La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Célèbre auteur de la série des Rois maudits qui donna le goût de l’histoire à des millions de Français, Maurice Druon fait retour sur sa vie en témoin de son temps.

Entretien avec Maurice Druon

Entretien avec Maurice Druon

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°16, janvier-février 2005. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Célèbre auteur de la série des Rois maudits qui donna le goût de l’histoire à des millions de Français, Maurice Druon fait retour sur sa vie en témoin de son temps.

Tout le monde connaît Maurice Druon, soit pour le Goncourt qu’il eut à trente ans avec Les Grandes Familles, soit pour Les Rois maudits qui firent les beaux soirs de la télévision et surtout donnèrent à des millions de Français le goût de leur histoire. Tout le monde sait aussi que, tout jeune encore, il écrivit avec son oncle Joseph Kessel Le Chant des Partisans et qu’il chercha toute sa vie à mettre ses actes politiques en conformité avec ses principes, n’hésitant pas à braver les ayatollahs du marxisme soixante-huitard.

C’est donc avec curiosité que je le rencontre chez lui, à quelques enjambées de l’hôtel de Salm, palais de la Légion d’honneur dont il est grand-croix. Dans le salon, le maître des lieux m’explique le face-à-face d’un grand portrait de Louis XIV et d’une toile non moins imposante de Clément IX, qui apaisa les querelles entre la papauté et la France, puis, dans le salon adjacent, en vis-à-vis, un superbe buste de Richelieu et un portrait sévère du père du cardinal, l’un des très rares existant. Je commence par lui demander comment lui sont venues la fascination de l’histoire et l’idée d’écrire des romans historiques.

Maurice Druon : La fascination de l’histoire, elle existe pour moi depuis le temps de mes études classiques, de mes « humanités ». Je me suis toujours nourri d’histoire. J’ai été passionné d’histoire romaine, d’histoire grecque, et bien sûr d’histoire française. Quant à l’idée de me lancer dans le roman historique, la genèse en est un peu plus complexe. J’avais commencé par écrire une série de romans contemporains. Quand les romans contemporains sont des romans de société, ils sont tous destinés à devenir historiques avec le temps, à condition bien sûr qu’on s’en souvienne ! Quelque chose alors m’est apparu : que nous entrions dans une époque où le dépaysement dans l’espace n’existait plus pour la raison qu’on était en communication par la voix et l’image avec tous les coins du monde. Puisque ce dépaysement disparaissait, le vrai dépaysement du roman devenait celui dans le passé.

NRH : Vous avez perçu cela dès les années 1950, bien avant que l’on ne parle des réseaux mondiaux de communication ?

MD : Il y avait une période de l’histoire de France qui me fascinait tout particulièrement, c’était celle des Valois. Les Rois maudits ne sont à vrai dire que le prologue de ce que je voulais faire : j’avais initialement imaginé de faire treize drames sur les treize rois Valois, en les traitant un peu d’une manière shakespearienne – on ne prend jamais ses modèles trop haut ! Mais pour expliquer l’arrivée des Valois au pouvoir, je me suis penché sur la fin des Capétiens directs, et là, j’ai été fasciné par ce que j’ai trouvé et qui était alors inconnu d’un public même cultivé. C’est ce qui m’a fait écrire Le Roi de Fer et les aventures malheureuses de ses trois fils, ainsi que les débuts de la guerre de Cent Ans.

NRH : Quelle méthode avez-vous adoptée ?

MD : J’ai pris un principe : ne jamais transiger sur la vérité historique. Là où nous avons un fait, une date, un lieu, je ne me suis jamais dit « ça n’a pas d’importance, on va les faire se rencontrer ailleurs, c’est plus commode ». Non. J’ai cherché pourquoi les personnages se rencontraient là, en ce moment et dans cette situation. Les quelques paroles transmises par les chroniqueurs suffisent à voir et à comprendre le caractère d’un personnage. Les quelques paroles qu’on a relevées de Philippe le Bel suffisent pour pouvoir bâtir un homme, un roi, dont l’obsession était l’unité de l’État. Avant lui, on avait eu l’unité du territoire avec Philippe Auguste, l’unité de la loi avec Saint Louis. Philippe le Bel a fait l’unité de l’État et à partir de là il y eut désormais une nation française, à laquelle pouvait arriver tous les malheurs mais qui resterait indestructible.

NRH : En vous l’homme de convictions politiques ne fait qu’un avec le romancier : votre Philippe le Bel est obsédé par la grandeur de la France comme d’autres personnages plus récents.

MD : Il est bien évident qu’on a fait le rapprochement entre Philippe le Bel et le général De Gaulle ; mais je l’avais fait moi-même. De Gaulle est le monarque républicain pour qui la liberté du territoire, l’unité de la loi et l’autorité de l’État ont été les principes dominants car ce sont les grands principes qui ont fait la nation française.

NRH : Au-delà du respect scrupuleux de la vérité historique, quelle autre particularité des Rois maudits souligneriez-vous ?

MD : J’ai choisi comme héros principal un méchant pour faire le lien entre les épisodes. Généralement, le héros de roman historique est un redresseur de torts, il délivre la veuve et l’orphelin ou la jeune fille séquestrée. Ici, le héros est un méchant : s’il redresse des torts, ce sont ceux qu’on lui a faits. Je crois que c’est ce qui fait que le personnage « accroche » : il y a du Iago en lui : « Vous allez voir, je vais faire des choses noires… » On est suspendu à son personnage et à l’évolution de son action. C’est, je crois, une des raisons de la bienveillance du public pour ces romans, et cela dans le monde entier.

Ma plus grande surprise et mon plus grand plaisir, c’est en Russie où les vingt millions de volumes ont été dépassés depuis longtemps. Avec les lois soviétiques, je ne peux pas dire que cela m’ait rapporté beaucoup, mais peu importe : être vraiment connu d’un grand peuple est une immense satisfaction. Je ne peux pas passer dans une ville ou une maison de Russie sans qu’on m’y apporte mes livres à signer. L’année dernière, je suis allé à Orenbourg, sur l’Oural, où j’ai une partie de mes racines familiales, j’y ai reçu un accueil absolument merveilleux.

Par ailleurs, j’avais aussi pour ambition d’apprendre quelque chose à mes lecteurs sur le Moyen Âge, sur un certain Moyen Âge, car il y en a eu plusieurs. Je me suis attaché à ce que les détails soient vrais, à ce que les mœurs soient vraies, à ce que l’on comprenne comment vivaient les gens du XIVe siècle, comment ils étaient habillés, logés, quelles étaient leurs habitudes et toutes leurs manières de vivre.

NRH : Qu’est-ce qui vous a donné l’envie, quinze ans après le sixième volume, de reprendre la série avec Quand un roi perd la France ?

MD : Oh ! sans doute un peu d’identité entre ce que je décrivais dans ce roman et ce que je constatais autour de moi, un certain déclin de la France après le gaullisme.

NRH : Le gaullisme est encore aujourd’hui un thème qui trouve en vous une plume de polémiste trempée dans le vitriol. J’ai souvenir d’un article du Figaro où vous ne trouviez pas de termes assez durs pour fustiger ceux qui s’autoproclament héritiers du gaullisme.

MD : Je n’ai pas accepté la défaite de la France en 1940. J’ai été de ceux qui ont fait la retraite, effroyable. J’en ai été marqué pour toute ma vie. Humilié, je ne l’ai pas supporté ; j’ai participé à la Résistance en France puis j’ai rejoint l’Angleterre et le général de Gaulle. Nous, les « Français Libres », gardons les principes fondamentaux du gaullisme : ils tiennent en trois mots qui ont été exprimés, non pas dans l’appel du 18 juin, mais dans le second appel, celui du 22 juin : « L’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la France commandent de continuer le combat. » Toujours, je me suis posé ces trois questions : « Qu’est-ce que commande l’honneur ? Qu’est-ce que commande le bon sens ? Qu’est-ce que commande l’intérêt supérieur ? » J’y ai répondu de mon mieux, comme je le pouvais, dans les diverses situations où la vie m’a placé, ministre, parlementaire, député européen, secrétaire perpétuel de l’Académie française.

C’est une certaine image de l’Académie qui m’a fait agir pour elle de la manière dont je l’ai fait pendant quinze ans, parce qu’elle est elle-même une image de la France. J’ai une définition pour elle : « C’est une grande façade de la France, il faut que ses fenêtres brillent. »

NRH : Malgré la passion que vous avez déployée au service de l’Académie, vous avez passé le flambeau de secrétaire perpétuel. Pourquoi ?

MD : D’abord parce qu’il faut savoir quitter les choses avant qu’elles ne vous quittent. Mais aussi parce que j’avais envie de reprendre ma liberté et de pouvoir écrire vraiment ce que j’avais envie. Quand on est le représentant d’un grand corps, il y a le devoir de réserve. Si polémique que je fusse parfois, il y avait des sujets que je ne pouvais aborder.

NRH : Vous n’auriez pas écrit La France aux ordres d’un cadavre si vous aviez encore été secrétaire perpétuel ?

MD : Non. Certainement pas. Pas plus que les Ordonnances pour un État malade.

NRH : Avez-vous abandonné sans retour le roman historique au profit des essais ?

MD : Oui, sans doute. Et, si j’ai le temps, pour la rédaction d’un certain nombre de souvenirs. J’ai quelques témoignages à donner : j’ai vu pas mal et j’ai fait un peu. Ces témoignages peuvent valoir parce que nous sommes dans un changement complet de temps, d’époque et même d’ère. Je suis né dans un monde, j’ai vécu dans un autre et je m’en irai dans un troisième.

NRH : Au-delà des souvenirs et des témoignages, l’acteur de la politique française que vous fûtes peut-il m’expliquer comment on a pu passer du triomphe bleu blanc rouge du général De Gaulle en mai 1958 aux forêts de drapeaux rouges de la contestation de Mai 1968. Comment dix ans de gaullisme ont-ils accouché de cette étrangeté ?

MD : C’est une question à laquelle j’ai beaucoup réfléchi. Peut-être les peuples se lassent-ils de tout, et même d’être heureux. Certes, les jeunes générations veulent s’affirmer et attrapent des théories qui leur semblent neuves. Mais il y a aussi que nul régime n’est parfait ; il peut commettre des erreurs. À mon avis, il y a eu une grave erreur commise. Le pouvoir gaulliste s’est attaché à réformer les institutions, la diplomatie, la défense, avec un succès remarquable. Mais il a abandonné la culture à la gauche. Malraux, en voulant faire la synthèse de son propre parcours entre communisme et gaullisme, a suivi son penchant de visionnaire. Il a installé les Maisons de la Culture ; or c’est là qu’a commencé à se fabriquer Mai 1968. Il est vrai qu’il y a eu un mouvement similaire dans le monde entier. Mais c’est en France que tout a subitement basculé.

Le grand paradoxe de 1968, c’est que la jeunesse bénéficiaire du régime de consommation s’est révoltée contre la consommation. Il y a des moments ainsi où les peuples, comme les gens, sont saisis d’un coup de folie : mais ce coup de folie a été coûteux. L’effet sur les mœurs a été important. Il faut dire aussi que deux choses dans le même temps ont vraiment changé le monde : la pilule et la télévision. Quand on change les conditions de la procréation, on change toutes les assises d’une société ; la transformation des mœurs, en quelques décennies, a été fantastique.

NRH : Revenons au futur. Que pense l’amoureux de la Grèce que vous êtes de la façon dont l’Europe semble aujourd’hui à la recherche de racines européennes communes ? Voyez-vous quelques lueurs d’espoir de ce côté ?

MD : Vous savez, je fais partie des grands-pères de l’Europe. Mon premier livre, que j’ai écrit à Londres en 1943, était les Lettres d’un Européen. J’y prônais l’union des peuples européens (et j’écrivais, à ce moment-là, qu’il faudrait que l’Allemagne soit réintroduite dans le concert européen), mais je pensais que ça allait se faire plus vite. Illusion de jeunesse ! Unir tellement de peuples, ça demande cent ans. Il y en a cinquante de passés et on n’est pas encore tellement unis. On a mis la charrue avant les bœufs en faisant entrer dix nouveaux membres, au lieu de faire d’abord une Constitution et de leur dire : « Voulez-vous l’accepter ou pas ? »

Aujourd’hui, la grande erreur serait de faire entrer dans l’Union la Turquie, qui n’est pas un pays européen et qui redevient islamique, ce qui n’est pas sans inquiéter. Il serait beaucoup plus intelligent de chercher des formes d’association avec la Russie, parce qu’elle est sur le continent européen. La Russie et l’Union européenne sont complémentaires. Tant qu’on n’aura pas compris ça, on n’aura pas sauvé l’Europe.

Propos recueillis par Patrick Jansen

Crédit photo : DR

Boutique. Voir l’intégralité des numéros : cliquez ici

La Nouvelle Revue d'Histoire