Éditorial de Philippe Conrad
« Qui sont les Européens ? » (extrait)
Il y a quelques années, Samuel Huntington se posait la question, dans un ouvrage intitulé Who are we ?, de l'identité de ses compatriotes américains confrontés au délitement progressif du socle anthropologique anglo-saxon et protestant qui, pendant plusieurs générations, s'est confondu avec la société nord-américaine née au XIXe siècle de l'immigration européenne. Il pointait alors la « menace » de la « latinisation » progressive de la population états-unienne et du recul relatif de l'anglais, privé de son privilège de langue exclusive, souvent dans les états les plus dynamiques de l'Union.
Ses contradicteurs ne manquèrent pas de dénoncer le passéisme d'une telle vision et affirmèrent haut et fort que le creuset américain demeurait en mesure d'assimiler, selon un nouveau modèle, toutes les populations venues d'ailleurs, d'Amérique latine mais aussi d'Asie. Le débat se poursuit outre-Atlantique et il semble que cette question va dominer — si l'on en croit les discours tenus dans la campagne des primaires dans le camp républicain — la compétition présidentielle de 2016...
On peut penser que le temps est venu de poser, à propos de notre Europe, des interrogations de même nature car une actualité brûlante impose des remises en cause radicales, qui ne peuvent plus être différées. Confrontés à des vagues d'immigrants extra-européens toujours plus nombreux, sommés par les autorités « morales » de s'accommoder de cette situation, invités par une technocratie bruxelloise totalement déconsidérée à accomplir un « devoir » d'accueil qu'il ferait beau voir d'oser contester, les Européens d'aujourd'hui ont toutes les raisons de s'interroger avec inquiétude sur l'avenir bien incertain qui les attend. Dans un passé somme toute récent, les leçons que fournissait l'expérience de l'histoire
permettaient d'alimenter la réflexion et formuler, à partir des réalités constatées, d'éventuelles alternatives. Rien de tout cela n'est plus possible aujourd'hui, dans la mesure où certains ont entrepris, avec un certain succès, de faire « table rase du passé », où le seul statut désormais reconnu est celui de « citoyen du monde » hors sol, débarrassé d'une histoire pleine de bruit et de fureur, de racines dont l'affirmation ne peut que conduire aux pires catastrophes, la xénophobie, le « rejet de l'autre », la défense « d'identités » constituant le « poison » du moment présent, pour reprendre la formule retenue dans un entretien donné au journal Le Monde par un éminent historien. (...)