La Nouvelle Revue d'Histoire : "L'histoire à l'endroit". Fondée en 2002 par Dominique Venner et dirigée par Philippe Conrad.

Jacqueline de Romilly fut toujours exemplaire. Première femme élue au Collège de France avant d’entrer à l’Académie française, elle incarne la présence vivante de la Grèce antique qu’elle associe à une exigence créatrice de beauté.

Entretien avec Jacqueline de Romilly

Entretien avec Jacqueline de Romilly

Source : La Nouvelle Revue d’Histoire n°15, novembre-décembre 2005. Pour retrouver ce numéro, rendez-vous sur la e-boutique en cliquant ici.

Jacqueline de Romilly fut toujours exemplaire. Première femme élue au Collège de France avant d’entrer à l’Académie française, elle incarne la présence vivante de la Grèce antique qu’elle associe à une exigence créatrice de beauté.

La plus célèbre de nos hellénistes incarne bien au-delà de la France la présence vivante de la Grèce antique et de sa culture. Le parcours de Mme de Romilly est si connu qu’il n’est pas utile de le détailler. Ce fut celui d’une très bonne élève, puis d’une érudite exemplaire et d’un professeur admiré, auteur de livres indispensables. Première jeune fille reçue au Concours Général, elle fut l’une des premières à entrer à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Par la suite, elle fut la première femme élue au Collège de France, puis la première à entrer à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, en attendant l’élection à l’Académie française. Spécialiste tout d’abord de Thucydide dont elle renouvela la traduction, Jacqueline de Romilly se consacra ensuite aux grands tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide, avant d’en venir à Homère, dont elle a écrit : « Tout vient d’Homère et tout vous y ramène. »

On connaît aussi son combat incessant en faveur de l’enseignement des langues anciennes et le soutien qu’elle apporte toujours à ses jeunes collègues, professeurs de grec et de latin. En dépit de la cécité qui l’a frappée presque totalement depuis plusieurs années, elle continue de travailler activement. Elle a bien voulu nous recevoir chez elle, dans une pièce ensoleillée et fleurie de l’ancien village de Passy, une pièce tapissée de livres du sol au plafond. Les propos que nous avons recueillis et enregistrés étaient prononcés de sa voix profonde, lente, pleine de force, d’humour et d’enthousiasme.

À travers elle, c’est l’esprit du monde antique qui se révélait, comme vécu et perçu de l’intérieur. Notre première question a porté sur ce qui subsiste de la culture antique dans la Grèce d’aujourd’hui.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Depuis la fin du monde antique, les populations vivant sur le sol grec ont connu des ruptures pires sans doute que les nôtres, invasions multiples, longue conquête turque. En dépit de tout cela, quelles relations les Grecs
d’aujourd’hui entretiennent-ils avec leur mémoire ? Leur regard sur l’Antiquité est-il différent du nôtre ?

Jacqueline de Romilly : Il est très difficile de généraliser comme vous me demandez de le faire. Il y a quelques décennies, on sentait chez un certain nombre de Grecs comme une sorte de jalousie à l’égard de l’Antiquité : « Oui, oui, le passé était très beau, mais nous, nous ne sommes pas mal non plus… » À mon avis, cela a changé. Ils ont compris ce que nous devrions comprendre aussi, que leur histoire recelait l’élan intérieur, la force, la découverte qui les avaient fait être eux-mêmes et pouvaient encore les pousser. En s’inscrivant dans la suite de cet élan, ils pouvaient prendre un rôle important. Vous savez que nous subissons une crise terrible des études grecques et latines en France et dans la plupart des pays européens. Les Grecs nous aident. Ils ont conscience de l’enjeu. Ils ont organisé des recontres internationales pour développer les études grecques.

Grâce à la connaissance des langues anciennes, nous pouvons retrouver un stimulant pour aller de l’avant. Il y a une force dans l’invention des notions philosophiques, morales, politiques de l’Athènes ancienne qui nous pousse encore. Cela ne se manifeste pas seulement à travers des concepts mais comme un idéal de vie porté par la littérature, la figure des héros avec leurs qualités poussées à la limite et qui peuvent être les emblèmes de nos sentiments et de notre façon d’agir.

Je suis sûre que cela vit dans le cœur des gens qui en ont connaissance, que cela les porte et que cela les aide.

NRH : La langue grecque classique est-elle largement enseignée aujourd’hui en Grèce dans les collèges, les lycées et les universités ?

JdR : Elle est de nouveau enseignée assez largement, elle pourrait l’être davantage. Il y a eu une période de crise voici une trentaine d’années qui est maintenant dominée.

NRH : Dans l’enseignement supérieur, comment les Grecs d’aujourd’hui considèrent-ils les spécialistes d’autres pays ?

JdR : Dans le domaine des spécialistes, il y a toujours eu des contacts et des relations amicales entres les érudits ou les enseignants des divers pays. Il y avait une fraternité européenne avant même que ne se réalise l’Europe politique. Je peux vous citer un exemple de cette atmosphère : je suis allée, je ne sais combien de fois, à des rencontres sur le thème général d’Homère qui avaient lieu tous les ans dans l’île d’Ithaque, la patrie d’Ulysse. On y retrouvait des savants venus de pays très différents sous la présidence d’un universitaire grec. On y rencontrait des Français, des Anglais, des Autrichiens qui venaient avec deux ou trois
de leurs étudiants. On vivait tous ensemble. L’entente était parfaite.

Je me souviens qu’un jour le savant qui présidait avait fait une conférence sur Homère à la mairie du petit village d’Ithaque. Il y avait là avec nous les paysans de l’île, des gens tout simples. Et, entre les hellénistes étrangers, leurs élèves, les paysans, tout cela se passait dans une totale harmonie due au contact des textes.

NRH : Aujourd’hui, en Grèce, en dehors des hellénistes lit-on l’Iliade et l’Odyssée même de façon partielle ? Ces textes sont-ils vivants ?

JdR : Je ne peux pas répondre précisément à cette question n’ayant pas fait d’enquête sur le sujet. Je crois que oui, c’est le fond même de la culture. Je ne peux pas dire si les gens simples lisent les textes. Il y en a qui ne lisent pas du tout. Que diriez-vous si l’on vous demandait combien de Français lisent Racine ou Chateaubriand ?

NRH : Pourtant, dans vos livres, vous dites que les Grecs trouvaient dans la méditation d’Homère des modèles ou des exemples de vie…

JdR : Les Grecs de la période antique, bien sûr. Mais entre-temps, il y a eu beaucoup d’autres modèles dans la littérature. Cette idée même de modèle nous choque. Elle a surtout besoin d’être retouchée. Le concept de modèle nous heurte parce que nous y voyons l’idée d’un retour en arrière. Mais un modèle ce n’est pas cela. Si on a un modèle dans l’esprit, on ne fait pas nécessairement de l’imitation, on recueille des principes vivants, l’esprit même qui inspirait le modèle.

Quand Thucydide prête à Périclès un discours admirable qui est un éloge de la démocratie athénienne, alors des gens se cassent la tête, écrivent des articles en disant : « Ah ! Mais ça ne se passait pas comme ça… » Bien entendu ! « Tous les démocrates ne pensaient comme ça ! » Bien entendu, tout cela est vrai. Mais ce discours est fixé comme un point idéal qui vous anime et vers lequel on tend. Eh bien, cela peut être la même chose avec Homère, sans que l’on se dise : « Tiens, je vais faire comme Hector… »

Non, ce n’est pas cela. Mais on a vécu dans la compagnie de gens qui avaient de la noblesse. Chacun reçoit une impulsion de ce qui a été indiscutablement le point de départ de la culture européenne.

NRH : Pensez vous que l’Iliade et l’Odyssée pourraient de nouveau non pas servir de modèle, mais d’inspiration ?

JdR : Je le souhaite à tous les moments de ma vie. Et pas seulement l’Iliade et l’Odyssée. L’Athènes du Ve siècle m’est chère aussi. En ce moment, l’Antiquité est à la mode, je pense à certains films, mais ce n’est pas exactement sous la forme d’une inspiration profonde et directe. Quand on explique les textes antiques à des enfants, je sais qu’il se passe quelque chose, il y a comme un éclat. Leurs souvenirs persistent. Ils nourrissent à leur insu leurs pensées et leurs rêves.

Je crois que nous ne sommes pas formés uniquement par le spectacle de la rue, par le journal, mais aussi par les œuvres que nous avons lues, par une longue mémoire de pensées belles et curieuses.

NRH : Mais cette mémoire est-elle transmise comme une culture morte ou comme une culture vivante ?

JdR : Peut-on vraiment parler de culture morte et de culture vivante ? Oui, bien sûr, quelqu’un dans la rue peut penser que je m’intéresse à des vieilles choses complètement périmées sans rapport avec la vie. Mais si vous expliquez à des élèves comment dans l’Iliade Hector se sépare d’Andromaque, cette scène est tout aussi émouvante que les plus belles histoires des romans d’aujourd’hui racontant une semblable séparation.

Quand on rencontre les textes, ils ne sont jamais morts, ils ne peuvent pas mourir. Les Anciens avaient une lecture beaucoup moins critique que la nôtre. Ils étudiaient les textes pour en découvrir les beautés.

NRH : Vous avez écrit plusieurs fois que les poèmes homériques sont un peu la source de tout. Ne trouve-t-on pas par exemple dans l’Iliade, à l’occasion des obsèques de Patrocle, l’origine des Jeux olympiques ?

JdR : Les jeux organisés en mémoire de Patrocle ont pour intention de célébrer par quelque chose de beau et de durable la personne disparue, dans l’espoir qu’elle ne s’éteigne pas. Il est donc normal d’organiser une cérémonie. Nous célébrons bien en l’honneur d’un mort une grand-messe, indépendamment de l’intention religieuse. Les Jeux olympiques sont vraisemblablement nés de banquets et de rites funéraires simples. Mais si, de nos jours, on organise un repas après avoir enterré un être cher, cela ne signifie pas que l’on célèbre la gloire de la nourriture. Cela veut dire que l’on veut célébrer ce moment-là et que l’on entend prolonger le souvenir du défunt.

NRH : N’est-ce pas curieux de placer une fête à la gloire des corps au centre d’un rite funéraire ?

JdR : En réalité, ce que l’on célébrait, c’était le souvenir d’une personne qui avait incarné un certain idéal. Pour les Grecs, tout était concours. La tragédie elle-même était un concours. Les Grecs avaient le désir de faire jaillir ce qu’il y a de plus parfait en l’homme sous toutes ses formes. Depuis toujours, ils ont eu le respect de la perfection et des exploits physiques. L’autre jour, j’ai été scandalisée d’entendre dire que le christianisme avait rétabli l’importance du corps. Cet argument s’appuyait sur un mot de Platon disant que le corps est le tombeau de l’âme. C’est évidemment une interprétation réductrice de textes philosophiques qui n’ont pas eu l’influence qu’on leur prête. Le corps n’a pas cessé d’être célébré dans le monde grec. Pensons à son importance dans la sculpture. La beauté des athlètes a constamment inspiré l’art. L’idée très importante que tout effort pour se dépasser est beau et bon a été un ferment pour la culture de la Grèce ancienne depuis Homère.

NRH : Après avoir consacré tant d’années à la culture grecque et à sa défense, comment voyez-vous l’avenir ?

JdR : J’ai un mal fou à défendre l’enseignement du grec. Je devrais être écrasée de pessimisme. Tout le monde m’attaque avec mon grec en disant : « Mais c’était une civilisation épouvantable, les femmes n’avaient pas de droits politiques, il y avait des esclaves, et vous avez tué Socrate… » On retrouve partout et toujours ces trois objections. Alors, je suis obligée de leur répondre. À mon âge, je peux témoigner, quand j’étais jeune en France, au XXe siècle, les femmes n’avaient pas le droit de vote. On ne peut pas demander aux Grecs du Ve ou du VIIe siècle d’avoir tout inventé ! Les esclaves, quantité de pays en ont encore, et il n’y a pas si longtemps que cela a disparu de chez nous. Quant à la mort de Socrate, qui l’a dénoncée ? Ce n’est pas la Ligue des droits de l’homme, c’est Platon ! *

Les Grecs ont bien entendu fait des choses condamnables. Mais ce qu’ils ont créé est tellement magnifique et tellement neuf qu’il est impossible de ne pas leur en être reconnaissants et de ne pas nous en inspirer.

NRH : Le défaut n’est-il pas de porter un regard moral sur l’histoire ?

JdR : Je distinguerai deux domaines. Porter un jugement moral sur l’histoire est une chose qui concerne les historiens et qui, à mon avis, n’a pas grand sens. Mais tirer de l’histoire des leçons morales, même de façon inconsciente, c’est notre vie et notre espérance.

Entretien recueilli Par Pauline Lecomte

Crédit photo : DR

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