La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Aujourd’hui, 80 % des marcheurs se dirigent vers Compostelle en partant du Puy, mais ce n’était pas le cas au Moyen Âge. La rudesse de l’Aubrac et du sud du Massif central était alors dissuasive et il était plus facile, depuis le sanctuaire vellave, de gagner la vallée du Rhône et de rejoindre la voie joignant Arles à Roncevaux ou au col du Somport.

Sur le chemin de Compostelle. Entretien avec Adeline Rucquoi

Sur le chemin de Compostelle. Entretien avec Adeline Rucquoi

Historienne du Moyen Âge ibérique, Adeline Rucquoi a ouvert, avec sa thèse consacrée à la Valladolid médiévale, de nouveaux horizons d’histoire urbaine et sociale. Elle est aujourd’hui connue du grand public cultivé comme la spécialiste incontestée du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Quel a été votre parcours ? Comment êtes-vous devenue une spécialiste de l’Espagne médiévale ?

Adeline Rucquoi : Adolescente, j’étais passionnée d’histoire ancienne et rêvais de devenir archéologue, mais je découvris rapidement que le Moyen Âge était à beaucoup d’égards moins connu que l’Antiquité. Plongée très jeune dans la lecture d’Historia, je fus encouragée par un grand-père maternel, un pied-noir lui-même passionné d’histoire.

Née en Belgique, j’ai grandi, pour mon plus grand bonheur, sur les bords de la Méditerranée où était installée une partie de ma famille. J’ai ainsi fait mes études à Nice où j’ai obtenu une licence d’histoire. Mon intérêt pour le monde méditerranéen aurait pu me porter vers l’Italie voisine, mais les cours de Jean Gautier-Dalché ont été pour moi une révélation et m’ont encouragée à faire le choix de l’Espagne… Nous étions alors dans le contexte de Mai 68 et, à l’inverse du parcours classique qui aurait dû me conduire à préparer l’agrégation, je suis partie en Espagne où j’ai vécu en accomplissant divers petits boulots, de secrétaire ou de guide pour touristes étrangers venus découvrir les beautés de l’Andalousie.

Convaincu par l’intérêt que je portais à l’histoire, mon père m’a finalement encouragée à « monter » à Paris pour y poursuivre mes études à la Sorbonne. Élève de Michel Mollat du Jourdin, j’ai réalisé sous sa direction, tout en travaillant pour gagner ma vie et en accomplissant les allers-retours nécessaires entre Paris et Madrid, un mémoire de maîtrise consacré à l’étude des testaments à Valladolid au XVe siècle, en apprenant au passage, sur le tas, la paléographie. Cette recherche me conduisit tout naturellement à proposer à Michel Mollat un sujet de thèse portant sur Valladolid à la fin du Moyen Âge, au moment où la ville devient de fait une véritable capitale du royaume de Castille. Un travail qui complétait celui que Bartolomé Bennassar avait consacré à la ville durant le siècle d’Or.

Je n’avais pas alors la perspective d’une carrière universitaire mais, sous la direction de Pierre Bonnassie, l’historien de la Catalogne au tournant de l’an 1000, alors directeur de recherches au CNRS, je pus rejoindre en 1982 cette prestigieuse institution avec le statut d’attaché de recherche au laboratoire « Études méridionales » de Toulouse. Une fois ma thèse soutenue en 1985 à la Sorbonne, je devins chargé de recherches avant d’intégrer, cinq ans plus tard, à l’initiative de Bernard Vincent, le Centre de recherches historiques de l’École des hautes études en sciences sociales. Entre-temps, j’avais suivi les cours ou les séminaires de Georges Duby, Jean Delumeau, Michel Foucault, Ian Thomas et Jacques Le Goff. Ce type de parcours, un peu imprévisible, m’a donc conduite à me consacrer à l’Espagne médiévale et, entre autres, au chemin de Compostelle.

NRH : Comment pourrait-on caractériser le Moyen Âge ibérique ?

AR : Le Moyen Âge ibérique s’inscrit directement dans l’héritage de l’Empire romain chrétien. L’Espagne ne se « fait » pas comme se construira la France capétienne. Elle est déjà présente, au VIIe siècle, dans les Laudes Hispaniae d’Isidore de Séville. Dieu a confié cette terre à l’image du paradis aux Espagnols. Ils peuvent la « perdre » mais pas la « faire ». Dans ce cas, ils ont le devoir de la récupérer et la Reconquête sera une entreprise pénitentielle de récupération dont le succès conduira Dieu à les récompenser en leur donnant un Nouveau Monde à évangéliser. Défenseurs de l’orthodoxie de la foi, les souverains espagnols n’adoptent pas l’Inquisition médiévale au XIIIe siècle mais établiront la leur, pour des raisons autant politiques que religieuses, au XVe. La permanence du droit fit qu’il n’y eut pas de grands féodaux en Espagne. La noblesse s’acquiert par le service de la res publica, par celui des armes et par les titres universitaires. Elle dépend directement du souverain auquel elle doit le service militaire alors que les letrados formés dans les universités fournissent les cadres administratifs nécessaires.

NRH : Dans votre ouvrage, Aimer dans l’Espagne médiévale. Plaisirs licites et illicites (Belles Lettres, 2008), vous réalisez une enquête inattendue sur les sentiments et les comportements de l’époque. Comment avez-vous conduit cette recherche ?

AR : Il faut d’abord s’appuyer sur l’étude des trois « lois » musulmane malékite, juive et chrétienne auxquelles se réfèrent les Espagnols du temps. Il faut ensuite distinguer ce qui relève de l’imaginaire et de la réalité. L’homosexualité, par exemple, est interdite aux musulmans mais elle transparaît dans les textes où un fidèle du Prophète désigne un ami proche comme sa « gazelle »… Chez les chrétiens, elle est l’objet de plaisanteries et les peines encourues par les homosexuels n’apparaissent qu’au XVe siècle. Les procès intentés aux prostituées sont une source documentaire précieuse pour ce type d’enquête. L’Espagne médiévale connaît de fait l’union libre ou « amancebamiento  » et le concubinage institutionnel ou « barraganía » et l’on peut identifier souteneurs et entremetteuses. L’amour c’est aussi l’union mystique recherchée avec Dieu telle que la poursuit un Ibn Arabi de Murcie mais c’est également l’amour dans le mariage, celui des parents et des enfants. Convaincus que la Création était bonne et avait été décidée par Dieu pour que l’homme en jouisse, les Espagnols du Moyen Âge n’ont jamais considéré le sexe comme un péché, tout au plus comme une peccadille, et n’ont écouté ni les moralistes ni les hommes de loi à l’heure de donner libre cours à leurs sentiments ou à leurs désirs.

NRH : À propos du pèlerinage de Compostelle, quelles sont les motivations des croyants qui prennent la route en affrontant risques et épreuves pour se rendre auprès du tombeau de l’apôtre considéré comme l’évangélisateur de l’Espagne ?

AR : Dès la fin du XIe siècle, un modèle est proposé aux pèlerins, celui des pèlerins d’Emmaüs rencontrant le Christ ressuscité, que l’on peut voir aussi bien dans le cloître du monastère de Santo Domingo de Silos que sur une plaque d’ivoire sculptée à León actuellement conservée au Metropolitan Museum de New York. Dans les deux cas, les pèlerins sont représentés avec les attributs caractéristiques que sont le bourdon, la besace et la coquille et, à Silos, une coquille est placée sur la besace du Christ. Poussés par le dégoût d’un monde corrompu, désireux de revenir à un passé « apostolique » jugé plus simple et plus pur, hommes et femmes ont pris le chemin tandis que d’autres quittaient le monde pour vivre sous une règle stricte et que d’autres encore cherchaient à recréer les conditions d’une vie parfaite. Dans tous les cas, il s’agit d’une rupture et celle-ci est souvent le résultat d’un processus plus ou moins long, d’une décision qui suit une préparation individuelle. La dévotion est la première raison de partir en pèlerinage, qu’il s’agisse de la dévotion particulière envers l’apôtre Jacques ou d’une dévotion plus diffuse dont le couronnement était la visite du sépulcre d’un des plus proches compagnons du Christ pendant son existence terrestre. Le salut de l’âme, grâce à l’intercession d’un saint dont on pouvait toucher les reliques, justifie alors pleinement le renoncement à la vie quotidienne et le choix des tribulations qui attendent le pèlerin le long de son chemin. Le pèlerinage était aussi l’accomplissement d’un vœu, l’occasion de faire pénitence après s’être repenti de ses péchés et d’expier ainsi ses fautes. Plus rarement, la motivation du pèlerin semble relever de la simple curiosité.

NRH : Quels sont les principaux « chemins » empruntés à l’époque médiévale ? Diffèrent-ils de ceux suivis par les marcheurs d’aujourd’hui ?

AR : Aujourd’hui, 80 % des marcheurs se dirigent vers Compostelle en partant du Puy, mais ce n’était pas le cas au Moyen Âge. La rudesse de l’Aubrac et du sud du Massif central était alors dissuasive et il était plus facile, depuis le sanctuaire vellave, de gagner la vallée du Rhône et de rejoindre la voie joignant Arles à Roncevaux ou au col du Somport. Multiples sont les itinéraires qui conduisent à Compostelle, même si la plupart d’entre eux confluent en Espagne et fusionnent dans le « chemin français ». Au Xe siècle, l’évêque du Puy-en-Velay, Godescalc, s’embarqua probablement sur le Rhône, puis en Méditerranée jusqu’à Barcelone, d’où l’on pouvait solliciter un sauf-conduit de l’émir de Saragosse pour emprunter l’ancienne voie romaine le long de l’Èbre, jusqu’à León et au-delà : c’était indubitablement la route la plus sûre et la plus aisée. Près de deux siècles plus tard, le cinquième livre du Codex Calixtinus, actuellement connu sous le nom de Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, qui décrit longuement l’itinéraire en Espagne, est beaucoup moins loquace en ce qui concerne les voies situées au nord des Pyrénées. Les quatre voies indiquées en France ont pour point de départ de grands sanctuaires de pèlerinage du XIIe siècle, Saint-Martin de Tours, la Madeleine de Vézelay, Notre-Dame du Puy et Saint-Gilles du Gard, et l’on peut supposer que leur mention a surtout pour but d’attirer vers Compostelle les pèlerins qui s’y rendaient. De ces quatre voies seules sont ensuite détaillées celle de Tours et celle de Saint-Gilles ou Arles qui étaient aussi des routes empruntées autant par les marchands que par les maîtres et les étudiants, les ambassadeurs ou les pèlerins. Le Poitou et la Gascogne, que traverse la voie de Tours, sont par ailleurs les seules régions qui bénéficient d’appréciations, tandis que les voies du Puy et de Vézelay semblent ne pas être connues des auteurs du texte. Le Ve livre du Codex Calixtinus, œuvre compostellane, se révèle ainsi être, non pas un « Guide » décrivant un chemin connu, mais le texte créateur de cet itinéraire en Espagne, avec quelques indications sur les chemins qui y conduisaient depuis le nord des Pyrénées, au nombre de quatre, chiffre symbolique des points cardinaux, des éléments, des saisons, ou des bras de la Croix…

NRH : Quelles sont les parts respectives de l’image du saint Jacques pèlerin et de celle du Santiago Matamoros devenu le saint national de l’Espagne ?

AR : De fait, dès le début du IXe siècle, saint Jacques est considéré comme le patron de toute l’Espagne et prend la dimension de saint Denis pour le royaume de France, ou de saint Georges pour celui d’Angleterre. L’image du « tueur de Maures » ne s’impose que tardivement au XVIe siècle. Le mythe fondateur qui voit l’apôtre de l’Espagne intervenir au IXe siècle, lors de la bataille de Clavijo, pour descendre du ciel sous la forme d’un cavalier donnant la victoire au roi asturien Ramire date du XIIe siècle. C’est un chanoine de Saint-Jacques de Compostelle qui, vers 1170, « copie », dit-il, un diplôme de Ramire Ier dans lequel le souverain remercie le saint pour l’intervention miraculeuse qui lui a donné la victoire. C’est dans le même texte que se place le récit selon lequel cette victoire aurait mis fin au tribut de cent vierges que les chrétiens devaient livrer chaque année aux souverains de Cordoue. Cette légende justifiait le paiement d’un impôt versé à la cathédrale de Compostelle, de même qu’à l’issue de chaque bataille saint Jacques est censé recevoir une part du butin.

Durant le Moyen Âge, nous n’avons pas de représentation du Santiago Matamoros. Trois jeunes filles remercient le saint au tympan dit de Clavijo de la cathédrale de Santiago. Il y a une représentation analogue sur un cartulaire et une autre comparable à Santiago do Cacem, la commanderie de l’ordre de Santiago au Portugal, mais aucune de ces représentations n’est orientée vers le public et si le saint apparaît ainsi, on ne le voit pas tuer quiconque.

Ce n’est qu’à partir de la fin du XVe siècle, et surtout aux XVIe, XVIIe et XVIIIe que s’impose la figure du Matamoros, le « tueur de Maures » qui fait rouler à ses pieds les têtes enturbannées des envahisseurs et dont le cheval piétine l’ennemi vaincu. Il s’agit donc d’une image « moderne » qui correspond à une époque durant laquelle l’Espagne des Habsbourg, au nom de l’Église, se voit confrontée, à ces « avatars du diable » que sont les Turcs ottomans, les hérétiques protestants, et les païens du Nouveau Monde, ces Indes occidentales que les conquistadores ont données à l’Espagne.

NRH : Quel sens peut-on donner aujourd’hui à l’intérêt grandissant que suscite le pèlerinage de Compostelle devenu un phénomène de société assez surprenant au moment où l’on constate, en Europe, au cours du dernier demi-siècle, une régulière déchristianisation ?

AR : On constate en effet que le pèlerinage de Saint-Jacques rencontre un succès spectaculaire puisqu’en 2015 on évalue à 260 000 le nombre de personnes qui l’ont accompli. On distingue trois grandes périodes au cours desquelles le pèlerinage a connu un essor remarquable. Il s’agit du XIIe siècle, du XVe et de la fin du XXe. Elles correspondent à des séquences de changements culturels et géopolitiques majeurs.

Le XIIe siècle voit la fin des grands empires, le Grand Schisme, l’émergence de nouveaux royaumes, la querelle des Investitures, la prise puis la perte de Jérusalem… Le XVe siècle voit se dessiner la fin du monde médiéval sous l’effet traumatisant de la Grande Peste, de la guerre de Cent Ans, du Grand Schisme d’Occident et de la menace ottomane. Enfin, la seconde moitié du XXe siècle voit l’émergence d’un monde incertain, entraîné dans une dynamique de mondialisation économique mais confronté, dans le même temps, à une renaissance des identités civilisationnelles qui remet en cause un Occident longtemps tenté de se confondre avec l’universel… Tout cela suscite inquiétudes et attentes nouvelles et engendre la recherche d’alternatives.

Ces périodes de mutation encouragent naturellement à quitter le monde pour se tourner vers la vie érémitique ou monastique, à faire le choix d’une vie « évangélique », portée au XXe siècle par le « retour au Larzac » post-soixante-huitard, au XIIe par diverses « hérésies », enfin à se tourner vers le renoncement passager que représente le pèlerinage, qui permet d’échapper au quotidien, de renouer avec le sacré, à travers la marche perçue comme une épreuve initiatique et à travers la solidarité qu’implique la participation à un rite commun.

Propos recueillis par Pauline Lecomte

Repères biographiques

Adeline Rucquoi

Docteur d’État de l’université de Paris IV-Sorbonne, chargée d’enseignement à l’EHESS, directeur de recherche émérite au CNRS, Adeline Rucquoi s’est consacrée à l’histoire de l’Espagne médiévale, de sa thèse sur Valladolid au Moyen Âge (Publisud, 1993) à son dernier ouvrage Mille fois à Compostelle. Pèlerins du Moyen Âge (Belles Lettres, 2014). Elle est membre du Comité international des experts du Chemin de Saint Jacques.

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