur très attentif et souvent caustique de la vie politique française. Que vous a inspiré le « tremblement de terre » du 21 avril ?
ELRL : J’avais sur ce sujet développé ma pensée dans un article du Figaro Magazine. J’y soulignais que le vote Le Pen était solidement implanté désormais dans les trois grands blocs de la latinité en France, le Nord, la région « burgonde » (Rhône-Alpes) et le Midi occitan. Il est fortement minoritaire mais a aussi une influence dans toutes les régions développées. Ce qui me frappe aussi, c’est qu’il est en train d’attaquer les arrières de Juppé en descendant la Garonne, et ceux des nationalistes corses. M. Talamoni ferait bien de se méfier ! Le FN progresse aussi dans les minorités linguistiques : bons résultats en Alsace, en Flandre, en Savoie. Les Basques et les Bretons, en revanche, semblent plus imperméables à son programme. Quant à moi, je persiste à voter Chirac…
NRH : Pensez-vous que les difficultés d’assimilation des populations musulmanes pourront être aplanies ?
ELRL : Certes, avec les Italiens également, voici quelques générations, il y avait parfois des problèmes. Bien sûr, il ne faut pas désespérer, mais il semble aujourd’hui que ce soit beaucoup plus difficile. L’islam doit-il s’assimiler ? En ce sens, le grand livre sur la Méditerranée, plus encore que Braudel, c’est Pirenne. Par ailleurs, je suis en train de traduire Platter qui dit « Europa oder Christentum » (« l’Europe, autrement dit la Chrétienté »). On pourrait aussi dire « l’Europe autrement dit la post-Chrétienté », judéo-christianisme inclus.
NRH : C’est tout l’actuel problème de la candidature de la Turquie à l’Europe et au soutien que lui donnent les États-Unis pour éviter à tout jamais que l’Europe prenne une dimension identitaire.
ELRL : Il est certain que l’intégration des Turcs en Allemagne ou celle des Algériens en France pose un problème.
Propos recueillis par Patrick Jansen
Crédit photo : DR
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